
Par Latifa Abada
« Les enfants de Madame Massu » est un film réalisé par Maxime Ruiz et Stéphane Bihan. Il revient sur un épisode peu connu de l’histoire de la colonisation française. Ces centaines d’enfants orphelins condamnés à l’errance sont « recueillis » par Suzanne Massu sous couvert de l’association pour la formation de la jeunesse. Derrière les apparences d’une œuvre humanitaire se cache une réalité bien plus sombre. Ces enfants sont victimes d’un déracinement définitif : ils ne reviendront jamais sur la terre qui les a vus naître.
En pleine guerre d’Algérie, Suzanne Massu épouse du général Massu, figure clé de la répression et de la torture durant la Bataille d’Alger organise le transfert de centaines d’enfants des rues d’Alger vers la France, via son association. Arrachés à leur pays, ces enfants sont élevés pour devenir de « vrais » Français, loin de leurs racines. Dans un documentaire inédit, trois d’entre eux : Daniel, Frédéric et Francis, reviennent sur leur histoire : leurs souvenirs, leurs trajectoires en France, et ce qu’ils ont transmis à leurs enfants.
Daniel, Frédéric et Francis sont en réalité Mohammed, Abdelhamid et Abdelkader. L’histoire de ces trois Algériens est celle de plus de 800 enfants. Les protagonistes racontent les circonstances de leur départ de leur village, ensuite d’Alger.
En 1954 ils fuient les montagnes pour se réfugier dans les villes. À Alger et malgré leur jeune âge, ils doivent travailler et dorment dans les rues.
En 1957 Suzanne Massu fonde alors « l’Association pour la Formation de la Jeunesse » (AFJ) et ouvre un centre d’accueil pour jeunes garçons à Bab El Oued. Son objectif : prendre en charge de jeunes enfants algériens, récupérés dans la rue par les militaires français. Plusieurs centres associés à l’AFJ ouvrent dans d’autres villes algériennes, portant à près de 800 le nombre d’enfants pris en charge par l’association.
En 1960, contrainte de quitter l’Algérie après la révocation de son mari, Suzanne Massu doit décider du sort des enfants de l’AFJ. Informée par le personnel de l’association, elle choisit de les rapatrier dans le Béarn, où certains avaient déjà séjourné durant l’été.
« On nous a dit que nous partions pour une colonie de vacances à Pau. Après l’indépendance de l’Algérie, on nous a certes proposé de retourner, mais c’était très sournois. Nous ne savions même pas si nos familles ont survécu », se souviennent-ils.
Ces jeunes adultes sont contraints de choisir un prénom français, une religion, trouver un métier… Devenir français.
« Les métiers qui s’offraient à nous, c’étaient des formations techniques. On ne pouvait pas aspirer à la fac de lettres, par exemple. Nous étions accueillis dans des familles catholiques pratiquantes. Avant chaque repas, nous devions faire la prière. Je disais au prêtre du village que je priais en arabe. Il me répondit : l’essentiel est de croire au Tout-puissant, » commentent-ils.
Ces enfants victimes de déplacement ont fini par faire leur vie en France, ils se sont mariés, fondent des familles mais n’oublient jamais leur origine. Ils ont réussi à retrouver leur famille et retourner en Algérie.
Une histoire méconnue
Maxime Ruiz est un jeune réalisateur qui travaillait sur une websérie documentaire intitulée Souvenirs en cuisine, centrée sur neuf jeunes Français dont les histoires familiales sont liées à l’Algérie. Le concept : cuisiner avec leurs grands-parents tout en ravivant des souvenirs familiaux.
« J’ai laissé mon numéro sur des groupes Facebook pour trouver des participants intéressés par l’aventure, raconte-t-il. Un jour, un monsieur me contacte en me disant : « J’ai une histoire pour toi, mais elle n’a rien à voir avec ton projet ». C’était l’un des enfants de Madame Massu ».
Maxime Ruiz avoue avoir été surpris de ne jamais avoir entendu parler de cette histoire, malgré un parcours universitaire en histoire. « J’ai beaucoup étudié la colonisation et la guerre d’indépendance, mais ce sujet m’était totalement inconnu ». Il en parle à Stéphane Bihan réalisateur scénariste qui le suit dans cette aventure. « C’est une histoire extraordinaire qui reste inexploré. On a eu la chance inouïe d’avoir des témoins de cette période occultés » souligne-il.
Les deux réalisateurs racontent que la majorité de ces enfants sont restés en France. Certains sont revenus en Algérie de manière épisodique pour revoir la famille ou faire venir leurs enfants et petits-enfants.
Maxime Ruiz informe qu’il y a une étude pionnière de l’historien Yves Denéchère qui est le premier à avoir interviewé ces enfants déplacés et les membres de l’association. Il y a aussi l’historienne Raphaëlle Branche qui a écrit sur l’enfance pendant la guerre et qui évoque cette histoire.
Pour la réalisation de ce documentaire, les deux réalisateurs ont utilisé les archives filme de l’Institut national de l’audiovisuel (INA). Ces archives proviennent du fond qu’on appelait les actualités françaises. Concernant les archives écrites et photos, elles proviennent du centre de documentation et histoire de l’Algérie à Aix-en-Provence.
Dans le documentaire, ils donnent la parole à Jacques Lassor, ancien cadre de cette association. Stéphane Bihan confie qu’il faut prendre son témoignage avec des pincettes. « Il nous affirme que la majorité des familles ont été prévenues du départ de leurs enfants. C’est impossible. Nous sommes en pleine guerre. Il n’y a pas de téléphone et j’imagine difficilement qu’ils se déplacent pour prévenir les familles de ces centaines d’enfants. C’est une duperie. Ils ont prétexté l’indépendance de l’Algérie pour garder les enfants ».
Si les deux réalisateurs ont réussi à avoir un témoignage clair et détaillé des trois protagonistes, ils confient que la difficulté a été de monter l’histoire.
Stéphane Bihan explique que les 800 enfants ont été transférés par groupes successifs vers le Béarn, au château de Planterose à Moumour, près d’Oloron-Sainte-Marie, où ils ont été hébergés.
« La difficulté principale, c’était de rendre l’histoire compréhensible. Les 800 enfants ont été transférés par groupes successifs vers le Béarn. Au centre de Bab El Oued, ils étaient d’âges variés et ne faisaient pas tous la même chose. Cela a compliqué le travail de montage ».
En donnant la parole à ces anciens enfants, les réalisateurs permettent d’interroger la frontière trouble entre aide et emprise, et rappellent combien les cicatrices de la colonisation continuent de traverser les générations.
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