
La longue route bordée de tombeaux et de pins dont la chaussée, large de 4,15 m, permettait à deux chariots de se croiser. LUIGI VACCARELLA-SIME / ONLYWORLD.NET
GRAND RÉCIT - Depuis le IVe siècle avant J.-C., l’axe aux pavés antiques forme aux portes de Rome un milieu naturel et un paysage archéologique unique au monde.
Sitôt franchi les murs d’Aurélien, on tombe dans la campagne romaine comme dans un tableau. Une campagne belle comme l’antique, faite pour le peintre et l’archéologue. Mais aussi pour les promeneurs modernes, qui y trouvent l’assurance immédiate d’un bol d’air pur. Il suffit pourtant de s’engager à pied sur la route pavée à la diable − s’il est permis de critiquer une vieille dame de plus de vingt-trois siècles − pour que s’évanouisse toute velléité de comparaison avec les bois de Boulogne ou de Vincennes. Loin de simples « poumons verts » coincés entre deux agglomérations métastasées, c’est un paysage-monde qu’ouvre la via Appia en taillant, droite comme une épée, au milieu des tombeaux et des pins, jusqu’au mol horizon bleuâtre des monts Albains.
La « reine des routes » avait déjà près de quatre cents ans d’existence lorsque Stace lui décerna, au Ier siècle dans ses Silves, ce titre judicieusement repris par l’Unesco pour inscrire, le 27 juillet 2024, la « via Appia, regina viarum », sur la liste du patrimoine mondial. Une reconnaissance en forme d’évidence pour Simone Quilici, directeur du Parc archéologique de l’Appia Antica, fondé en 2016, qui souligne la particularité de cette « œuvre unique au monde, non seulement comme infrastructure romaine pionnière mais aussi par ses conséquences historiques immenses : liaison des côtes tyrrhénienne, ionienne et adriatique, ouverture d’une précieuse artère commerciale avec la Grèce, l’Orient, l’Afrique, création d’un trait d’union culturel vital entre Rome et le cœur de la Méditerranée antique ».
Car la route conçue par le censeur Appius Claudius Caecus fut tout cela et bien plus encore, tant elle a connu mille vies depuis la pose de ses premiers pavés en 312 avant J.-C. pour relier Rome à Capoue en pleine deuxième guerre samnite, qui opposait alors la République romaine à cette confédération de peuples italiques. Reprenant en partie une route existante, elle file au sud sur 90 km jusqu’à Terracina, puis bifurque vers Fondi, longe de nouveau la côte tyrrhénienne et s’enfonce en Campanie.
Prolongée un siècle plus tard, elle atteint Bénévent, descend les Pouilles jusqu’à Tarente, sur la mer Ionienne, avant de couper le talon de la péninsule et de prendre fin à Brindisi. Deux colonnes furent érigées pour célébrer son arrivée dans le principal port de l’Adriatique, vers 191 avant J.-C., au terme de 360 milles romains soit 533 km, ponctués par les fameuses bornes. La seule colonne qui subsiste intacte aujourd’hui trône, face à la mer, au sommet d’une vertigineuse volée de marches, perpétuant le signe de défi qu’elle représentait alors à l’adresse d’une Grèce bientôt conquise.

Si les premiers kilomètres de la via Appia sont aujourd’hui couverts par le bitume, les basoli, ces pavés en basalte bien poli qui remplacèrent l’ancien pavage en 189 avant J.-C., réapparaissent sitôt franchie la porte Saint-Sébastien. LUIGI VACCARELLA-SIME / ONLYWORLD.NET
Un fleuron de l’ingénierie romaine
Née comme route de conquête vers le sud et l’orient, la via Appia fut conçue selon un dessein : faciliter la marche des légions romaines. De là son tracé le plus rectiligne possible en dépit des obstacles naturels comme les marais Pontins, sa largeur moyenne de 10,30 m, sa chaussée canonique de 14 pieds − près de 4,15 m − destinée à permettre le passage simultané de deux chariots dans les deux sens, la légère convexité de sa partie centrale, qui permettait l’écoulement de la pluie vers des canaux latéraux. Et, surtout, son habile pavement, millefeuille lapidaire et fleuron de l’ingénierie romaine, que l’on s’excuse d’avoir jugé à l’aune de notre insipide asphalte. Jusqu’au XIe mille, sa conservation est restée exceptionnelle, et les antiques sillons qu’ont creusés, sur ses pavés de basalte, des générations de chars en tout genre semblent fraîchement fouillés par le doigt du passé.
« Car la route de la conquête devint bientôt celle du commerce, puis de la culture, et enfin celle par laquelle arrivèrent à Rome les religions orientales et le christianisme », rappelle Simone Quilici en déployant l’éventail des existences de la via Appia, dotée à partir de 109 d’une route alternative, la via Traiana, qui reliait Bénévent à Brindisi en passant par Bari.

Le tombeau d’Hilarius Fuscus arborant en haut-relief les portraits des défunts figurés frontalement. Erigé probablement vers 30 avant J.-C., il a été restauré par Luigi Canina au milieu du XIXe siècle. NPL/opale.photo
Le récit circonstancié que fait, dans l’une de ses Satires, le poète Horace de son voyage en compagnie de Virgile et de quelques autres, pour accompagner, en 37 avant J.-C., Mécène en mission diplomatique de Rome à Brindisi, est le plus ancien témoignage d’un voyage sur l’Appia. Plus tard, vers 60, c’est en foulant ses pavés que l’apôtre saint Paul, débarqué à Pouzzoles, près de Naples, atteignit Rome pour la première fois. S’il ne fit pas le voyage en chariot comme Mécène et ses amis, il put néanmoins goûter la sollicitude dont la reine des routes entourait les moins nantis : outre les tavernes et les auberges qui jalonnaient son parcours, sa chaussée a conservé, de part et d’autre, son trottoir à l’usage des piétons.
Sur les 3 km qui séparent son point de départ, piazza di Porta Capena, près du Circo Massimo, de la porte Saint-Sébastien, l’Appia a été hélas dissimulée sous le revêtement de la route moderne. Son épithète d’antica semble ici si anachronique qu’on a rebaptisé ce tronçon du nom de cette porte. Un jeu de cache-cache que l’écrivain Jacques de Saint Victor a débusqué avec talent tout au long de son tracé dans Via Appia, voyage sur la plus ancienne route d’Italie (Equateurs, 2016). Lui a attaqué la route à pied avant de poursuivre en… Fiat Millecento, jusqu’à Brindisi.

L’une des cinq chambres funéraires dites « cubicula des sacrements », dans les catacombes de Saint-Calixte. Elles doivent leur nom aux fresques du début du IIIe siècle qui les décorent et qui figurent les sacrements du baptême et de l’eucharistie avec, ici, le miracle de la multiplication des pains et des poissons. Gianni Dagli Orti / Aurimages
Mais pour qui veut l’explorer dans sa partie romaine, le VTT se prête mieux à l’énergique et somptueuse promenade qu’elle offre. On passe devant les thermes de Caracalla, on franchit la porte Saint-Sébastien et on s’enfonce, entre deux murs où cascadent des grappes de verdure, sur les premiers pavés enfin retrouvés.
Ici commencent les 4580 ha du Parc régional de l’Appia Antica, dont les limites coïncident avec celles du Parc archéologique : de Rome aux Castelli Romani, la plus grande aire urbaine protégée d’Europe, qui s’étend aux 11 premiers milles de l’Appia et à ses alentours – la vallée de la Caffarella, le Parc archéologique des tombes de la via Latina et le parc des Aqueducs.
À mesure que la route déroule son tracé impeccable, elle dessine un paysage dont les mille visages présentent cet unique air de famille dont témoignait Chateaubriand dans une lettre de 1804 à son ami Fontanes : « À peine découvrez-vous quelques arbres, mais partout s’élèvent des ruines d’aqueducs et de tombeaux ; ruines qui semblent être les forêts et les plantes indigènes d’une terre composée de la poussière des morts et des débris des empires. »

Réplique du sarcophage de Scipion Barbatus (l’original est aux musées du Vatican), dans le tombeau des Scipions, début du IIIe siècle avant J.-C. Stefano Ravera / Alamy / Hemis
Séjourner parmi les élus
Déjà, avant d’atteindre la porte Saint-Sébastien, le tombeau des Scipions devait nous alerter. Les membres de cette illustre gens de l’époque républicaine furent les premiers, au début du IIIe siècle avant J.-C., à bâtir leur dernière demeure sur les bords de l’Appia. Jusqu’à la fin de l’époque impériale, mausolées, sépulcres et columbarii y poussèrent à leur tour sur plusieurs rangs, de Rome à Bovillae (aujourd’hui Frattocchie), sans autre logique que les rêves et les moyens d’ostentation de leurs propriétaires.
On sourit en imaginant, au lieu de boutiques, des tombeaux sur nos Champs-Élysées parisiens. Mais Arles la provençale n’a-t-elle pas ses Alyscamps, où Dante rappelle, dans un vers de l’Enfer, que « les sépulcres font le sol inégal » ? Bâtis le long de la via Aurelia, ils disent, comme ceux de la via Appia, la tranquille assurance de ceux qui y reposent de séjourner parmi les élus.
Un œil sur le dépliant édité par le Parc, on visite les tombeaux de l’Appia comme on arpenterait la Grande Galerie du Louvre imaginée par Hubert Robert dans son tableau de 1796, avec ses voûtes à ciel ouvert et sa végétation festonnant les débris somptueux des œuvres humaines. Tumulus, dés, tours, pyramides, autels ou temples : dans ce magasin d’architecture funéraire, les tombeaux affectent toutes les formes, plus ou moins malmenées par les siècles.
À main gauche, voici le mausolée de Geta, tour en gradins réduite à un noyau dépouillé de ses marbres, sur lequel le Moyen Âge a édifié une petite maison. On a voulu y voir le tombeau du fils de Septime Sévère, assassiné en 211 par son frère Caracalla. Pure fantaisie, comme nombre d’attributions que la quête passionnée des siècles morts a dictées aux hommes.

Simone Quilici, directeur du Parc archéologique de l’Appia Antica. Archivio Parco Archeologico dell’Appia Antica
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