En digérant la révolution numérique, le capitalisme a réduit le désir à la pulsion. On sous-estime probablement les conséquences à long terme de ce processus de régression anthropologique. L’humanité a mis des millénaires à passer de la barbarie à la civilisation. Le chemin inverse sera plus court.

« Je cherche l’or du temps. » André Breton (épitaphe)
Existe-t-il pire crime que le viol de conscience ? Ce qu’on appelait au XXe siècle le « bourrage de crâne » au sujet de la propagande de guerre n’est pas mort avec les totalitarismes. Il a simplement muté pour investir les technologies de l’information. La révolution numérique était pleine de promesses… pour l’heure déçues. La chose était prévisible. Ces technologies ont été développées dans un écosystème productif capitaliste, dont la logique repose sur le profit, l’accumulation et la fuite en avant prédatrice. De quoi transformer toute potentialité d’émancipation collective en une réalité de contrôle et d’aliénation individuelle.
La ruée vers l’or
Notre civilisation numérique est désormais fondée sur l’or des données, leur collecte et leur utilisation. Sept des dix premières entreprises ayant la plus grande capitalisation boursière sont des plateformes numériques : GAFAM et BATX ont remplacé PetroChina, Exxon, General Electric, Gazprom, etc. Le capitalisme numérique est donc un data-capitalisme. Les données personnelles ont souvent été comparées au pétrole de cette économie à venir, nécessaire à toute production, et accordant une richesse inégalée à ceux qui sont capables à la fois de les détenir, et de les « raffiner ».
Les modèles comportementaux et prédictifs reposent sur le data mining, soit la capacité à « faire émerger l’or de la boue, le signal dans le bruit (1) ». À l’origine de cette exploitation, une idée : comprendre les comportements pour mieux les prévoir et les influencer. Avec deux objectifs qui sont comme les deux faces d’une même pièce diabolique : la surveillance pour les ordres autoritaires et la captation du temps d’attention pour l’économie capitaliste. Le forage pour le pétrole des données masque difficilement la ruée vers « l’or du temps ». Le sociologue allemand Hartmut Rosa a étudié le phénomène « d’accélération sociale (2) » pour décrire le mécanisme à l’œuvre dans la transformation des sociétés par le progrès numérique : le progrès technologique devait décupler le temps libre, or… personne n’a plus le temps de rien. Faire plusieurs choses en même temps et plus vite est devenu une nécessité pour chacun dans sa vie professionnelle et personnelle, et le signe d’une fuite en avant généralisée (3).
L’économiste Renaud Vignes (4) a analysé à quel point le temps est devenu une denrée précieuse qui justifie les moyens pharaoniques mis pour le capter. Il représente une ressource vitale pour la forme moderne du technocapitalisme né de la révolution numérique (data-capitalisme). Les libertaires avaient rêvé la grande économie numérique du partage, le capitalisme l’a digérée pour en faire une forme d’économie prédatrice de l’attention, transformant le cerveau en objet et l’esprit humain en marchandise. Chacun se souvient de l’excès d’honnêteté de Patrick Le Lay, président-directeur général de la chaîne de télévision TF1 entre 1988 et 2008, avouant ouvertement : « Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible (5). » Du temps de cerveau humain disponible, c’est-à-dire… du temps d’attention.
L’économie de l’attention est née d’une problématique très précise : « l’incompatibilité du cyberespace et du cybertemps (6) ». Le cyberespace ? L’ensemble des contenus numériques dont l’étendue est quasi illimitée. Le cybertemps ? Le temps humain d’attention aux contenus numériques. Constatation partagée par le journaliste Philippe Vion-Dury : « Si le volume de productions en tous genres a explosé, notre attention – la part de temps que nous pouvons débloquer pour nous intéresser, lire, regarder, digérer – n’est pas extensible à l’infini (7). » Herbert Simon en expliquait déjà la raison en 1969 : « Les êtres humains, de même que nos ordinateurs actuels, sont essentiellement sériels, ils ne fonctionnent qu’en traitant une chose à la fois. S’ils font attention à une chose, ils ne peuvent pas faire attention en même temps à autre chose. C’est une autre façon de dire que l’attention est rare (8). » Les sollicitions sont légion, l’attention est rare. Ce qui est rare étant précieux, l’attention aurait pu être protégée. Elle a été vendue. Cette asymétrie a donc engendré un marché, une « économie de l’attention (9) ». Mais comment en est-on arrivé là ?
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La manipulation des masses n’a évidemment pas attendu la révolution numérique. Cette dernière lui a simplement donné des moyens techniques d’aliénation sans précédent. La transition de phase entre un capitalisme libéral industriel et un capitalisme consumériste de masse se met en place dans la première moitié du XXe siècle aux États-Unis (10). Elle suppose de canaliser le désir des individus et de le réorienter vers les marchandises. Cela commence dans les années 1920 à travers le développement de ce que Horkheimer et Adorno appelleront au mi-temps du XXe siècle les « industries culturelles ».
À l’époque, Edward Bernays – neveu de Sigmund Freud et figure archétypale de cette aventure – étudie les conditions de désirabilité des objets et les mécanismes de canalisation de l’attention. « Même s’il n’a pas théorisé la question comme un processus attentionnel, ce qu’il a aidé à mettre en place, ce sont des mécanismes de marketing visant à capter l’attention en manipulant le désir des consommateurs (11). » Inventeur du marketing moderne – originairement nommé « relations publiques » – Edward Bernays (12) a compris que convaincre rationnellement un individu de consommer ce dont il n’a pas besoin était moins efficace que d’en passer par des mécanismes psychologiques sollicitant son inconscient. Il n’est pas encore question de stimuler la pulsion primale. Hollywood est encore à l’époque une machine à sublimer. Il s’agit d’influencer, de canaliser, d’orienter les imaginaires symboliques ; formes encore « douces » de manipulation de l’esprit. Rappelons à ce stade que, contrairement à une idée reçue promouvant une fausse équivalence, le désir n’est pas la pulsion. Le désir est la pulsion transformée. Le désir consiste à transmuer la pulsion en investissement dans le temps, ce que Freud appelle la « sublimation » et qui est une caractéristique proprement humaine.
La transmutation de la pulsion (nature) en désir (culture) suppose une éducation et la médiation du rapport à l’autre. Or les « industries culturelles » ont pris le parti de sacrifier ce mécanisme culturel (donc de sacrifier la civilisation) de sublimation pour des raisons qui ont à voir avec le processus d’accumulation du capital. « C’est à partir du moment où l’attention est canalisée par les industries culturelles que se pose véritablement la question de la toxicité de sa captation. Le problème vient de ce que, quand on capte l’attention de manière industrielle, on finit par la détruire (13). » En effet, la constitution de l’attention requiert des conditions de singularisation. Par exemple, pour que l’appareil psychique de l’enfant se constitue, il faut que puissent se mettre en place les processus d’identification primaire (familiale) et secondaire (sociale), processus de la formation de la personnalité aujourd’hui court-circuité par les psychotechnologies.
D’une certaine manière, ce que le philosophe Michel Onfray a appelé « l’infantilisation de la société (14) » procède en partie de ces courts-circuits attentionnels qui empêchent à la personnalité adulte de se développer. Attaquer à grande échelle l’attention des individus, c’est donc attaquer à la fois leur rapport à eux-mêmes et aux autres. Une bombe à retardement, déposée dans le for intérieur de chacun. À l’époque d’Edward Bernays, la problématique du capitalisme est moins de produire que de vendre. Il faut des débouchés. La « société de consommation » cherche à émerger. Il s’agit de convertir le troupeau à la consommation de masse. S’amorce alors, dans le champ économique, ce que le psychosociologue russe Serge Tchakhotine a appelé à la même époque, dans le champ politique, « le viol des foules (15) ». Ce viol a été rendu possible par l’exploitation économique des techniques offertes par les découvertes en psychologie, science en développement en ce début de siècle (16).

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