ENTRETIEN. L'essayiste Guillaume Travers consacre à l'historien Ernst Kantorowicz, penseur incontournable associé à la révolution conservatrice allemande, un "Qui suis-je ?" paru aux éditions Pardès. Aussi exigeant qu'enrichissant.

Front populaire : Comment expliquez-vous que Kantorowicz soit un "des plus grands historiens du 20e siècle", célébré par des intellectuels aussi profonds que Pierre Legendre, et qu'il soit si peu connu, cité, étudié ?
Guillaume Travers : Le cas Kantorowicz est un peu paradoxal. Son maître-livre, Les Deux Corps du roi, est mondialement reconnu comme l’un des plus grands ouvrages d’histoire – et, par extension, de science politique – du XXe siècle. Mais c’est aussi un livre d’accès extraordinairement compliqué, qui requiert un peu de préparation avant d’être lu. En France, Legendre l’a beaucoup lu, et a contribué à le faire traduire. Mais des penseurs tels que Marcel Gauchet ou Jacques Le Goff l’ont aussi considéré comme incontournable pour comprendre la genèse de l’Etat ou l’iconographie médiévale.
FP : Romantique, Réactionnaire, proche de la révolution conservatrice allemande, sympathisant nazi... tout a été dit sur Kantorowicz. Difficile au profane de se faire une idée. Qu'en est-il ?
GT : Il y a deux grandes parties de la vie de Kantorowicz. Superficiellement, elles paraissent être totalement disjointes, même si de très nombreux thèmes et centres d’intérêts les relient. L’historien qui publie Les Deux Corps du roi en 1957 est professeur dans la prestigieuse université américaine de Princeton. Il publie des articles savants dans des revues scientifiques, et correspond avec nombre de très grands esprits (l’historien de l’art Erwin Panofski, etc.).
Mais avant d’être exilé aux Etats-Unis, Kantorowicz a passé les premières quarante années de sa vie en Allemagne. Là, il a d’abord été un fervent nationaliste, combattant valeureux durant la Première Guerre mondiale puis dans les Corps francs après-guerre. Surtout, dans les années 1920, il a pris part à une aventure intellectuelle très intense, au sein du cercle animé par le poète Stefan George. Les relations qu’ils noue alors le rattachent très nettement à cette vaste mouvance que l’on nomme « révolution conservatrice » : des hommes qui, au cœur d’un pays en plein délitement, entendent faire revivre des valeurs primordiales sous des formes nouvelles. George va inspirer à Kantorowicz son premier grand livre, sa biographie de l’Empereur Frédéric II Hohenstaufen. Cet ouvrage est un tour de force : non seulement c’est un immense livre d’histoire, qui exploite quantité de sources jusqu’alors négligées (mythes, iconographies, etc.) ; mais c’est une somme qui se lit comme un roman et qui baigne, précisément, dans cet esprit révolutionnaire-conservateur. Ce qui transparaît à chaque page, c’est le souffle porté par le « grand homme » qui peut toujours ressurgir.
Evacuons enfin la question du nazisme, qui est ridicule : certes, un certain nombre de dignitaire nazis ont lu et aimé le Frédéric II, mais Kantorowicz, issue d’une famille juive, a dû se mettre en retrait de l’université dès l’accession au pouvoir de Hitler, avant d’être contraint à l’exil.
FP : Vous dites que Kantorowicz est influencé par "la vision nietzschéenne de l'histoire" contre le courant positiviste (l'historisme) qui domine à l'époque. Qu'est-ce à dire ?
GT : Au XIXe siècle, l’histoire a voulu s’affirmer comme science, parfois à l’image d’une science exacte. Il fallait disséquer les sources à la matière d’un anatomiste, jeter sur elles un regard purement extérieur et toujours critique, afin de distinguer ce qui pouvait, ou non, être affirmé de manière exacte. Dans sa Seconde considération inactuelle, Nietzsche critique violemment cette conception de l’histoire : pour lui, l’approche purement critique des sources dévitalise l’histoire. Les hommes connaissent beaucoup de faits, mais ils n’en voient plus la force intérieure. L’histoire comme science n’est plus capable de rien insuffler de grand. George et tous les membres de son cercle, dont Kantorowicz, entendent au contraire revaloriser une histoire vivante, capable de toucher l’âme au plus profond. Le Frédéric II s’inscrit parfaitement dans cette vision de l’histoire. Notons aussi qu’en voulant comprendre l’histoire de l’intérieur, on s’ouvre naturellement à des sources nouvelles, qu’une histoire scientiste néglige. C’est le cas des mythes. Kantorowicz étudie par exemple les croyances populaires relatives à l’existence d’un « empereur caché » (qui est un thème récurrent dans la tradition européenne). En se penchant sur ce sujet, l’enjeu n’est pas de savoir s’il y a réellement ou non un empereur caché quelque part, mais ce que cette croyance implique dans le domaine des représentations, ce qu’elle nous dit du monde social. En ce sens, Kantorowicz est aussi pionnier de l’histoire des mentalités.
FP : Que faut-il comprendre de son maitre-ouvrage : Les Deux Corps du roi et son apport à la théologie politique ?
GT : Si l’on veut résumer à très grands traits, disons que c’est un livre qui permet de retracer une étape-clé – à mes yeux, la plus importante – de la genèse de l’Etat moderne. Dans le monde féodal, les relations entre les hommes sont toujours personnelles. Le roi est roi en vertu de son appartenance à une certaine lignée, et le fonctionnement des institutions est comme suspendu lorsque le roi meurt. Il n’y a pas de fonctionnaires qui durent par-delà les souverains, mais des charges qui ont été confiées personnellement par tel roi ou tel suzerain. Il n’y a pas de trésor public distinct de la fortune privée du roi. Bref, l’idée d’un Etat impersonnel, existant indépendamment de tout roi particulier, qui se perpétue lorsqu’un souverain disparaît, n’existe pas. Kantorowicz retrace les diverses évolutions qui mènent à l’avènement de cet Etat impersonnel. Et sa grande thèse le rattache directement à la théologie politique : il montre que les représentations qui ont permis aux premiers légistes de penser l’Etat comme impersonnel et permanent ont été empruntées à la théologie. Pour le dire simplement : la première institution impersonnelle et permanente a été l’Eglise, qui existe indépendamment des papes ou des évêques particuliers. L’Etat moderne est calqué sur des formes empruntées à la sphère théologique.
FP : Quelle a été la postérité de Kantorowicz sur le plan de l'étude historique ?
GT : La postérité est grande chez les médiévistes. Mais, plus spécifiquement, Kantorowicz a inspiré toute une école d’historiens, notamment aux Etats-Unis, qu’on appelle les « cérémonialistes », et dont le plus grand représentant est certainement Ralph Giesey. Dans les grandes lignes, ces historiens étudient la manière dont le pouvoir royal se met en scène, et ce que ces représentations disent de la nature de l’Etat. Plus le dire simplement : plus l’Etat devient impersonnel, plus il a besoin de décorum pour se rendre visible. À l’extrême, un roi comme Louis XIV est en représentation permanente : il n’est plus jamais un homme privé, mais toujours un homme public. Chaque instant de sa vie, ce n’est plus l’individu privé qui vit, mais l’Etat à travers lui. Comprendre cela permet de jeter un regard nouveau sur les cérémonies royales, sur l’iconographie, etc.