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Pour un catastrophisme éclairé - Jean-Pierre Dupuy

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  • Pour un catastrophisme éclairé - Jean-Pierre Dupuy

    Avec le développement de la société industrielle, l’humanité a aujourd’hui les moyens de s’anéantir elle-même, « soit directement par les armes de destruction massive, soit par l’altération des conditions nécessaires à sa survie ». Nous sommes entrés dans le temps des catastrophes.

    Selon Jean-Pierre Dupuy, ni la théorie du risque, ni la prévention, ni même la précaution ne nous permettent d’y faire face sérieusement. Dans Pour un catastrophisme éclairé (2002), le philosophe nous propose une nouvelle voie, afin de prendre véritablement au sérieux les catastrophes à venir.

    Ce qu’il faut retenir :


    L’humanité est devenue capable de s’anéantir elle-même. Ni la théorie de la rationalité ni le principe de précaution n’ont été capables de constituer une méthode efficace pour faire face aux dangers qui menacent le monde humain. Le véritable obstacle, que ces approches ont ignoré, est l’absence de crédibilité de la catastrophe.

    Pour faire face aux menaces, nous devons ainsi adopter une nouvelle métaphysique, fondant une temporalité adaptée au temps des catastrophes. Rendre la catastrophe crédible implique qu’elle soit inscrite dans l’avenir de façon inéluctable. Elle doit être à la fois possible, mais non réalisée. En somme, la temporalité humaine doit être conçue comme un évitement permanent de la catastrophe, figée en un destin qui, nous l’espérons, ne se produira jamais.

    Biographie de l’auteur


    Jean-Pierre Dupuy (1941-) est un ingénieur et un philosophe français. Diplômé de l’École polytechnique, il y enseigna la philosophie sociale et politique des sciences et techniques jusqu’en 2006. Il est également professeur à l’université de Stanford depuis 1986.

    Inspiré par la critique de la modernité industrielle d’Ivan Illich, Dupuy s’intéresse également à la critique de l’économie politique et à la philosophie sociale anglo-américaine. Puis, à partir de 2001, ses travaux portent en grande partie sur le catastrophisme.

    Avertissement : Ce document est une synthèse de l’ouvrage de référence susvisé, réalisé par les équipes d’Élucid ; il a vocation à retranscrire les grandes idées de cet ouvrage et n’a pas pour finalité de reproduire son contenu. Pour approfondir vos connaissances sur ce sujet, nous vous invitons à acheter l’ouvrage de référence chez votre libraire. La couverture, les images, le titre et autres informations relatives à l’ouvrage de référence susvisé restent la propriété de son éditeur.

    Plan de l’ouvrage


    Le temps des catastrophes
    I. Le risque et la fatalité
    II. Les limites de la rationalité économique
    III. L’embarras de la philosophie morale


    Synthèse de l’ouvrage

    Le temps des catastrophes


    Le 11 septembre 2001, l’impensable s’est produit : le pouvoir croissant des hommes sur le monde, plus spécialement la violence extrême que les hommes peuvent exercer les uns sur les autres, s’est manifesté sous la pire des formes, une catastrophe.

    Comme toute catastrophe, l’évènement du 11 septembre a été vécu comme «l’irruption du possible dans l’impossible », c’est-à-dire comme un évènement devenu possible, alors qu’il ne l’était pas. « Et pourtant, objecte le bon sens, si elle s’est produite c’est bien qu’elle était possible. » En réalité, la catastrophe reste impossible jusqu’à ce qu’elle survienne ; et, à ce moment précis, elle commence, rétroactivement, à avoir toujours été possible. En d’autres termes, « la catastrophe, comme évènement surgissant du néant, ne devient possible qu’en se “possibilisant” ».

    Cette temporalité inversée est au cœur du temps des catastrophes, et rend si difficile de les prévenir puisque, tant que la catastrophe n’est pas advenue, elle n’est pas encore possible et, donc, prévisible, et, si elle n’advient pas, elle est maintenue dans le domaine de l’impossible, et sa prévention apparaît ainsi rétrospectivement inutile. L’urgence, pour prévenir les catastrophes, est donc « conceptuelle avant d’être politique ou éthique ».
    I. Le risque et la fatalité


    1. Un point de vue singulier

    Depuis le XXe siècle, avec le développement de la société industrielle et de la technique, l’humanité est devenue capable de se détruire elle-même, par la guerre nucléaire ou par la dégradation des conditions d’existence de la vie humaine. Ces menaces, gravissimes, ont été désignées par l’expression de « risques », terme cependant fort mal choisi.

    Le terme nous vient de la pensée économique et, plus précisément de la théorie du choix rationnel, qui a été amenée à considérer le cas d’un agent placé devant un avenir incertain. Dans cette perspective, la menace est envisagée comme un risque que l’on prend en pariant sur un évènement aléatoire (à l’instar d’un pari sportif). On peut, cependant, difficilement prévoir la prochaine attaque terroriste majeure ou le prochain tremblement de terre dévastateur comme le résultat d’un jeu de hasard.

    Les sciences sociales, contre le calcul économique, défendent l’application d’un principe de précaution démocratique, selon lequel nous pourrions surmonter l’incertitude créée par les controverses économiques, grâce à la participation du peuple, informé, aux décisions scientifiques. Mais, cette approche se trompe : ce ne sont pas les controverses scientifiques, mais les propriétés intrinsèques des menaces auxquelles nous devons faire face (menace climatique au premier chef) qui sont responsables de cette incertitude.

    La position qui sera ici défendue, celle d’un catastrophisme éclairé, se situe sur un autre plan, celui des théories et des concepts, et de la quête philosophique. Elle prend pour point de départ la pensée d’Ivan Illich, plus précisément, le concept de « contreproductivité » qui est au cœur de la critique illichienne de la société industrielle. Illich distingue deux types de modes de production : le mode de production autonome, lorsque les hommes s’attèlent eux-mêmes à produire ce qu’ils estiment nécessaire ; le mode de production hétéronome, qui poursuit le même but, c’est-à-dire l’autonomie, mais en passant par un détour, c’est-à-dire le recours à des marchandises produites par d’autres.

    Or, selon Illich, le mode de production industrielle tend à séparer la production hétéronome de la production autonome ; ainsi, au lieu de servir une fin (l’autonomie), l’hétéronomie est devenue une fin en elle-même, tournant à vide. Passer un certain seuil, la production hétéronome devient alors «un obstacle à la réalisation des objectifs qu’elle est censée servir : « la médecine corrompt la santé, l’école bêtifie, le transport immobilise », etc. C’est ce cercle vicieux qu’Illich a nommé « contreproductivité ».

    Or, ce mode de développement, scientifique, technique et économique, du monde moderne souffre d’une contradiction rédhibitoire. Ce modèle se croit universel. Pourtant, il atteint des limites certaines : d’une part, les sources d’énergie à bas prix, qui lui sont indispensables, sont en quantité limitée et, d’autre part, notre environnement, ne pouvant absorber à l’infini les pollutions produites, constitue une autre limite (réchauffement climatique). Par conséquent, il est impossible d’étendre le modèle à la planète entière. Ainsi, l’Occident moderne doit choisir entre abandonner ses principes d’universalisation et s’isoler, ou bien inventer un autre mode de rapport au monde, à la nature.

    2. Le détour, la contreproductivité et l’éthique


    La critique de la société industrielle par Illich, par contraste avec les critiques marxistes, heideggérienne, de l’écologie politique, etc., n’a pas pour cible la rationalité instrumentale, mais plutôt la manière dont elle est utilisée, selon ce qu’on appelle la logique du détour. Le détour peut être utile, quand il s’agit de « reculer pour mieux sauter », de faire un sacrifice maintenant pour plus de bénéfices plus tard. Mais, « celui qui est animé par l’esprit du détour […] peut perdre de vue que le détour n’est, précisément, qu’un détour », c’est-à-dire prendre les moyens pour des fins, et oublier la fin recherchée. De cette manière, « l’esprit du détour peut devenir un obstacle majeur à la mise en œuvre de la rationalité instrumentale ».

    Par exemple, la voiture est un moyen, de transport, pour atteindre une fin, réduire ses trajets. Ainsi, un Français moyen consacre plus de quatre heures par jour à sa voiture, pour se déplacer, pour en faire l’entretien ou pour travailler dans les usines ou les bureaux afin d’obtenir les ressources pour son acquisition, son usage et son entretien. Or, on constate que le temps consacré pour se payer cette voiture dépasse largement le temps qu’il lui faudrait pour effectuer tous ses déplacements à vélo (y compris les trajets longs, pour partir en week-end ou en vacances). Autrement dit, en voulant réduire nos temps de trajet, nous perdons plus de temps encore. Ainsi s’exprime l’esprit du détour qui s’est fourvoyé.

    3. La fatalité, le risque et la responsabilité


    Ces maux qui nous assaillent ne sont ni des produits de la nature ni le résultat de la persécution des hommes les uns sur les autres. Leur origine se trouve sur «une troisième voie d’où [notre] propre humanité se menace », selon les termes du philosophe Hans Jonas. Dans la société industrielle, cette troisième voie se présente sous la forme de l’hybris industrielle et technique, caractérisée par l’esprit du détour et la démesure contreproductive que critique Illich.

    Face aux dysfonctionnements produits par la contreproductivité, certains, non-habiles, y voient une fatalité, tandis que d’autres, plus habiles, cherchent des responsables ; enfin, les demi-habiles, gestionnaires du risque et autres économistes de l’assurance, « se croient en terrain connu parce qu’ils ont appris à repérer les figures du hasard probabilisable derrière les apparences du destin ». Or, aucune de ces interprétations n’est satisfaisante. Les menaces qui se dessinent ne sont ni des fatalités – puisque nous sommes responsables – ni des risques – puisque, malgré tout, la menace se présente comme venant d’ailleurs (par exemple, le changement climatique). La solution se trouve dans une quatrième interprétation, selon laquelle il faut faire, « comme si on avait affaire à une fatalité, afin de mieux en détourner le cours ».

    4. L’autonomie de la technique


    Une autre vision de la contreproductivité a été développée par le cybernéticien Heinz von Foerster. Pour décrire le rapport de causalité entre une totalité (par exemple une collectivité) et ses éléments (les individus qui la composent), ce dernier a dégagé la règle suivante : «plus les relations interindividuelles sont rigides, plus le comportement de la totalité apparaîtra aux individus qui la composent comme doté d’une dynamique propre qui échappe à leur maîtrise ». L’idée semble contre-intuitive si on la considère d’un point de vue extérieur au système, mais prend tout son sens lorsqu’on la considère un point de vue intérieur : pour les individus qui composent l’ensemble, la rigidité des comportements créé un sentiment d’impuissance face aux dynamiques internes. Ainsi, selon ce principe d’auto-extériorisation, « le tout semble s’autonomiser par rapport à ses conditions d’émergence et son évolution se figer en destin ».

    Le théorème de von Foerster permet alors d’expliquer comment la technique peut échapper à la maîtrise de l’homme, mais sans faire d’elle un agent vraiment autonome. On trouve les éléments d’une telle analyse chez les économistes, dans leur description des dynamiques mimétiques au sein du marché. L’économie a en effet découvert comment, dans l’autorégulation marchande, l’imitation dans les phénomènes de concurrence a pu favoriser une certaine technique. Contrairement à la conception moderne de l’individu, celui-ci n’est pas immunisé contre l’influence de ses semblables et « les rumeurs les plus absurdes [peuvent] polariser une foule unanime sur l’objet le plus inattendu, chacun trouvant la preuve de sa valeur dans le regard ou l’action de tous les autres ».
    وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر

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    Les attractions mimétiques, dans ce jeu de miroir, ne dépendent alors d’aucune réalité extérieure, mais traduisent simplement « une condition de cohérence interne ». Ainsi, une technique peut finir par dominer le marché, sous l’effet d’imitations, alors qu’une autre aurait pu être plus avantageuse si le hasard l’avait sélectionnée d’entrée de jeu. On peut alors démystifier la catégorie et comprendre comment «de purs mécanismes peuvent produire des effets de destin ».

    5. Le catastrophisme en procès


    La démarche catastrophiste défendue permet d’envisager les menaces sous cet angle du destin. Cette approche tend à prendre la catastrophe au sérieux, et, pour cela, envisager le pire comme une hypothèse conditionnelle ne suffit pas. En effet, « la catastrophe a ceci de terrible […] [qu’on] ne croit pas qu’elle va se produire, alors même qu’on a toutes les raisons de savoir qu’elle va se produire ». Elle ne prend réalité qu’une fois advenue. « On sent bien que les questions qui se posent sont celles de l’avenir, du temps, de la temporalité ». Par conséquent, envisager pleinement la catastrophe implique de lever un obstacle d’ordre conceptuel en définissant une métaphysique nouvelle, appropriée au temps des catastrophes.


    II. Les limites de la rationalité économique

    6. La précaution, entre le risque et l’incertain


    La conception moderne de la prudence repose traditionnellement sur la démarche « coûts-avantages » issue de la théorie du choix rationnel. Il s’agit de comparer les coûts d’une action préventive, généralement bien connus, et les bénéfices escomptés lesquels, puisqu’il s’agit de prévenir un évènement aléatoire, ne sont connus qu’en probabilité. Face aux nouvelles menaces concernant l’environnement, la santé, l’alimentation ou l’activité industrielle, certains ont pensé qu’il était nécessaire de concevoir une autre philosophie de la décision, en doublant la notion de prévention par celle de « précaution ».

    La différence entre prévention et précaution avait déjà été théorisée par John M. Keynes et Frank Knight lorsqu’ils introduisirent la distinction entre deux types d’incertitude : le risque et l’incertain. Selon les deux économistes, il faut distinguer l’incertitude probabilisable (risque) de celle qui ne l’est pas (incertain). On retrouve ici la distinction entre la prévention, qui s’applique à un risque avéré, c’est-à-dire un évènement dont on connaît la distribution de probabilité, et la précaution, qui s’applique à un risque potentiel, c’est-à-dire un évènement dont on ne connaît pas distribution de probabilités, mais pour lequel on peut attribuer une distribution de probabilités à cette distribution de probabilités (en simplifiant, cela donne une probabilité de probabilité).

    La notion de probabilités de probabilités perdit cependant son intérêt lorsque, dans les années 1940, Leonard Savage montra que, dans des conditions d’information incomplète, un individu assigne des probabilités subjectives à un évènement, c’est-à-dire des probabilités qui ne correspondent pas à une quelconque régularité de la nature (dont l’incertitude n’est pas probabilisable), mais plutôt à une cohérence des choix propres de l’agent. Dans ces conditions, la différence entre risque et incertain perd son utilité, puisque « si une probabilité est inconnue, on lui assigne, “subjectivement”, une distribution de probabilités ». Par conséquent, l’incertitude par manque de connaissance, qui caractérise la prévention, et l’incertitude due au caractère aléatoire des nouvelles menaces entraînées par la modernité sont rabattues sur le même plan. Autrement dit, prévention et précaution se confondent.

    La théorie de Savage a néanmoins été critiquée, car présentant certains paradoxes. Entre autres, elle est mise en péril par une étude de deux économistes (Gilboa et Schmeidler, 1989) selon laquelle «les agents préfèrent disposer de probabilités objectives plutôt que d’avoir à les former subjectivement sur la base d’informations insuffisantes ». En conséquence, un individu prendra une décision, comme s’il avait un « malin génie » sur l’épaule, qui « changeait ses croyances sur les probabilités de départ dans le sens du pire ». Cette tendance à l’aversion pour l’incertain rejoint alors l’esprit de la précaution. Cependant, cette théorie est elle-même flanquée d’une infirmité gênante : « [elle] n’a strictement rien à dire sur l’ampleur de la famille des distributions de probabilités de départ ». Quel est ce « pire » que nous devons envisager pour chaque acte ? Les théories mathématiques ne sont, sur ce point, d’aucune utilité.

    7. Le voile d’ignorance et la fortune morale


    La théorie de la décision rationnelle nous mène donc, d’un point de vue psychologique, à réfléchir au « scénario du pire », c’est-à-dire à juger une situation selon le critère du maxmin (ou minimax), lui-même fondé sur l’aversion à l’incertain des individus. Cependant, « cette discussion nous laisse sur le terrain de la subjectivité », alors qu’il nous faudrait nous placer sur le plan de l’objectivité éthique.

    Or, il existe «un célèbre cas de justification d’une stratégie minimax qui échappe complètement à toute psychologie » : la Théorie de la justice (1971) de John Rawls. Afin de déterminer les principes fondateurs d’une société juste, Rawls imagine que les individus sont dans ce qu’il appelle la « position originelle », dans laquelle les individus, sous un « voile d’ignorance », ignorent tant leur place dans la société, leurs capacités intellectuelles et physiques, que leurs caractéristiques psychologiques. Libérés de ces contingences, ils agissent ainsi comme des êtres véritablement libres et rationnels.

    Toutefois, les délibérations ne sont pas conduites sur un plan éthique puisque, malgré le voile d’ignorance, les sociétaires rawlsiens continuent à agir selon des motivations intéressées. Plus précisément, ils chercheront à s’accorder sur des principes de justice qui optimiseront, une fois le voile levé, la position qu’ils occuperont dans la société. Selon Rawls, dans ces conditions, la rationalité les oblige à se placer, par anticipation, dans la position du plus défavorisé et de chercher les principes de justice qui maximiseront la position du plus mal loti.

    « Ce qui nous intéresse ici est la possibilité de fonder une position “catastrophiste” – au sens du privilège accordé au ”scénario du pire“ – sur un socle plus solide et universel qu’une psychologie particulière par rapport à l’incertain. » Il faut cependant, à cette fin, introduire la notion de fortune morale, qui permet de combler les lacunes du jugement probabiliste. Lorsque l’on juge une action au regard des probabilités, on ne s’intéresse qu’aux informations disponibles avant que l’on ait agi. Le jugement moral, en revanche, prend en compte les résultats de l’action, auxquels on aura accès seulement rétrospectivement. Prenons l’exemple donné par le philosophe Bernard Williams : Gauguin fait le choix de quitter sa femme et ses enfants pour partir à Tahiti vivre une vie qui lui permettra, il espère, de devenir un grand peintre. Selon le concept de fortune morale, on ne pourra juger son action qu’une fois qu’elle aura créé ses effets (devenir ou non un grand peintre).

    Sur ces bases, la posture catastrophiste, face aux menaces modernes, peut trouver une cohérence : « l’humanité prise comme sujet collectif a fait un choix de développement de ses capacités virtuelles qui la fait tomber sous la juridiction de la fortune morale » puisqu’il se peut qu’il engendre de grandes catastrophes irréversibles, comme il se peut que l’on trouve les moyens de les éviter. « Le jugement ne pourra être que rétrospectif ». Mais, la théorie rawlsienne nous permet d’anticiper, non pas le jugement lui-même, mais l’incertitude qui plane jusqu’à ce que le voile soit levé. En d’autres termes, du point de vue de Rawls, il faut imaginer qu’à l’issue, nous serons dans la « pire » situation. «C’est donc l’anticipation de la rétroactivité du jugement qui fonde et justifie la posture catastrophiste », et permet de véritablement envisager la catastrophe.


    8. Savoir n’est pas croire


    Certains théoriciens de la précaution se sont interrogés sur ce qu’il y avait de singulier dans le type d’incertitude qui caractérise les nouvelles menaces qui pèsent sur l’environnement, sur la santé ou la paix du monde. Selon eux, cette incertitude provient, non pas des menaces en elles-mêmes, mais d’un manque de connaissances. Autrement dit, « l’incertain n’est pas dans l’objet, mais dans le sujet connaissant. L’incertitude n’est pas objective, mais épistémique et subjective ». Selon cette interprétation, il suffit de poursuivre l’effort de recherche pour mettre en place une politique de précaution efficace. « Il n’en est rien, hélas. »

    En effet, les écosystèmes sont relativement complexes, ce qui leur offre une certaine stabilité et une certaine résilience, mais qui s’accompagne parallèlement de changements brutaux lorsque certains seuils critiques sont dépassés. Dans ces conditions, le calcul économique coûts-avantages est inutile ou dérisoire : inutile, car, avant d’avoir dépassé les seuils, les coûts sont inexistants ; et, dérisoire, car, une fois ce seuil dépassé, ils sont considérables. Ainsi, on voit que l’incertitude tient, non pas à l’insuffisance de nos connaissances, mais bien aux propriétés objectives et structurelles des écosystèmes.
    « Nous rencontrons ici ce monstre qu’est une incertitude qui n’est ni épistémique (elle n’est pas dans la tête du sujet connaissant) ni probabilisable (bien qu’objective, elle n’est pas réductible à la statistique). »

    Mais, l’erreur la plus profonde que commettent les théoriciens de la précaution porte sur la nature de l’obstacle auquel nous devons faire face. « Ce n’est pas l’incertitude, scientifique ou non, qui est l’obstacle, c’est l’impossibilité de croire que le pire va arriver ». Nous ne manquons pas de connaissances sur les menaces qui pèsent sur nous ; nous savons que la catastrophe est inscrite dans l’avenir, mais cette inscription n’est pas crédible. La temporalité des catastrophes, qui ne deviennent possibles qu’une fois qu’elles sont advenues, nous empêche d’agir pour les prévenir. Ainsi, «la peur de la catastrophe n’a aucune force dissuasive ».
    III. L’embarras de la philosophie morale, l’indispensable métaphysique
    وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر

    Commentaire


    • #3

      9. La mémoire de l’avenir


      La question de la nature de notre responsabilité, dans la situation qui est la nôtre, a occupé deux grandes doctrines morales traditionnelles : la déontologie et le conséquentialisme. La déontologie était d’abord préférée à la doctrine conséquentialiste – jusqu’aux écrits de Samuel Scheffler, un des grands maîtres du conséquentialisme américain. Selon Scheffler, la déontologie est ancrée dans une phénoménologie de l’action qui est devenue totalement inadaptée à notre situation actuelle. En effet, dans la perspective déontologique, les actes sont plus importants que les omissions et les effets individuels ont plus d’importance que les effets de groupe. En conséquence, on a plus de responsabilités par rapport à ce que l’on fait que par rapport à ce qu’on laisse faire et nous n’avons d’obligations particulières que vis-à-vis de nos proches, pas vis-à-vis du reste de l’humanité. Scheffler constate cependant que les omissions sont devenues tout aussi importantes que les actions et que les conséquences de nos actions/omissions peuvent s’étendre au-delà de notre cercle proche. Le calcul conséquentialiste, en revanche, permet de se soucier de toutes les conséquences de nos actions.

      Cependant, en ce qui concerne les problèmes de la modernité industrielle, le conséquentialisme est tout aussi impuissant ; en effet, « la complexité de la chaîne causale qui relie nos actions et conséquences […] rend vain tout espoir de procéder à un calcul des conséquences ».

      Dans Le Principe responsabilité (1979), Hans Jonas propose une solution alternative, construite sur ce qu’il appelle l’heuristique de la peur. Cette heuristique fonde une éthique de l’avenir ou du futur, qui rompt avec les développements conséquentialistes : plutôt que de regarder l’avenir depuis le présent (comme l’étymologie de “conséquence” le signifie clairement), cette éthique se construit «[en regardant] le présent, notre présent, du point de l’avenir ». C’est là « la parfaite spécificité, l’originalité profonde et la beauté de l’éthique proposée par Jonas ».

      10. Prévoir l’avenir pour le changer (Jonas contre Jonas)


      La prévention, fondée sur une métaphysique de l’immédiat, échoue à prévoir et donc à empêcher la catastrophe. Dans cette métaphysique, les possibles préexistent à leur réalisation ou, s’ils ne se réalisent pas, subsistent dans un monde possible non-actualisé. Or, le propre de la catastrophe est de n’entrer dans le champ du possible qu’une fois qu’elle se réalise. Dans ces conditions, la prévention de la catastrophe devient impossible, puisque, tant qu’elle n’est pas advenue, elle n’est pas possible. Ainsi, « on ne réagit qu’à son actualité – donc trop tard ».

      Pour abattre cet obstacle, «il faut inscrire la catastrophe dans l’avenir d’une façon beaucoup plus radicale », c’est-à-dire qu’il faut la rendre inéluctable. Cela ne signifie cependant pas qu’elle ne pourra jamais être prévenue. Il s’agit de rendre sa réalité crédible pour agir dans l’intervalle entre le moment où elle entre dans le monde du possible et sa réalisation. C’est dans cet intervalle que se glisse notre liberté.

      L’activité de prédiction nous permet d’envisager une solution. Cette tâche est cependant entachée d’un paradoxe, dans la mesure où elle sert à la fois à connaître l’avenir, mais peut aussi offrir une possibilité d’agir sur cet avenir pour le changer. Il faut ainsi distinguer la prophétie, qui annonce l’avenir, d’une prévision faite pour qu’elle ne se réalise pas. Pour comprendre cette distinction, nous comparerons deux figures, représentant chacune un type de prédiction : la première, Jonas fils d’Amittaiï, le prophète biblique du VIIIe siècle av. J.-C. et la seconde, Hans Jonas, philosophe allemand du XXe siècle.

      Dieu avait demandé à Jonas, le prophète, de prédire la chute de Ninive, qui avait péché devant Lui. Mais, au lieu de cela, Jonas s’enfuit et n’obtempère qu’après que Dieu ait renouvelé l’ordre une seconde fois. La prophétie annoncée, les Ninivites se repentent, se convertissent et Dieu leur pardonne, épargnant ainsi leur cité. Si Jonas a hésité, c’est parce qu’en prophétisant, il agissait sur le monde et sa prophétie ne se réalisant pas, elle devenait fausse. Hans Jonas, en revanche, embrasse l’idée de la non-réalisation de sa prophétie ; « [il] se félicite de cela même que son grand homonyme considérait comme une impasse ». En effet, il cherche précisément, lorsqu’il prophétise, à ce que sa prophétie ne se produise pas. La posture de Jonas n’échappe cependant pas au paradoxe : « prévoir l’avenir pour le changer », pour notre métaphysique traditionnelle, est une impossibilité logique.

      Si l’on veut mieux comprendre la prophétie de Jonas, le philosophe, il faut introduire le concept de dépendance contrefactuelle, développée par David K. Lewis, logicien américain du XXe siècle. Une dépendance contrefactuelle s’applique à une situation qui ne serait pas survenue, si une certaine action n’avait pas été enclenchée. Ce genre de proposition diffère des propositions indicatives (du type, s’il pleut demain je n’irais pas travailler), parce qu’elle se réfère à la présence d’un antécédent.

      L’avenir, par rapport au présent, peut ainsi être considéré soit causalement, soit contrefactuellement. Ces notions nous permettront de développer une autre métaphysique du temps, dans laquelle la tâche que s’assigne Hans Jonas, c’est-à-dire prévoir un avenir dont on ne veut pas, cesse d’être un paradoxe.

      11. Le temps du projet et le temps de l’histoire


      Ce qui nous permet de basculer dans une autre métaphysique, c’est « le degré de réflexivité supplémentaire introduit par la lucidité du prophète sur le statut de l’avenir qu’il annonce ». Il s’agit de concevoir que l’avenir est à la fois le résultat d’une fatalité, tout en acceptant l’idée que l’on agit causalement sur lui, « par le fait même qu’on le prévoit et que cette prévision est rendue publique ».

      Dans la métaphysique traditionnelle, que l’on appelle «temps de l’histoire », on considère que le passé est contrefactuellement et causalement indépendant du présent (c’est-à-dire qu’il est fixe), tandis que l’avenir est contrefactuellement et causalement dépendant du présent (c’est-à-dire qu’il est ouvert). Selon cette métaphysique, le temps prend la forme linéaire d’un arbre de décision, qui part du passé et se divise en diverses branches, correspondant à des avenirs différents selon les actions entreprises.

      Cependant, du point de vue du prophète, l’avenir est fixe, mais il croit qu’il le cause – ce qui est impossible dans le temps de l’histoire. Pourtant, il est possible de concevoir des cas dans lesquels une dépendance causale vient se doubler d’une indépendance contrefactuelle. Sur le marché par exemple, l’agent ne peut changer les prix sur lesquels il base sa décision et, pourtant, cela n’est en rien incompatible avec le fait que les agents ont un pouvoir causal sur les prix et le savent : « c’est lucidement, en toute conscience, qu’ils vont par convention tenir ces variables pour fixes (contrefactuellement indépendantes de leurs actions), alors qu’ils se savent avoir un pouvoir causal sur elles ».

      Cette situation, une exception dans le temps de l’histoire, peut devenir une règle dans une autre métaphysique du temps, dans laquelle l’avenir est tenu pour fixe. Plus précisément, dans cette conception, « l’agent tient par hypothèse l’avenir pour fixe, c’est-à-dire contrefactuellement indépendant de son action », tout en ayant conscience qu’il peut causalement avoir une influence sur lui. L’agent anticipe un avenir constant, mais qui peut changer selon le choix qu’il effectue entre les différentes options qui s’offrent à lui. Ainsi, le passé et l’avenir dialoguent l’un avec l’autre. Cette temporalité qui tient l’avenir pour fixe, que nous appelons «le temps du projet », a ainsi la forme d’une boucle dans laquelle le passé et le futur se déterminent réciproquement.

      Si cet avenir, que l’on tient pour fixe, prend la forme d’une catastrophe, se pose alors la question de savoir comment se coordonner, se fixer sur un avenir indésirable, tout en parvenant à l’éviter.

      12. Rationalité du catastrophisme


      Ce que Jonas déplore est notre incapacité à accorder un poids de réalité suffisant à l’inscription de la catastrophe dans le futur. « Ni cognitivement ni émotionnellement, nous ne sommes touchés par l’anticipation du malheur à venir ». Mais, si l’on veut pouvoir éviter la catastrophe, il faut qu’elle soit crédible et, paradoxalement, inéluctable.

      « Cette description de notre aporie […] se trouve au cœur du débat sur l’efficacité et l’éthique de la dissuasion nucléaire. » En effet, pour que la dissuasion nucléaire soit à la fois morale et efficace (c’est-à-dire qu’elle ne conduit pas à provoquer la mort de dizaines de millions d’innocents et qu’elle nous protège contre l’ennemi), il fallait que l’apocalypse nucléaire soit à la fois possible et non réalisée. Cependant, tant que la menace nucléaire résultait d’une intention, elle n’était pas crédible. Ainsi, « l’idée révolutionnaire qui est apparue dans les discussions est qu’il fallait présenter à l’ennemi la menace, non pas comme un acte intentionnel, mais comme une fatalité, un accident », comme le résultat d’une escalade devenant incontrôlable. On rejoint ici le problème des menaces sanitaires, environnementales, etc. qui, elles aussi, prennent la forme de la fatalité.

      L’efficacité de la dissuasion repose alors sur son imperfection. En effet, une dissuasion parfaite s’autoréfute puisque, si l’apocalypse est totalement prévenue, elle est un possible non réalisé et n’est pas crédible. En revanche, s’il existe une incertitude sur son efficacité, la dissuasion peut continuer à jouer son rôle pleinement, sans que la catastrophe cesse d’être crédible. C’est pourquoi il est indispensable que la catastrophe apparaisse comme une fatalité, mais une fatalité « improbable ». Autrement dit, «l’apocalypse est comme inscrite dans l’avenir, mais sa probabilité d’occurrence est – Dieu merci – extrêmement faible ».

      Ainsi, la maxime d’un catastrophisme naturel est la suivante : « obtenir une image de l’avenir suffisamment catastrophiste pour être repoussante et suffisamment crédible pour déclencher les actions qui empêcheraient sa réalisation, à un accident près. » C’est cela, que Jonas appelle l’heuristique de la peur.

      Le catastrophisme éclairé consiste ainsi à penser la temporalité humaine comme un évitement permanent de la catastrophe qui, figée en destin, est inéluctable, mais ne doit jamais avoir lieu, car nous repousserions sans cesse son avènement.
      وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر

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