Pour qui, pour quoi travaillons-nous ? (2013) est un recueil d’écrits de Jacques Ellul, choisis et présentés par Michel Hourcade, Jean-Pierre Jézéquel et Gérard Paul, visant à répondre à certaines interrogations sur la place qu’occupe le travail dans la société contemporaine.

Dans ces textes, Ellul développe une réflexion anthropologique sur le travail, sur ses relations avec la nécessité, la liberté et la technique, s’appuyant sur les travaux de divers auteurs, philosophes et politologues.
Ce qu’il faut retenir :
Le travail, autrefois considéré comme un signe d’infériorité, est devenu, à partir du XIXe siècle, une vertu, perçu comme une activité libératrice. La religion a ainsi évolué, présentant le travail comme un moyen d’atteindre le salut. Il faut cependant cesser d’associer le travail à un commandement de Dieu. Le travail doit être à nouveau lié à la vocation, c’est-à-dire qu’il doit devenir une activité pleine de sens, de nature spirituelle.
L’automatisation et l’informatisation ont permis de diminuer le temps de travail et, ainsi, l’importance de la force de travail dans l’économie. Cependant, ce gain ne nous a pas conduits vers moins de travail, mais vers plus de consommation.
La technique peut nous conduire tout aussi bien vers le désastre que vers le salut. Le socialisme n’est plus assez vigoureux pour exploiter les vertus libératrices contenues dans le développement de la technique ; il a échoué à démembrer l’État bureaucratisé et centralisé qui nous aliène. Seul un retour vers une conception véritablement chrétienne du travail pourra nous sauver.
Biographie de l’auteur
Jacques Ellul (1912-1994) est un penseur français, essentiellement connu pour son analyse sociologique de la technique et de l’aliénation. Outre son activité d’enseignement en histoire du droit, Ellul est un grand lecteur des Évangiles et un fin connaisseur de la pensée marxienne. Il refuse cependant de se qualifier comme marxiste ou communiste, préférant éviter d’articuler sa pensée à une idéologie, qu’il définit comme une « fossilisation » de la pensée. Ellul décrira d’ailleurs l’État communiste comme un système politique et économique aliénant les travailleurs, ces derniers étant cantonnés à une fonction purement productiviste.
Il est surtout connu pour sa critique de la technique et du « système technicien » ; il estime que ce dernier a pénétré les consciences au point d’imposer ses valeurs et de supplanter toutes celles qui existaient jusqu’alors.
Plan de l’ouvrage
I. Le travail, c’est la liberté
II. De la bible à l’histoire du non-travail
III. Le travail
IV. L’idéologie du travail
V. Les possibilités techniques et le travail
VI. Travail et vocation
VII. Vers la fin du prolétariat ?
VIII. Pour qui, pour quoi travaillons-nous ?
Synthèse de l’ouvrage
I. Le travail, c’est la liberté
Le travail, activité éprouvante et fatigante, n’est pas spontané chez l’homme. Il s’exécute dans le but de satisfaire son orgueil, se divertir, se différencier, mais surtout pour répondre à certaines nécessités. Avant tout, l’homme travaille pour survivre.
Pourtant, le travail, perçu comme un signe d’infériorité dans les anciennes civilisations, a acquis ses lettres de noblesse avec l’avènement de la société bourgeoise au XVIIIe siècle. Selon la morale bourgeoise, le travail, véritable vertu, offre la salvation au perverti et au dévoyé. D’abord exclusivement bourgeoise, la valeur « travail » s’est étendue ensuite à la classe ouvrière, puis à la société tout entière. Depuis les années 1780, l’ouvrier, animé par l’espoir d’être libéré par son travail, a été réduit à sa seule condition de travailleur. Or, « la diffusion de cette admirable morale coïncidait de façon quasi miraculeuse avec les intérêts du bourgeois. Et le pire, c’est que l’ouvrier a fini par y croire, à cette vertu. La morale bourgeoise est devenue morale ouvrière ».
Si « ce sont les bourgeois qui ont inventé la formule de l’éminente dignité du travailleur », c’est le marxisme « qui a conduit le prolétaire dans cette conviction désormais indéracinable ». En effet, la pensée marxienne, pourtant anti-bourgeoise, assimile le travail à une activité moralement récompensée et condamne ceux qui ne travaillent pas. Karl Marx fut, malgré lui, le continuateur du mythe bourgeois du travail et agent de la pénétration de ce mythe dans la classe ouvrière qu’il souhaitait défendre. Les conditions précaires dans lesquelles vivent les ouvriers sont en grande partie engendrées par l’idée selon laquelle le travail leur donnerait accès à la liberté et au pouvoir. « À partir de ce moment, le mythe du travail devient un mythe de gauche ».
II. De la bible à l’histoire du non-travail
Les textes bibliques présentent le travail comme une nécessité, une contrainte ou une peine. Dans le deuxième chapitre du livre de la Genèse, il est écrit que « Le Seigneur Dieu prit l’homme et le conduisit dans le jardin d’Éden pour qu’il le travaille et le garde ». Ce travail ordonné divinement n’a pas vocation à être utile, puisque le jardin donne apparemment ses fruits sans soin particulier de l’homme. Ce n’est que lorsque l’homme est séparé de Dieu que le travail devint une activité pénible. En d’autres termes, la survie, loin de Dieu, a rendu le travail nécessaire et, ainsi, contraignant ; il est le contraire de la liberté. Si le produit du travail est un don de Dieu, le travail, en lui-même, n’est pas profitable.
« Le travail reste donc aléatoire, il n’est pas automatiquement gratifiant. Et Dieu peut donner à celui qui ne fait rien, cependant que celui qui travaille n’a pas forcément de résultats. Nous sommes très loin de l’enthousiasme pour le travail ! »
III. Le travail
Dans le livre de l’ecclésiaste, Qohélet tente de déterminer les bienfaits du travail. Selon lui, le travail permet d’obtenir richesse et pouvoir, alimentant ainsi la vanité humaine, et rien de plus. Autrement dit, Qohélet considère que l’homme ne peut changer sa condition grâce au travail. Ce que l’âme peut modifier, le travail ne le peut pas. Ainsi, lorsqu’une société se compromet en remplaçant l’âme par le travail, elle produit un grand vide qui laisse place aux passions.
Le produit du travail est par ailleurs incertain et aléatoire. Le succès et la récompense ne sont pas corrélés au mérite et l’égalité des chances n’est qu’un mythe qui cache ce que font la chance, le hasard, ou le piston. Selon Qohélet, le travail génère ainsi la jalousie entre les hommes, devenant alors un agent corrupteur des relations humaines. Au lieu de la solidarité, le travail encourage la concurrence et l’hostilité.
Cependant, Qohélet appelle à trouver un certain équilibre en ne renonçant pas entièrement au travail. En effet, si le travail n’est pas une vertu, la paresse, en revanche, est une folie.
IV. L’idéologie du travail
À partir du XVIIe siècle, le travail subit une mutation mentale et morale dans le monde occidental. En Angleterre, en Hollande puis en France, le travail prend une connotation positive, au fur et à mesure que l’économie croît. Avec le développement industriel et l’importance grandissante de l’accumulation du capital, le travail se déshumanise, les conditions de travail se détériorent et les salaires diminuent. S’ajoute à cette tendance un déclin du spirituel dans la société : les classes dirigeantes cessent de croire en Dieu, les ouvriers, anciens paysans relocalisés en ville, abandonnent leurs traditions.
L’existence de Dieu permettait cependant de rendre le travail supportable pour l’ouvrier : « il était tellement facile de dire sans cesse à l’ouvrier exploité que telle était la volonté de Dieu. Que son travail répondait à une vocation, et que chercher à en changer ou à se révolter allait à l’encontre du dessein de Dieu ». « Marx avait de toute évidence raison lorsqu’il appelait la religion “l’opium du peuple” ». Mais, tentant de combler l’absence de croyance et de valeurs, il ne se détourna pas de cette idée et proposa une idéologie de substitution également fondée sur la conviction que l’homme était fait pour le travail.
Ainsi, au XIXe siècle, le travail devint « le père de toutes les vertus » et l’oisiveté, « la mère de tous les vices ». Il ne restait qu’un pas avant d’affirmer que « le travail est la liberté ». La valorisation du travail imprègne ainsi l’ensemble de la société, jusqu’aux mouvements féministes, réclamant pour les femmes un poste salarié, les tâches domestiques n’étant plus considérées comme un travail productif.
V. Les possibilités techniques et le travail
Au passage de la société industrielle à la société technicienne en 1945, les modes de production sont transformés, notamment par l’automatisation et l’informatisation. Avec l’automatisation, la totalité des opérations est effectuée par les machines, réduisant l’homme au rôle de simple surveillant. De même, l’informatisation du travail permet de remplacer l’homme par un ordinateur programmé pour exécuter toutes sortes de consignes sans commettre la moindre erreur.
Grâce à ces mutations, on économise du temps et du travail, ce qui permet d’augmenter infiniment la capacité de production, tout en réduisant le temps de travail. La « force de travail » n’est donc plus indispensable à la production de capital.
Le rôle de l’homme a ainsi considérablement changé. Il n’investit plus son énergie physique, mais est simplement chargé de surveiller, contrôler et aiguiller des circuits. D’un point de vue nerveux, cette situation nouvelle est extrêmement éprouvante pour l’homme. « Il y a une tension psychique et nerveuse extrême et l’on sait que maintenant apparaissent dans la classe ouvrière les maladies caractéristiques de celles des cadres (ulcères d’estomac, stress, maladies cardiovasculaires, manque de sommeil) ».
De cette manière, la croissance de la production repose, non plus sur le travail, mais sur le progrès scientifique et technique. Une réduction massive du temps de travail serait alors envisageable. Pourtant, on a délibérément choisi de ne pas appliquer les moyens techniques disponibles pour soulager les journées de travail des ouvriers ou pour créer de nouveaux emplois.
« Que va devenir l’homme ne travaillant plus à produire une valeur économique correspondant à sa survie ! Est-ce la "civilisation des loisirs" ? Ce serait une catastrophe. »
VI. Travail et vocation
Le travail et la vocation sont deux concepts opposés. Le travail est une nécessité et un moyen de survie, tandis que la vocation est une action, de nature spirituelle, ayant un impact social et collectif qui permet, dans une certaine mesure, de modifier notre expérience du monde. La vocation permet d’apporter un sens au travail. La vie se trouve alors divisée en deux parties, l’une sans valeur, vouée au travail, et l’autre, valorisée par la vocation. Or, puisque le travail ne nous permet plus aujourd’hui d’« unifier notre vie » ni d’« incarner notre vocation », « il est évident qu’il nous faut découvrir une forme d’activité qui exprime notre vocation chrétienne, c’est-à-dire une incarnation de la foi ».
Cependant, quand bien même le travail est vide de sens, l’impossibilité de travailler est bien pire. Le chômage, fruit de l’automatisation et de l’informatisation massives, n’est pas plus une vocation que le travail. « Le chômeur se sent inévitablement exclu, amoindri, minorisé ; sans compter le fait que ses ressources sont insuffisantes ».
De cette manière, le chômage est une forme d’esclavage. L’homme, rongé par l’angoisse et l’incertitude, subit les jugements du corps social, qui ne légitime que les travailleurs. Par ailleurs, le chômage est devenu un moyen de pression sur l’employé, qui craint de perdre son emploi et d’être remplacé par un des chômeurs en réserve.

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