Plus de 500 ans après sa disparition, l’Espagne musulmane continue d’inspirer les poètes du monde islamique. Ils trouvent dans la nostalgie de cet âge d’or du réconfort, mais aussi les mots pour dénoncer les sombres réalités du présent, décrypte le site panarabe “Middle East Eye”.
Dans son poème Grenade de 1961, qui doit son nom à la ville espagnole située au cœur de l’Andalousie, le grand poète syrien Nizar Qabbani [1923-1998] dit à sa bien-aimée : “À l’entrée de l’Alhambra, nous nous sommes rencontrés.”
Cette référence à l’ensemble palatial fortifié de la ville rappelle une ère qui pour de nombreux Arabes constitue l’âge d’or de leur culture. Dans leur mémoire, Al-Andalus [le nom donné aux territoires de la péninsule ibérique et du sud de la France qui, entre 711 et 1492, ont été sous domination musulmane] était un phare dans un continent plongé dans l’obscurité. Un lieu de merveilles architecturales, où existaient une vie intellectuelle florissante et un degré de tolérance religieuse rarement vu ailleurs au Moyen Âge.
LIRE AUSSI : L'ESPAGNE AU TEMPS DES CALIFES. Al Andalus, le paradis perdu de l'islam
Qabbani, comme d’autres poètes d’origines musulmane et arabe, a trouvé refuge dans cette histoire ; dans le souvenir de Al-Andalus, la splendeur arabe reste intacte malgré les réalités sombres du présent. Son sentiment de fierté se reflète succinctement dans ce poème :
D’Abd Al-Wahab Al-Bayati [Irak, 1926-1999] à Mohamed Iqbal [actuel Pakistan, 1877-1938] en passant par Ahmed Shawqi [Égypte, 1868-1932] , Adonis [Syrie, né en 1930] et Mahmoud Darwish [Palestine, 1941-2008] : Al-Andalus a été telle l’Atlantide, image d’un joyau perdu mais, surtout, d’une étoile polaire susceptible de guider les civilisations arabes et musulmanes vers leurs gloires passées après les dommages infligés par la colonisation et les régimes arabes modernes.

Al-Andalus : quand la péninsule ibérique était sous domination musulmane (711-1492) COURRIER INTERNATIONAL D’APRÈS “L’HISTOIRE”
Si les musulmans ont perdu le contrôle physique de leurs territoires en Espagne en 1492 et que les chrétiens victorieux se sont efforcés d’effacer leur souvenir, la profondeur de la culture islamique sur la péninsule Ibérique s’est révélée difficile à effacer de la mémoire culturelle européenne. Cela tient en partie à l’impact profond qu’a eu l’Espagne musulmane sur la pensée européenne, avec des intellectuels tels qu’Ibn Rochd (Averroès) qui ont ensuite influencé les penseurs chrétiens tels que Thomas d’Aquin.
Un contre-argument à la colonisation
L’existence d’une civilisation musulmane avancée en Espagne, consignée par les Européens eux-mêmes, a fourni un contre-argument puissant aux impérialistes du continent qui ont justifié leurs efforts coloniaux dans le monde islamique aux XIXe et XXe siècles par la nécessité de civiliser des populations autochtones sous-développées.
“La Grande-Bretagne et la France ont justifié leurs conquêtes coloniales en affirmant qu’elles libéraient en fait les peuples colonisés… et leur offraient la civilisation, le développement économique, des droits et l’éducation”, commente Yaseen Noorani, professeur à l’université de l’Arizona. Al-Andalus avait “véritablement accompli toutes les choses que les Européens prétendaient [réaliser dans] leurs colonies”, selon lui.
Il n’est donc pas surprenant que tant de poètes de l’Inde à l’Égypte, pays en proie à l’ingérence européenne, ont trouvé du réconfort dans l’idéal d’Al-Andalus et ont convoqué son souvenir pour rappeler à leurs peuples un passé arabe et islamique glorieux.
Quand l’islam andalou éclairait l’Europe
Comme l’écrit Yaseen Noorani [dans un article publié en 1999 dans l’International Journal of Middle East Studies], ce souvenir a voyagé bien au-delà du monde arabe.
Poète de langues perse et ourdou et père spirituel de l’État du Pakistan, Mohamed Iqbal s’est rendu en Andalousie en plein cœur de la lutte pour l’indépendance indienne en 1933 et a prié à la grande mosquée de Cordoue, depuis longtemps convertie en cathédrale.
PARTENARIAT“Une autre histoire du monde” au Mucem
Jusqu’au 11 mars 2024, le musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Mucem), à Marseille, propose d’explorer des récits alternatifs de l’histoire du monde, distincts de la perspective occidentale. Au fil de quelque 150 œuvres ou objets (sculptures, peintures, textiles, cartes, artefacts archéologiques, manuscrits…), cette exposition nous propose de décentrer notre regard, de regarder sous des prismes renouvelés les siècles passés, du XIIIe siècle jusqu’à aujourd’hui. L’occasion de redécouvrir l’histoire de l’humanité selon des perspectives africaines, asiatiques, américaines ou bien océaniennes, et de constater que la mondialisation n’a pas été une aventure seulement européenne, lancée avec les grands navigateurs de la Renaissance.
Cette visite lui a inspiré son poème Masjid-i Qurtubah, dans lequel il décrit l’impact instructif de l’islam andalou sur l’Europe. “Flot des eaux du Guadalquivir / sur tes rives se tient quelqu’un qui rêve d’un autre temps. / Un nouveau monde se trouve derrière le rideau du décret divin ; / Son aube se dévoile à mon regard. / Si je soulevais le voile du visage de mes pensées / l’Europe ne résisterait pas au génie de mon fils.”
L’idée d’Al-Andalus, renforcée par les poètes qui ont vécu lors de son apogée, fournit un contraste aux circonstances dans lesquelles de nombreux écrivains arabes se sont retrouvés au XXe siècle.
Le symbole de ce qui pourrait être
Pour les poètes arabes de l’époque de Qabbani, les sources de joie et de fierté étaient peu nombreuses alors que les États arabes étaient à la traîne de l’Europe en matière de développement matériel et de stabilité politique. Bien qu’ayant été diplomate dans sa jeunesse, le poète syrien est devenu un franc critique des gouvernements arabes en raison de leur manière d’étouffer les libertés, de leur incapacité à résoudre la crise palestinienne et d’assurer le développement économique de leurs pays.
Dans ce contexte, Al-Andalus est devenu le symbole de ce qui pourrait être. Professeur au Connecticut College et auteur, Waed Athamneh écrit qu’“Al-Andalus a toujours été et sera toujours les [ruines] sur lesquelles certains poètes arabes pleureront, la demeure de l’être cher qui n’est plus là… L’Espagne est le paradis perdu.”
Cette envie d’une vie meilleure ancrée dans la nostalgie d’Al-Andalus continue à influencer les œuvres des poètes et écrivains arabes. Cependant, les idéalisations d’Al-Andalus ne sont que cela justement, des idéalisations. À quel point la réalité d’Al-Andalus correspond à cette nostalgie fait débat parmi les intellectuels arabes.
Abdelkhak Najmi, chercheur et traducteur marocain qui vit à Grenade, dresse des parallèles entre la politique d’Al-Andalus et les échecs des États arabes d’aujourd’hui. “On sait qu’à Al-Andalus, il y avait aussi à l’époque des taïfas [émirats indépendants], des dirigeants musulmans divisés, se battant toujours les uns contre les autres et, dans certains cas, s’alliant avec des ennemis castillans”, explique-t-il. “C’est ce qui se passe aujourd’hui en Libye, par exemple, ou au Yémen”, poursuit-il.
Cette confrontation avec la réalité remet en perspective le souvenir d’Al-Andalus, qui n’est pas tant un objectif historique à reproduire qu’un instrument littéraire parfait pour évoquer les problèmes contemporains.
Réalité mise à part, cet outil littéraire est fréquemment convoqué par les poètes pour parler de colonisation ou de la perte de leur patrie, comme l’a fait Mahmoud Darwish, qui établit des parallèles entre la perte de la Palestine et celle d’Al-Andalus.
“Dans chaque poète, il y a un Andalou”, aurait dit Darwish dans une interview en 1991, et dans son poème Les Violons, il écrit : “Les violons pleurent les Arabes qui sortent de l’Andalousie / Les violons pleurent un temps perdu qui ne reviendra pas / Les violons pleurent une patrie perdue qui peut-être reviendra”
Dans la perte de l’Espagne arabe en 1492 et la nostalgie née de cette perte, Mahmoud Darwish entrevoit le sort de sa propre patrie palestinienne. “Je suis l’Adam des deux édens/ L’un et l’autre perdus.”
Bianca Carrera
Dans son poème Grenade de 1961, qui doit son nom à la ville espagnole située au cœur de l’Andalousie, le grand poète syrien Nizar Qabbani [1923-1998] dit à sa bien-aimée : “À l’entrée de l’Alhambra, nous nous sommes rencontrés.”
Cette référence à l’ensemble palatial fortifié de la ville rappelle une ère qui pour de nombreux Arabes constitue l’âge d’or de leur culture. Dans leur mémoire, Al-Andalus [le nom donné aux territoires de la péninsule ibérique et du sud de la France qui, entre 711 et 1492, ont été sous domination musulmane] était un phare dans un continent plongé dans l’obscurité. Un lieu de merveilles architecturales, où existaient une vie intellectuelle florissante et un degré de tolérance religieuse rarement vu ailleurs au Moyen Âge.
LIRE AUSSI : L'ESPAGNE AU TEMPS DES CALIFES. Al Andalus, le paradis perdu de l'islam
Qabbani, comme d’autres poètes d’origines musulmane et arabe, a trouvé refuge dans cette histoire ; dans le souvenir de Al-Andalus, la splendeur arabe reste intacte malgré les réalités sombres du présent. Son sentiment de fierté se reflète succinctement dans ce poème :
“Elle a dit : Alhambra ! Orgueil resplendissant de mes ancêtres, / Sur ses murs se lisent mes gloires qui brillent et s’affichent.”
L’étoile polaire montrant la voieD’Abd Al-Wahab Al-Bayati [Irak, 1926-1999] à Mohamed Iqbal [actuel Pakistan, 1877-1938] en passant par Ahmed Shawqi [Égypte, 1868-1932] , Adonis [Syrie, né en 1930] et Mahmoud Darwish [Palestine, 1941-2008] : Al-Andalus a été telle l’Atlantide, image d’un joyau perdu mais, surtout, d’une étoile polaire susceptible de guider les civilisations arabes et musulmanes vers leurs gloires passées après les dommages infligés par la colonisation et les régimes arabes modernes.

Al-Andalus : quand la péninsule ibérique était sous domination musulmane (711-1492) COURRIER INTERNATIONAL D’APRÈS “L’HISTOIRE”
Si les musulmans ont perdu le contrôle physique de leurs territoires en Espagne en 1492 et que les chrétiens victorieux se sont efforcés d’effacer leur souvenir, la profondeur de la culture islamique sur la péninsule Ibérique s’est révélée difficile à effacer de la mémoire culturelle européenne. Cela tient en partie à l’impact profond qu’a eu l’Espagne musulmane sur la pensée européenne, avec des intellectuels tels qu’Ibn Rochd (Averroès) qui ont ensuite influencé les penseurs chrétiens tels que Thomas d’Aquin.
Un contre-argument à la colonisation
L’existence d’une civilisation musulmane avancée en Espagne, consignée par les Européens eux-mêmes, a fourni un contre-argument puissant aux impérialistes du continent qui ont justifié leurs efforts coloniaux dans le monde islamique aux XIXe et XXe siècles par la nécessité de civiliser des populations autochtones sous-développées.
“La Grande-Bretagne et la France ont justifié leurs conquêtes coloniales en affirmant qu’elles libéraient en fait les peuples colonisés… et leur offraient la civilisation, le développement économique, des droits et l’éducation”, commente Yaseen Noorani, professeur à l’université de l’Arizona. Al-Andalus avait “véritablement accompli toutes les choses que les Européens prétendaient [réaliser dans] leurs colonies”, selon lui.
Il n’est donc pas surprenant que tant de poètes de l’Inde à l’Égypte, pays en proie à l’ingérence européenne, ont trouvé du réconfort dans l’idéal d’Al-Andalus et ont convoqué son souvenir pour rappeler à leurs peuples un passé arabe et islamique glorieux.
Quand l’islam andalou éclairait l’Europe
Comme l’écrit Yaseen Noorani [dans un article publié en 1999 dans l’International Journal of Middle East Studies], ce souvenir a voyagé bien au-delà du monde arabe.
Poète de langues perse et ourdou et père spirituel de l’État du Pakistan, Mohamed Iqbal s’est rendu en Andalousie en plein cœur de la lutte pour l’indépendance indienne en 1933 et a prié à la grande mosquée de Cordoue, depuis longtemps convertie en cathédrale.
PARTENARIAT“Une autre histoire du monde” au Mucem
Jusqu’au 11 mars 2024, le musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Mucem), à Marseille, propose d’explorer des récits alternatifs de l’histoire du monde, distincts de la perspective occidentale. Au fil de quelque 150 œuvres ou objets (sculptures, peintures, textiles, cartes, artefacts archéologiques, manuscrits…), cette exposition nous propose de décentrer notre regard, de regarder sous des prismes renouvelés les siècles passés, du XIIIe siècle jusqu’à aujourd’hui. L’occasion de redécouvrir l’histoire de l’humanité selon des perspectives africaines, asiatiques, américaines ou bien océaniennes, et de constater que la mondialisation n’a pas été une aventure seulement européenne, lancée avec les grands navigateurs de la Renaissance.
Cette visite lui a inspiré son poème Masjid-i Qurtubah, dans lequel il décrit l’impact instructif de l’islam andalou sur l’Europe. “Flot des eaux du Guadalquivir / sur tes rives se tient quelqu’un qui rêve d’un autre temps. / Un nouveau monde se trouve derrière le rideau du décret divin ; / Son aube se dévoile à mon regard. / Si je soulevais le voile du visage de mes pensées / l’Europe ne résisterait pas au génie de mon fils.”
L’idée d’Al-Andalus, renforcée par les poètes qui ont vécu lors de son apogée, fournit un contraste aux circonstances dans lesquelles de nombreux écrivains arabes se sont retrouvés au XXe siècle.
Le symbole de ce qui pourrait être
Pour les poètes arabes de l’époque de Qabbani, les sources de joie et de fierté étaient peu nombreuses alors que les États arabes étaient à la traîne de l’Europe en matière de développement matériel et de stabilité politique. Bien qu’ayant été diplomate dans sa jeunesse, le poète syrien est devenu un franc critique des gouvernements arabes en raison de leur manière d’étouffer les libertés, de leur incapacité à résoudre la crise palestinienne et d’assurer le développement économique de leurs pays.
Dans ce contexte, Al-Andalus est devenu le symbole de ce qui pourrait être. Professeur au Connecticut College et auteur, Waed Athamneh écrit qu’“Al-Andalus a toujours été et sera toujours les [ruines] sur lesquelles certains poètes arabes pleureront, la demeure de l’être cher qui n’est plus là… L’Espagne est le paradis perdu.”
Cette envie d’une vie meilleure ancrée dans la nostalgie d’Al-Andalus continue à influencer les œuvres des poètes et écrivains arabes. Cependant, les idéalisations d’Al-Andalus ne sont que cela justement, des idéalisations. À quel point la réalité d’Al-Andalus correspond à cette nostalgie fait débat parmi les intellectuels arabes.
Abdelkhak Najmi, chercheur et traducteur marocain qui vit à Grenade, dresse des parallèles entre la politique d’Al-Andalus et les échecs des États arabes d’aujourd’hui. “On sait qu’à Al-Andalus, il y avait aussi à l’époque des taïfas [émirats indépendants], des dirigeants musulmans divisés, se battant toujours les uns contre les autres et, dans certains cas, s’alliant avec des ennemis castillans”, explique-t-il. “C’est ce qui se passe aujourd’hui en Libye, par exemple, ou au Yémen”, poursuit-il.
“Certains disent […] que le monde arabe vit comme sous les taïfas. Certains pays arabes s’allient à des puissances étrangères pour diviser et occuper d’autres pays arabes.”
Nostalgie de la patrie perdueCette confrontation avec la réalité remet en perspective le souvenir d’Al-Andalus, qui n’est pas tant un objectif historique à reproduire qu’un instrument littéraire parfait pour évoquer les problèmes contemporains.
Réalité mise à part, cet outil littéraire est fréquemment convoqué par les poètes pour parler de colonisation ou de la perte de leur patrie, comme l’a fait Mahmoud Darwish, qui établit des parallèles entre la perte de la Palestine et celle d’Al-Andalus.
“Dans chaque poète, il y a un Andalou”, aurait dit Darwish dans une interview en 1991, et dans son poème Les Violons, il écrit : “Les violons pleurent les Arabes qui sortent de l’Andalousie / Les violons pleurent un temps perdu qui ne reviendra pas / Les violons pleurent une patrie perdue qui peut-être reviendra”
Dans la perte de l’Espagne arabe en 1492 et la nostalgie née de cette perte, Mahmoud Darwish entrevoit le sort de sa propre patrie palestinienne. “Je suis l’Adam des deux édens/ L’un et l’autre perdus.”
Bianca Carrera

.كأننا في استحضار مجد الماضي تبرير لتخلفنا


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