De nombreux analystes constatent la baisse de la qualité de l’enseignement en France. Jean-Claude Michéa observe cette tendance avec une profonde inquiétude, y voyant un phénomène plus grave.
Dans L’Enseignement de l’ignorance et ses conditions modernes (1999), Michéa nous alerte sur le déclin continu de l’intelligence critique qui, selon lui, participe à un mouvement plus large de dégradation de la société moderne.
Ce qu’il faut retenir :
La société capitaliste est caractérisée par un programme philosophique précis : l’instauration d’un Marché unifié et autorégulateur, reposant sur une certaine configuration théorique fondée sur la science, et sur une conception de l’homme comme un individu rationnel et égoïste.
L’intérêt égoïste rend impossible d’instaurer un système de valeurs, pourtant indispensables à l’existence d’une société. La société capitaliste apparaît ainsi comme une « impossibilité anthropologique » et n’a pu se développer qu’en s’appuyant sur des valeurs anciennes, qui ne dépendaient pas d’elle et pouvaient alors limiter ses effets néfastes.
Depuis Mai 68, cet équilibre se dissipe dangereusement : les réformes successives, principalement mises en œuvre par la gauche, nous mènent inexorablement vers une École du capitalisme total, dans laquelle l’enseignement de l’ignorance est maître.
Biographie de l’auteur
Jean Claude Michéa (1950-) est un philosophe français. Agrégé de philosophie depuis 1972, il enseigne ensuite en classe préparatoire au lycée Joffre à Montpellier.
L’œuvre de Michéa est une critique du libéralisme économique et politique et de ses effets atomisants et aliénants sur les individus. Dans cette perspective, il condamne la gauche progressiste, qu’il considère être, malgré les apparences, un courant de pensée issu du libéralisme. Michéa défend ainsi une tradition politique socialiste, plébéienne, ouvriériste. Reprenant à son compte l’idée d’un socialisme conservateur résistant à la fois contre le capitalisme et contre l’individualisme triomphant, son influence dépasse progressivement les milieux intellectuels de gauche et s’étend à certains cercles de réflexion conservateurs.
NB : Dans l’ouvrage, les parties ne portent pas de titre, mais, par désir de clarté, nous avons décidé de les titrer malgré tout.
Plan de l’ouvrage
L'enseignement de l’ignorance
I. Introduction
II. Le programme philosophique du capitaliste
III. L’individu rationnel et égoïste
IV. La société capitaliste
V. L’École républicaine
VI. Mai 68, le sacrement de l’Économie
VII. L’École du capitalisme total
VIII. Les réformes du système éducatif
IX. La « crise de l’école »
X. À quels enfants laisserons-nous le monde ?
Notes
Synthèse de l’ouvrage
L'enseignement de l’ignorance
I. Introduction
En 1979, dans La Culture du Narcissisme, Christopher Lasch constatait que “la société moderne, qui [avait] réussi à créer un niveau sans précédent d’éducation formelle, [avait] également produit de nouvelles formes d’ignorance.” Vingt ans après, l’ignorance n’a cessé de progresser. Non seulement les connaissances indispensables ont disparu de l’enseignement républicain, mais on constate le déclin régulier de l’intelligence critique, « c’est-à-dire cette aptitude fondamentale de l’homme à comprendre à la fois dans quel monde il est amené à vivre et à partir de quelles conditions la révolte contre ce monde est une nécessité morale ».
Cependant, la crise de l’École républicaine n’est pas un évènement isolé. Aux côtés de la dissolution des familles, de la décomposition des villages et des quartiers [Notes, A], de la fin de la civilité, elle participe à un mouvement historique qui affecte la société moderne dans son ensemble.
II. Le programme philosophique du capitalisme
La société capitaliste, contrairement à la définition posée par Marx, est plus qu’un simple mode de production. Elle repose sur un programme philosophique précis, dont l’objectif est l’effondrement méthodique et patient de tous les obstacles à un Marché unifié et autorégulateur.
Afin d’exécuter ce programme, il fallut instaurer une certaine configuration théorique, fondée sur « l’idéal des sciences expérimentales de la nature ». Dans cette perspective, l’Économie politique se développa en tant que « science de la richesse des nations » et donna naissance à la « figure proprement occidentale de l’État savant ». De cette manière, l’État put donner aux décisions mettant en place l’hypothèse économique, un fondement politique prétendument rationnel et indiscutable.
III. L’individu rationnel et égoïste
L’Économie politique repose sur un postulat simple et ingénieux : afin d’assurer la Paix, la Prospérité et le Bonheur, il est nécessaire de détruire les obstacles au jeu “naturel” du Marché. Or, cette disposition implique une certaine conception de l’homme en tant qu’individu mu par son « intérêt bien compris » [B].
Ainsi, à côté de l’État savant, autorité politique puissante, le système capitaliste doit donner « une existence pratique à la forme anthropologique correspondante : celle de l’individu entièrement “rationnel”, c’est-à-dire égoïste et calculateur ».
IV. La société capitaliste, une « impossibilité anthropologique »
Une société humaine ne peut exister qu’en donnant à l’homme un sens à sa vie, en lui imposant des « valeurs », c’est-à-dire des principes au nom desquels « un sujet peut décider, quand les circonstances l’exigent, de sacrifier tout ou partie de ses intérêts ». Ainsi, l’existence de valeurs s’oppose par nature à l’expression de l’intérêt égoïste prôné par l’Économie politique [C]. Le capitalisme réduisant à néant la disposition de l’homme au sacrifice ou au don, la société capitaliste apparaît alors comme une « impossibilité anthropologique ».
Ainsi, le capitalisme n’a pu se développer dans nos sociétés occidentales qu’en profitant “d’une série de types anthropologiques qu’il n’a pas créés et n’aurait pas pu créer lui-même”, selon les termes de Castoriadis. Les juges incorruptibles, les fonctionnaires intègres ou les ouvriers consciencieux sont des “types [qui] ne surgissent pas et ne peuvent pas surgir d’eux-mêmes, ils ont été créés dans des périodes historiques antérieures”, poursuit le philosophe. En somme, le système capitaliste n’est viable que dans la mesure où il s’appuie sur des valeurs antérieures, qui annulent « les effets anthropologiquement destructeurs de l’Économie autonomisée » [D].
V. L’École républicaine, un dispositif ambigu
Ce moment d’équilibre privilégié qu’ont connu les sociétés modernes permet de mieux comprendre « l’ambiguïté constitutive de la plupart des institutions du temps, à commencer par l’École républicaine elle-même ».
En effet, l’École républicaine a évidemment pour fonction décisive « de soumettre la jeunesse aux contraintes de l’Ordre nouveau » ; c’est ainsi qu’elle participa à la destruction des patois et des traditions locales, considérés par le système capitaliste comme des archaïsmes. Cependant, dans le même temps, l’École s’est efforcée de transmettre des savoirs et des attitudes parfaitement indépendants de l’ordre capitaliste, proposant l’enseignement du latin, de la littérature ou de certains chefs-d’œuvre de philosophie.
Mais, « ce fragile compromis historique […] s’est trouvé progressivement brisé, au cours des inoubliables années soixante. »
VI. Mai 68 ou le paradoxal sacrement de l’Économie
En France, les évènements de Mai 68, pourtant devenus le symbole d’une révolution anticapitaliste, constituèrent une véritable consécration de l’Économie [E]. En effet, cette Grande Révolution Culturelle libérale-libertaire eut pour conséquence de « délégitimer d’un seul coup et en bloc les multiples figures de la socialité précapitaliste » [F].
En effet, la jeunesse des nouvelles classes moyennes, qui participait à Mai 68, réclamait son indépendance de « toutes les obligations qu’impliquent la filiation, l’appartenance et d’une façon plus générale, un héritage linguistique, moral ou culturel ». Mais, en même temps, elle abolissait tous les obstacles culturels à l’influence de l’Économie et au développement du système capitaliste.
Cette « magnifique table rase » constituait ainsi le fondement idéal pour l’avènement du règne de la Consommation, qui devenait alors « un mode de vie à part entière ».
Dans L’Enseignement de l’ignorance et ses conditions modernes (1999), Michéa nous alerte sur le déclin continu de l’intelligence critique qui, selon lui, participe à un mouvement plus large de dégradation de la société moderne.
Ce qu’il faut retenir :
La société capitaliste est caractérisée par un programme philosophique précis : l’instauration d’un Marché unifié et autorégulateur, reposant sur une certaine configuration théorique fondée sur la science, et sur une conception de l’homme comme un individu rationnel et égoïste.
L’intérêt égoïste rend impossible d’instaurer un système de valeurs, pourtant indispensables à l’existence d’une société. La société capitaliste apparaît ainsi comme une « impossibilité anthropologique » et n’a pu se développer qu’en s’appuyant sur des valeurs anciennes, qui ne dépendaient pas d’elle et pouvaient alors limiter ses effets néfastes.
Depuis Mai 68, cet équilibre se dissipe dangereusement : les réformes successives, principalement mises en œuvre par la gauche, nous mènent inexorablement vers une École du capitalisme total, dans laquelle l’enseignement de l’ignorance est maître.
Biographie de l’auteur
Jean Claude Michéa (1950-) est un philosophe français. Agrégé de philosophie depuis 1972, il enseigne ensuite en classe préparatoire au lycée Joffre à Montpellier.
L’œuvre de Michéa est une critique du libéralisme économique et politique et de ses effets atomisants et aliénants sur les individus. Dans cette perspective, il condamne la gauche progressiste, qu’il considère être, malgré les apparences, un courant de pensée issu du libéralisme. Michéa défend ainsi une tradition politique socialiste, plébéienne, ouvriériste. Reprenant à son compte l’idée d’un socialisme conservateur résistant à la fois contre le capitalisme et contre l’individualisme triomphant, son influence dépasse progressivement les milieux intellectuels de gauche et s’étend à certains cercles de réflexion conservateurs.
NB : Dans l’ouvrage, les parties ne portent pas de titre, mais, par désir de clarté, nous avons décidé de les titrer malgré tout.
Plan de l’ouvrage
L'enseignement de l’ignorance
I. Introduction
II. Le programme philosophique du capitaliste
III. L’individu rationnel et égoïste
IV. La société capitaliste
V. L’École républicaine
VI. Mai 68, le sacrement de l’Économie
VII. L’École du capitalisme total
VIII. Les réformes du système éducatif
IX. La « crise de l’école »
X. À quels enfants laisserons-nous le monde ?
Notes
Synthèse de l’ouvrage
L'enseignement de l’ignorance
I. Introduction
En 1979, dans La Culture du Narcissisme, Christopher Lasch constatait que “la société moderne, qui [avait] réussi à créer un niveau sans précédent d’éducation formelle, [avait] également produit de nouvelles formes d’ignorance.” Vingt ans après, l’ignorance n’a cessé de progresser. Non seulement les connaissances indispensables ont disparu de l’enseignement républicain, mais on constate le déclin régulier de l’intelligence critique, « c’est-à-dire cette aptitude fondamentale de l’homme à comprendre à la fois dans quel monde il est amené à vivre et à partir de quelles conditions la révolte contre ce monde est une nécessité morale ».
Cependant, la crise de l’École républicaine n’est pas un évènement isolé. Aux côtés de la dissolution des familles, de la décomposition des villages et des quartiers [Notes, A], de la fin de la civilité, elle participe à un mouvement historique qui affecte la société moderne dans son ensemble.
« Les présents progrès de l’ignorance, loin d’être l’effet d’un dysfonctionnement regrettable de notre société, sont devenus au contraire une condition nécessaire de sa propre expansion. »
II. Le programme philosophique du capitalisme
La société capitaliste, contrairement à la définition posée par Marx, est plus qu’un simple mode de production. Elle repose sur un programme philosophique précis, dont l’objectif est l’effondrement méthodique et patient de tous les obstacles à un Marché unifié et autorégulateur.
Afin d’exécuter ce programme, il fallut instaurer une certaine configuration théorique, fondée sur « l’idéal des sciences expérimentales de la nature ». Dans cette perspective, l’Économie politique se développa en tant que « science de la richesse des nations » et donna naissance à la « figure proprement occidentale de l’État savant ». De cette manière, l’État put donner aux décisions mettant en place l’hypothèse économique, un fondement politique prétendument rationnel et indiscutable.
III. L’individu rationnel et égoïste
L’Économie politique repose sur un postulat simple et ingénieux : afin d’assurer la Paix, la Prospérité et le Bonheur, il est nécessaire de détruire les obstacles au jeu “naturel” du Marché. Or, cette disposition implique une certaine conception de l’homme en tant qu’individu mu par son « intérêt bien compris » [B].
Ainsi, à côté de l’État savant, autorité politique puissante, le système capitaliste doit donner « une existence pratique à la forme anthropologique correspondante : celle de l’individu entièrement “rationnel”, c’est-à-dire égoïste et calculateur ».
IV. La société capitaliste, une « impossibilité anthropologique »
Une société humaine ne peut exister qu’en donnant à l’homme un sens à sa vie, en lui imposant des « valeurs », c’est-à-dire des principes au nom desquels « un sujet peut décider, quand les circonstances l’exigent, de sacrifier tout ou partie de ses intérêts ». Ainsi, l’existence de valeurs s’oppose par nature à l’expression de l’intérêt égoïste prôné par l’Économie politique [C]. Le capitalisme réduisant à néant la disposition de l’homme au sacrifice ou au don, la société capitaliste apparaît alors comme une « impossibilité anthropologique ».
Ainsi, le capitalisme n’a pu se développer dans nos sociétés occidentales qu’en profitant “d’une série de types anthropologiques qu’il n’a pas créés et n’aurait pas pu créer lui-même”, selon les termes de Castoriadis. Les juges incorruptibles, les fonctionnaires intègres ou les ouvriers consciencieux sont des “types [qui] ne surgissent pas et ne peuvent pas surgir d’eux-mêmes, ils ont été créés dans des périodes historiques antérieures”, poursuit le philosophe. En somme, le système capitaliste n’est viable que dans la mesure où il s’appuie sur des valeurs antérieures, qui annulent « les effets anthropologiquement destructeurs de l’Économie autonomisée » [D].
V. L’École républicaine, un dispositif ambigu
Ce moment d’équilibre privilégié qu’ont connu les sociétés modernes permet de mieux comprendre « l’ambiguïté constitutive de la plupart des institutions du temps, à commencer par l’École républicaine elle-même ».
En effet, l’École républicaine a évidemment pour fonction décisive « de soumettre la jeunesse aux contraintes de l’Ordre nouveau » ; c’est ainsi qu’elle participa à la destruction des patois et des traditions locales, considérés par le système capitaliste comme des archaïsmes. Cependant, dans le même temps, l’École s’est efforcée de transmettre des savoirs et des attitudes parfaitement indépendants de l’ordre capitaliste, proposant l’enseignement du latin, de la littérature ou de certains chefs-d’œuvre de philosophie.
Mais, « ce fragile compromis historique […] s’est trouvé progressivement brisé, au cours des inoubliables années soixante. »
En France, les évènements de Mai 68, pourtant devenus le symbole d’une révolution anticapitaliste, constituèrent une véritable consécration de l’Économie [E]. En effet, cette Grande Révolution Culturelle libérale-libertaire eut pour conséquence de « délégitimer d’un seul coup et en bloc les multiples figures de la socialité précapitaliste » [F].
En effet, la jeunesse des nouvelles classes moyennes, qui participait à Mai 68, réclamait son indépendance de « toutes les obligations qu’impliquent la filiation, l’appartenance et d’une façon plus générale, un héritage linguistique, moral ou culturel ». Mais, en même temps, elle abolissait tous les obstacles culturels à l’influence de l’Économie et au développement du système capitaliste.
Cette « magnifique table rase » constituait ainsi le fondement idéal pour l’avènement du règne de la Consommation, qui devenait alors « un mode de vie à part entière ».
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