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« Pour Poutine, Lénine a été un agent de l’étranger »

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  • « Pour Poutine, Lénine a été un agent de l’étranger »


    Le chef de la Révolution bolchevique est mort il y a cent ans. Quel est son héritage ? Sa postérité ? A-t-il bradé la Russie ? Réponses de son biographe Alexandre Sumpf.

    Par François-Guillaume Lorrain

    Qui lit encore les œuvres ardues de Lénine ? Pas grand monde. Qui porte son T-shirt ? Personne. Au rang des idoles révolutionnaires, l'austère et inflexible organisateur de la Révolution d'octobre 1917 a été supplanté par des figures plus romantiques ou plus séduisantes : Mao, Angela Davis, Che Guevara, Hugo Chavez…

    Il n'en reste pas moins que le léninisme demeure une référence pour les trotskistes… léninistes. La conception mélenchoniste de l'insurrection – confiée à une élite qui guide une classe ouvrière inapte à mener par elle-même la révolution – se nourrit en partie – d'autres références sont françaises – de la doxa léniniste qui marqua un tournant, dès la fin du XIXe siècle, dans la manière d'arriver au pouvoir.

    L'intuition forte de Lénine, qu'il avait théorisée depuis longtemps, fut, lors de la première révolution de février 1917, d'inciter et de convaincre ses camarades de ne pas y participer mais d'exiger une radicalisation devant déboucher sur le « Grand Soir ». C'est cette stratégie de rupture complète avec la bourgeoisie qui a permis à Lénine d'entrer dans l'histoire.

    Faut-il en faire pour autant l'inventeur du totalitarisme ? Comme toujours en histoire, les raccourcis sont à éviter. Pour Alexandre Sumpf, spécialiste de l'histoire russe, auteur de la dernière biographie qui lui a été consacrée – Lénine (Flammarion) –, « Lénine a imposé des principes, créé des structures et donné l'exemple de pratiques qui ont permis l'émergence du totalitarisme stalinien ». Si Lénine est revenu sur le devant de la scène, c'est, au fond, grâce à son lointain successeur, Vladimir Poutine, qui est aussi son plus grand pourfendeur.

    Le Point : Lénine est-il un pur produit russe ou bien se démarque-t-il de son pays et de son histoire pour créer une rupture qui sera la Révolution ?

    Alexandre Sumpf : Il est issu de la bourgeoisie libérale de province, politiquement active, stimulée par la présence de révolutionnaires qui ont été relégués là. Il est aussi le produit d'une autocratie tsariste, qui a pendu son frère aîné, un être tout aussi brillant que lui. Son père étant décédé prématurément l'année précédente, Vladimir Ilitch Oulianov est devenu, à 17 ans, l'homme de la famille, son espoir, son centre.

    C'est aussi l'autocratie qui l'empêche de mener ses études en 1887-1888, le relègue en Sibérie en 1896, puis le condamne à l'exil en 1900. Il se construit intellectuellement en étudiant la paysannerie russe, à laquelle il consacre son premier ouvrage. Dans ce travail, monumental, il rompt avec le mythe du peuple entretenu par le mouvement « populiste », met au jour la complexité d'une société rurale agitée par la lutte des classes.

    Il fait donc une lecture russe de Marx, un peu par opportunisme étant donné la masse écrasante des paysans en Russie, mais surtout parce qu'il approfondit ses thèses sur la prise du pouvoir. En effet, Lénine juge les ouvriers incapables de parvenir rapidement à la maturité politique : on doit leur apprendre à faire la révolution.

    D'où la stratégie énoncée dans Que faire ?, en 1902, qui scandalise les socialistes d'Europe et de Russie : la prise préalable du pouvoir par un groupe de militants à la discipline militaire, dans le but de créer les conditions étatiques de la conscientisation politique de ces ouvriers.

    Lénine a-t-il une vision totalitaire du pouvoir ou a-t-il, en exerçant celui-ci, rendu possible la mise en place d'un tel pouvoir ?

    Il a d'abord pensé le parti révolutionnaire comme une réponse aux succès de l'Okhrana, la police tsariste. Il faut un bureau central pour organiser le travail clandestin sans se faire prendre, tout faire pour empêcher l'infiltration d'agents provocateurs. Contre les chefs comme Plekhanov, qui se perdent selon lui dans des débats théoriques, Lénine entend imposer une discipline de parti très stricte : la purge des membres est fondamentale car le Parti doit parler d'une seule voix, celle de la Révolution telle que lui la conçoit.

    Une fois au pouvoir, il organise sa propre police politique, la Tcheka. Ce mot signifie commission extraordinaire, c'est-à-dire temporaire : l'institution doit durer le temps de la guerre civile, et il cherche à limiter son pouvoir. Certes Lénine, homme volontiers ordurier contre ses ennemis, a exigé des exécutions pour l'exemple, prôné la violence extrême sur tous les fronts, et déjà contre les « koulaks » – les paysans riches – mais, là encore, c'était dans le contexte singulier de la guerre civile : il fallait faire table rase du passé pour pouvoir construire le socialisme.

    Il n'invente donc pas le totalitarisme, une série de pratiques née des circonstances de la Grande Guerre dans plusieurs États en Europe de façon concomitante. À la différence de son successeur Staline, Lénine ne désirait pas le pouvoir pour le pouvoir, seulement pour mener la Révolution à son terme. Il s'est toujours efforcé d'obtenir l'approbation de ses décisions par le comité central, par le truchement de la discussion, et quitte à faire du chantage.

    Plusieurs fois, il a menacé de démissionner, de repartir de la base du Parti pour la mener contre la direction politique. Jamais Staline n'aurait fait une telle chose. De même Lénine était-il hostile au culte de la personne du chef, autre caractéristique fondamentale du totalitarisme. Les dernières années de sa vie, enfin, il se montre inquiet de la prolifération de la bureaucratie, fonde une inspection ouvrière et paysanne pour la contrôler… tout en ayant conscience qu'il rajoute encore une couche de bureaucratie !

    Pour avoir lu tous ses textes, je suis persuadé qu'il ne fut pas un théoricien du totalitarisme. Il a en revanche imposé en Russie des principes, créé des structures et donné l'exemple de pratiques qui ont permis l'émergence du totalitarisme stalinien.

    Qu'en est-il de ce Testament où il met en garde contre la brutalité de Staline ?

    Avec Lénine, qui varie souvent dans ses très nombreux écrits, il faut toujours examiner dans quelles circonstances précises il écrit ses textes. Il ne s'agit pas d'un testament, ce sont les trotskistes, opposés à Staline, qui l'ont ainsi défini pour pouvoir mieux dire : regardez, il ne voulait pas de Staline. Quand Lénine dicte ces notes, fin 1922-début 1923, lors de sa dernière phase de lucidité, il va bien mieux et pense sérieusement pouvoir revenir à la barre.

    Il estime être le seul à pouvoir maintenir l'unité du Parti fortement menacée, affirme qu'on ne peut se passer de lui et qu'aucun de ses lieutenants ne lui arrive à la cheville. Il ne dit pas que Staline a concentré trop de pouvoirs en général, il regrette, en fait, de lui avoir confié trop de pouvoir sur sa propre santé. Lénine est un sanguin : quand Staline enguirlande sa femme sous prétexte qu'il travaille trop, compte tenu de son état de santé, il fait ajouter la fameuse phrase sur la brutalité du Géorgien.

    Le vieux révolutionnaire, qui a pris des balles dans le cou lors d'un attentat en août 1918, supporte très mal sa condition d'invalide. C'est un bourreau de travail, il ne supporte pas que Staline l'empêche de faire du Lénine : lire, écrire, dicter le tempo, dauber la nullité des uns et des autres. Mais jamais Lénine n'a imaginé que Staline pourrait devenir le tyran que l'on connaît, c'était impensable car lui-même ne se voyait pas comme un dictateur – en même temps, Lénine s'est souvent trompé sur les personnes…

    Y a-t-il eu une lente « déléninisation » ou l'opprobre que Poutine lui jette pour avoir bradé l'empire tsariste lors de la paix de Brest-Litovsk en mars 1918 marque-t-il un tournant ?

    Lénine a très longtemps représenté une figure tutélaire : pendant des décennies, on a vanté sa simplicité, son humour, son humanité, même si pour ce dernier point, on repassera. En 1991, il restait environ 5 000 statues de Lénine en Fédération de Russie, peu ont été détruites depuis, car c'est un repère spatial familier comme les avenues à son nom. Mais on ne le lisait plus depuis longtemps.

    Poutine a introduit une vision très manichéenne, à la limite du paradoxe : selon lui, Lénine et les bolcheviks étaient des « agents de l'étranger » payés par le Kaiser, juifs par-dessus le marché, conspirant pour ruiner la grande Russie, qu'ils ont empêchée de devenir la grande puissance du XXe siècle. À la tête des communistes, Staline, pourtant Géorgien et non Russe comme Lénine, a été le grand continuateur de l'empire, le consolidateur de l'État, le vainqueur de la « Grande Guerre patriotique ».

    Pour justifier l'agression du 24 février 2022, Poutine a accusé Lénine d'avoir créé ex nihilo l'Ukraine, ce qui est faux : il l'a au contraire russifiée après que les bolcheviks moscovites ont écrasé la Première République fondée en novembre 1917. Du reste, les Ukrainiens l'ont bien compris. Pour eux, Lénine symbolise la domination russe.

    Depuis le début de la guerre en 2014, ils ont joué avec ses statues, déguisées en Dark Vador ou repeintes en bleu et jaune, et ils en ont détruit un certain nombre. Celles qui restaient ont toutes été déboulonnées au printemps 2022. Aujourd'hui, quand l'armée russe reprend une localité ukrainienne, les séparatistes réinstallent une statue de Lénine, pas de Staline ou de Poutine.



    « Lénine », d'Alexandre Sumpf, Flammarion, novembre 2023, 640 pages, 26 euros.
    وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر
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