Avec le développement de la société industrielle, l’humanité a aujourd’hui les moyens de s’anéantir elle-même, « soit directement par les armes de destruction massive, soit par l’altération des conditions nécessaires à sa survie ». Nous sommes entrés dans le temps des catastrophes.
Selon Jean-Pierre Dupuy, ni la théorie du risque, ni la prévention, ni même la précaution ne nous permettent d’y faire face sérieusement. Dans Pour un catastrophisme éclairé (2002), le philosophe nous propose une nouvelle voie, afin de prendre véritablement au sérieux les catastrophes à venir.
Ce qu’il faut retenir :
L’humanité est devenue capable de s’anéantir elle-même. Ni la théorie de la rationalité ni le principe de précaution n’ont été capables de constituer une méthode efficace pour faire face aux dangers qui menacent le monde humain. Le véritable obstacle, que ces approches ont ignoré, est l’absence de crédibilité de la catastrophe.
Pour faire face aux menaces, nous devons ainsi adopter une nouvelle métaphysique, fondant une temporalité adaptée au temps des catastrophes. Rendre la catastrophe crédible implique qu’elle soit inscrite dans l’avenir de façon inéluctable. Elle doit être à la fois possible, mais non réalisée. En somme, la temporalité humaine doit être conçue comme un évitement permanent de la catastrophe, figée en un destin qui, nous l’espérons, ne se produira jamais.
Biographie de l’auteur
Jean-Pierre Dupuy (1941-) est un ingénieur et un philosophe français. Diplômé de l’École polytechnique, il y enseigna la philosophie sociale et politique des sciences et techniques jusqu’en 2006. Il est également professeur à l’université de Stanford depuis 1986.
Inspiré par la critique de la modernité industrielle d’Ivan Illich, Dupuy s’intéresse également à la critique de l’économie politique et à la philosophie sociale anglo-américaine. Puis, à partir de 2001, ses travaux portent en grande partie sur le catastrophisme.
Avertissement : Ce document est une synthèse de l’ouvrage de référence susvisé, réalisé par les équipes d’Élucid ; il a vocation à retranscrire les grandes idées de cet ouvrage et n’a pas pour finalité de reproduire son contenu. Pour approfondir vos connaissances sur ce sujet, nous vous invitons à acheter l’ouvrage de référence chez votre libraire. La couverture, les images, le titre et autres informations relatives à l’ouvrage de référence susvisé restent la propriété de son éditeur.
Plan de l’ouvrage
Le temps des catastrophes
I. Le risque et la fatalité
II. Les limites de la rationalité économique
III. L’embarras de la philosophie morale
Synthèse de l’ouvrage
Le temps des catastrophes
Le 11 septembre 2001, l’impensable s’est produit : le pouvoir croissant des hommes sur le monde, plus spécialement la violence extrême que les hommes peuvent exercer les uns sur les autres, s’est manifesté sous la pire des formes, une catastrophe.
Comme toute catastrophe, l’évènement du 11 septembre a été vécu comme « l’irruption du possible dans l’impossible », c’est-à-dire comme un évènement devenu possible, alors qu’il ne l’était pas. « Et pourtant, objecte le bon sens, si elle s’est produite c’est bien qu’elle était possible. » En réalité, la catastrophe reste impossible jusqu’à ce qu’elle survienne ; et, à ce moment précis, elle commence, rétroactivement, à avoir toujours été possible. En d’autres termes, « la catastrophe, comme évènement surgissant du néant, ne devient possible qu’en se “possibilisant” ».
Cette temporalité inversée est au cœur du temps des catastrophes, et rend si difficile de les prévenir puisque, tant que la catastrophe n’est pas advenue, elle n’est pas encore possible et, donc, prévisible, et, si elle n’advient pas, elle est maintenue dans le domaine de l’impossible, et sa prévention apparaît ainsi rétrospectivement inutile. L’urgence, pour prévenir les catastrophes, est donc « conceptuelle avant d’être politique ou éthique ».
I. Le risque et la fatalité
1. Un point de vue singulier
Depuis le XXe siècle, avec le développement de la société industrielle et de la technique, l’humanité est devenue capable de se détruire elle-même, par la guerre nucléaire ou par la dégradation des conditions d’existence de la vie humaine. Ces menaces, gravissimes, ont été désignées par l’expression de « risques », terme cependant fort mal choisi.
Le terme nous vient de la pensée économique et, plus précisément de la théorie du choix rationnel, qui a été amenée à considérer le cas d’un agent placé devant un avenir incertain. Dans cette perspective, la menace est envisagée comme un risque que l’on prend en pariant sur un évènement aléatoire (à l’instar d’un pari sportif). On peut, cependant, difficilement prévoir la prochaine attaque terroriste majeure ou le prochain tremblement de terre dévastateur comme le résultat d’un jeu de hasard.
Les sciences sociales, contre le calcul économique, défendent l’application d’un principe de précaution démocratique, selon lequel nous pourrions surmonter l’incertitude créée par les controverses économiques, grâce à la participation du peuple, informé, aux décisions scientifiques. Mais, cette approche se trompe : ce ne sont pas les controverses scientifiques, mais les propriétés intrinsèques des menaces auxquelles nous devons faire face (menace climatique au premier chef) qui sont responsables de cette incertitude.
La position qui sera ici défendue, celle d’un catastrophisme éclairé, se situe sur un autre plan, celui des théories et des concepts, et de la quête philosophique. Elle prend pour point de départ la pensée d’Ivan Illich, plus précisément, le concept de « contreproductivité » qui est au cœur de la critique illichienne de la société industrielle. Illich distingue deux types de modes de production : le mode de production autonome, lorsque les hommes s’attèlent eux-mêmes à produire ce qu’ils estiment nécessaire ; le mode de production hétéronome, qui poursuit le même but, c’est-à-dire l’autonomie, mais en passant par un détour, c’est-à-dire le recours à des marchandises produites par d’autres.
Or, selon Illich, le mode de production industrielle tend à séparer la production hétéronome de la production autonome ; ainsi, au lieu de servir une fin (l’autonomie), l’hétéronomie est devenue une fin en elle-même, tournant à vide. Passer un certain seuil, la production hétéronome devient alors « un obstacle à la réalisation des objectifs qu’elle est censée servir : « la médecine corrompt la santé, l’école bêtifie, le transport immobilise », etc. C’est ce cercle vicieux qu’Illich a nommé « contreproductivité ».
Or, ce mode de développement, scientifique, technique et économique, du monde moderne souffre d’une contradiction rédhibitoire. Ce modèle se croit universel. Pourtant, il atteint des limites certaines : d’une part, les sources d’énergie à bas prix, qui lui sont indispensables, sont en quantité limitée et, d’autre part, notre environnement, ne pouvant absorber à l’infini les pollutions produites, constitue une autre limite (réchauffement climatique). Par conséquent, il est impossible d’étendre le modèle à la planète entière. Ainsi, l’Occident moderne doit choisir entre abandonner ses principes d’universalisation et s’isoler, ou bien inventer un autre mode de rapport au monde, à la nature.
2. Le détour, la contreproductivité et l’éthique
La critique de la société industrielle par Illich, par contraste avec les critiques marxistes, heideggérienne, de l’écologie politique, etc., n’a pas pour cible la rationalité instrumentale, mais plutôt la manière dont elle est utilisée, selon ce qu’on appelle la logique du détour. Le détour peut être utile, quand il s’agit de « reculer pour mieux sauter », de faire un sacrifice maintenant pour plus de bénéfices plus tard. Mais, « celui qui est animé par l’esprit du détour […] peut perdre de vue que le détour n’est, précisément, qu’un détour », c’est-à-dire prendre les moyens pour des fins, et oublier la fin recherchée. De cette manière, « l’esprit du détour peut devenir un obstacle majeur à la mise en œuvre de la rationalité instrumentale ».
Par exemple, la voiture est un moyen, de transport, pour atteindre une fin, réduire ses trajets. Ainsi, un Français moyen consacre plus de quatre heures par jour à sa voiture, pour se déplacer, pour en faire l’entretien ou pour travailler dans les usines ou les bureaux afin d’obtenir les ressources pour son acquisition, son usage et son entretien. Or, on constate que le temps consacré pour se payer cette voiture dépasse largement le temps qu’il lui faudrait pour effectuer tous ses déplacements à vélo (y compris les trajets longs, pour partir en week-end ou en vacances). Autrement dit, en voulant réduire nos temps de trajet, nous perdons plus de temps encore. Ainsi s’exprime l’esprit du détour qui s’est fourvoyé.
3. La fatalité, le risque et la responsabilité
Ces maux qui nous assaillent ne sont ni des produits de la nature ni le résultat de la persécution des hommes les uns sur les autres. Leur origine se trouve sur « une troisième voie d’où [notre] propre humanité se menace », selon les termes du philosophe Hans Jonas. Dans la société industrielle, cette troisième voie se présente sous la forme de l’hybris industrielle et technique, caractérisée par l’esprit du détour et la démesure contreproductive que critique Illich.
Face aux dysfonctionnements produits par la contreproductivité, certains, non-habiles, y voient une fatalité, tandis que d’autres, plus habiles, cherchent des responsables ; enfin, les demi-habiles, gestionnaires du risque et autres économistes de l’assurance, « se croient en terrain connu parce qu’ils ont appris à repérer les figures du hasard probabilisable derrière les apparences du destin ». Or, aucune de ces interprétations n’est satisfaisante. Les menaces qui se dessinent ne sont ni des fatalités – puisque nous sommes responsables – ni des risques – puisque, malgré tout, la menace se présente comme venant d’ailleurs (par exemple, le changement climatique). La solution se trouve dans une quatrième interprétation, selon laquelle il faut faire, « comme si on avait affaire à une fatalité, afin de mieux en détourner le cours ».
4. L’autonomie de la technique
Une autre vision de la contreproductivité a été développée par le cybernéticien Heinz von Foerster. Pour décrire le rapport de causalité entre une totalité (par exemple une collectivité) et ses éléments (les individus qui la composent), ce dernier a dégagé la règle suivante : « plus les relations interindividuelles sont rigides, plus le comportement de la totalité apparaîtra aux individus qui la composent comme doté d’une dynamique propre qui échappe à leur maîtrise ». L’idée semble contre-intuitive si on la considère d’un point de vue extérieur au système, mais prend tout son sens lorsqu’on la considère un point de vue intérieur : pour les individus qui composent l’ensemble, la rigidité des comportements créé un sentiment d’impuissance face aux dynamiques internes. Ainsi, selon ce principe d’auto-extériorisation, « le tout semble s’autonomiser par rapport à ses conditions d’émergence et son évolution se figer en destin ».
Le théorème de von Foerster permet alors d’expliquer comment la technique peut échapper à la maîtrise de l’homme, mais sans faire d’elle un agent vraiment autonome. On trouve les éléments d’une telle analyse chez les économistes, dans leur description des dynamiques mimétiques au sein du marché. L’économie a en effet découvert comment, dans l’autorégulation marchande, l’imitation dans les phénomènes de concurrence a pu favoriser une certaine technique. Contrairement à la conception moderne de l’individu, celui-ci n’est pas immunisé contre l’influence de ses semblables et « les rumeurs les plus absurdes [peuvent] polariser une foule unanime sur l’objet le plus inattendu, chacun trouvant la preuve de sa valeur dans le regard ou l’action de tous les autres ».
Selon Jean-Pierre Dupuy, ni la théorie du risque, ni la prévention, ni même la précaution ne nous permettent d’y faire face sérieusement. Dans Pour un catastrophisme éclairé (2002), le philosophe nous propose une nouvelle voie, afin de prendre véritablement au sérieux les catastrophes à venir.
Ce qu’il faut retenir :
L’humanité est devenue capable de s’anéantir elle-même. Ni la théorie de la rationalité ni le principe de précaution n’ont été capables de constituer une méthode efficace pour faire face aux dangers qui menacent le monde humain. Le véritable obstacle, que ces approches ont ignoré, est l’absence de crédibilité de la catastrophe.
Pour faire face aux menaces, nous devons ainsi adopter une nouvelle métaphysique, fondant une temporalité adaptée au temps des catastrophes. Rendre la catastrophe crédible implique qu’elle soit inscrite dans l’avenir de façon inéluctable. Elle doit être à la fois possible, mais non réalisée. En somme, la temporalité humaine doit être conçue comme un évitement permanent de la catastrophe, figée en un destin qui, nous l’espérons, ne se produira jamais.
Biographie de l’auteur
Jean-Pierre Dupuy (1941-) est un ingénieur et un philosophe français. Diplômé de l’École polytechnique, il y enseigna la philosophie sociale et politique des sciences et techniques jusqu’en 2006. Il est également professeur à l’université de Stanford depuis 1986.
Inspiré par la critique de la modernité industrielle d’Ivan Illich, Dupuy s’intéresse également à la critique de l’économie politique et à la philosophie sociale anglo-américaine. Puis, à partir de 2001, ses travaux portent en grande partie sur le catastrophisme.
Avertissement : Ce document est une synthèse de l’ouvrage de référence susvisé, réalisé par les équipes d’Élucid ; il a vocation à retranscrire les grandes idées de cet ouvrage et n’a pas pour finalité de reproduire son contenu. Pour approfondir vos connaissances sur ce sujet, nous vous invitons à acheter l’ouvrage de référence chez votre libraire. La couverture, les images, le titre et autres informations relatives à l’ouvrage de référence susvisé restent la propriété de son éditeur.
Plan de l’ouvrage
Le temps des catastrophes
I. Le risque et la fatalité
II. Les limites de la rationalité économique
III. L’embarras de la philosophie morale
Synthèse de l’ouvrage
Le temps des catastrophes
Le 11 septembre 2001, l’impensable s’est produit : le pouvoir croissant des hommes sur le monde, plus spécialement la violence extrême que les hommes peuvent exercer les uns sur les autres, s’est manifesté sous la pire des formes, une catastrophe.
Comme toute catastrophe, l’évènement du 11 septembre a été vécu comme « l’irruption du possible dans l’impossible », c’est-à-dire comme un évènement devenu possible, alors qu’il ne l’était pas. « Et pourtant, objecte le bon sens, si elle s’est produite c’est bien qu’elle était possible. » En réalité, la catastrophe reste impossible jusqu’à ce qu’elle survienne ; et, à ce moment précis, elle commence, rétroactivement, à avoir toujours été possible. En d’autres termes, « la catastrophe, comme évènement surgissant du néant, ne devient possible qu’en se “possibilisant” ».
Cette temporalité inversée est au cœur du temps des catastrophes, et rend si difficile de les prévenir puisque, tant que la catastrophe n’est pas advenue, elle n’est pas encore possible et, donc, prévisible, et, si elle n’advient pas, elle est maintenue dans le domaine de l’impossible, et sa prévention apparaît ainsi rétrospectivement inutile. L’urgence, pour prévenir les catastrophes, est donc « conceptuelle avant d’être politique ou éthique ».
I. Le risque et la fatalité
1. Un point de vue singulier
Depuis le XXe siècle, avec le développement de la société industrielle et de la technique, l’humanité est devenue capable de se détruire elle-même, par la guerre nucléaire ou par la dégradation des conditions d’existence de la vie humaine. Ces menaces, gravissimes, ont été désignées par l’expression de « risques », terme cependant fort mal choisi.
Le terme nous vient de la pensée économique et, plus précisément de la théorie du choix rationnel, qui a été amenée à considérer le cas d’un agent placé devant un avenir incertain. Dans cette perspective, la menace est envisagée comme un risque que l’on prend en pariant sur un évènement aléatoire (à l’instar d’un pari sportif). On peut, cependant, difficilement prévoir la prochaine attaque terroriste majeure ou le prochain tremblement de terre dévastateur comme le résultat d’un jeu de hasard.
Les sciences sociales, contre le calcul économique, défendent l’application d’un principe de précaution démocratique, selon lequel nous pourrions surmonter l’incertitude créée par les controverses économiques, grâce à la participation du peuple, informé, aux décisions scientifiques. Mais, cette approche se trompe : ce ne sont pas les controverses scientifiques, mais les propriétés intrinsèques des menaces auxquelles nous devons faire face (menace climatique au premier chef) qui sont responsables de cette incertitude.
La position qui sera ici défendue, celle d’un catastrophisme éclairé, se situe sur un autre plan, celui des théories et des concepts, et de la quête philosophique. Elle prend pour point de départ la pensée d’Ivan Illich, plus précisément, le concept de « contreproductivité » qui est au cœur de la critique illichienne de la société industrielle. Illich distingue deux types de modes de production : le mode de production autonome, lorsque les hommes s’attèlent eux-mêmes à produire ce qu’ils estiment nécessaire ; le mode de production hétéronome, qui poursuit le même but, c’est-à-dire l’autonomie, mais en passant par un détour, c’est-à-dire le recours à des marchandises produites par d’autres.
Or, selon Illich, le mode de production industrielle tend à séparer la production hétéronome de la production autonome ; ainsi, au lieu de servir une fin (l’autonomie), l’hétéronomie est devenue une fin en elle-même, tournant à vide. Passer un certain seuil, la production hétéronome devient alors « un obstacle à la réalisation des objectifs qu’elle est censée servir : « la médecine corrompt la santé, l’école bêtifie, le transport immobilise », etc. C’est ce cercle vicieux qu’Illich a nommé « contreproductivité ».
Or, ce mode de développement, scientifique, technique et économique, du monde moderne souffre d’une contradiction rédhibitoire. Ce modèle se croit universel. Pourtant, il atteint des limites certaines : d’une part, les sources d’énergie à bas prix, qui lui sont indispensables, sont en quantité limitée et, d’autre part, notre environnement, ne pouvant absorber à l’infini les pollutions produites, constitue une autre limite (réchauffement climatique). Par conséquent, il est impossible d’étendre le modèle à la planète entière. Ainsi, l’Occident moderne doit choisir entre abandonner ses principes d’universalisation et s’isoler, ou bien inventer un autre mode de rapport au monde, à la nature.
2. Le détour, la contreproductivité et l’éthique
La critique de la société industrielle par Illich, par contraste avec les critiques marxistes, heideggérienne, de l’écologie politique, etc., n’a pas pour cible la rationalité instrumentale, mais plutôt la manière dont elle est utilisée, selon ce qu’on appelle la logique du détour. Le détour peut être utile, quand il s’agit de « reculer pour mieux sauter », de faire un sacrifice maintenant pour plus de bénéfices plus tard. Mais, « celui qui est animé par l’esprit du détour […] peut perdre de vue que le détour n’est, précisément, qu’un détour », c’est-à-dire prendre les moyens pour des fins, et oublier la fin recherchée. De cette manière, « l’esprit du détour peut devenir un obstacle majeur à la mise en œuvre de la rationalité instrumentale ».
Par exemple, la voiture est un moyen, de transport, pour atteindre une fin, réduire ses trajets. Ainsi, un Français moyen consacre plus de quatre heures par jour à sa voiture, pour se déplacer, pour en faire l’entretien ou pour travailler dans les usines ou les bureaux afin d’obtenir les ressources pour son acquisition, son usage et son entretien. Or, on constate que le temps consacré pour se payer cette voiture dépasse largement le temps qu’il lui faudrait pour effectuer tous ses déplacements à vélo (y compris les trajets longs, pour partir en week-end ou en vacances). Autrement dit, en voulant réduire nos temps de trajet, nous perdons plus de temps encore. Ainsi s’exprime l’esprit du détour qui s’est fourvoyé.
3. La fatalité, le risque et la responsabilité
Ces maux qui nous assaillent ne sont ni des produits de la nature ni le résultat de la persécution des hommes les uns sur les autres. Leur origine se trouve sur « une troisième voie d’où [notre] propre humanité se menace », selon les termes du philosophe Hans Jonas. Dans la société industrielle, cette troisième voie se présente sous la forme de l’hybris industrielle et technique, caractérisée par l’esprit du détour et la démesure contreproductive que critique Illich.
Face aux dysfonctionnements produits par la contreproductivité, certains, non-habiles, y voient une fatalité, tandis que d’autres, plus habiles, cherchent des responsables ; enfin, les demi-habiles, gestionnaires du risque et autres économistes de l’assurance, « se croient en terrain connu parce qu’ils ont appris à repérer les figures du hasard probabilisable derrière les apparences du destin ». Or, aucune de ces interprétations n’est satisfaisante. Les menaces qui se dessinent ne sont ni des fatalités – puisque nous sommes responsables – ni des risques – puisque, malgré tout, la menace se présente comme venant d’ailleurs (par exemple, le changement climatique). La solution se trouve dans une quatrième interprétation, selon laquelle il faut faire, « comme si on avait affaire à une fatalité, afin de mieux en détourner le cours ».
4. L’autonomie de la technique
Une autre vision de la contreproductivité a été développée par le cybernéticien Heinz von Foerster. Pour décrire le rapport de causalité entre une totalité (par exemple une collectivité) et ses éléments (les individus qui la composent), ce dernier a dégagé la règle suivante : « plus les relations interindividuelles sont rigides, plus le comportement de la totalité apparaîtra aux individus qui la composent comme doté d’une dynamique propre qui échappe à leur maîtrise ». L’idée semble contre-intuitive si on la considère d’un point de vue extérieur au système, mais prend tout son sens lorsqu’on la considère un point de vue intérieur : pour les individus qui composent l’ensemble, la rigidité des comportements créé un sentiment d’impuissance face aux dynamiques internes. Ainsi, selon ce principe d’auto-extériorisation, « le tout semble s’autonomiser par rapport à ses conditions d’émergence et son évolution se figer en destin ».
Le théorème de von Foerster permet alors d’expliquer comment la technique peut échapper à la maîtrise de l’homme, mais sans faire d’elle un agent vraiment autonome. On trouve les éléments d’une telle analyse chez les économistes, dans leur description des dynamiques mimétiques au sein du marché. L’économie a en effet découvert comment, dans l’autorégulation marchande, l’imitation dans les phénomènes de concurrence a pu favoriser une certaine technique. Contrairement à la conception moderne de l’individu, celui-ci n’est pas immunisé contre l’influence de ses semblables et « les rumeurs les plus absurdes [peuvent] polariser une foule unanime sur l’objet le plus inattendu, chacun trouvant la preuve de sa valeur dans le regard ou l’action de tous les autres ».
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