ENTRETIEN. Face à « l’anti-civilisation », l’auteur québécois Étienne-Alexandre Beauregard prône l’urgence d’un « conservatisme du bien commun » contre les idées qui nous vident de sens.
Propos recueillis par Charles Sapin
La valeur n'attend pas le nombre des années. Du haut de ses 24 ans, Étienne-Alexandre Beauregard ne fait pas mentir la maxime classique avec son essai, Anti-civilisation : pourquoi nos sociétés s'effondrent de l'intérieur, publié aux Éditions de La Cité. Le diplômé en philosophie politique et ancien conseiller du Premier ministre du Québec y alerte sur l'effondrement de nos sociétés. Il y dénonce l'inversion du processus de civilisation, où l'abandon de l'« homme ordinaire » et l'exaltation d'une « liberté négative » minent le socle commun. Libéralisme, wokisme et multiculturalisme sont pointés du doigt comme des forces déconstructrices. Sa solution : un « conservatisme du bien commun » pour rebâtir une base culturelle et morale, seule garante d'une liberté durable face au risque d'un retour à l'état de nature. Entretien.
Le Point : Votre livre s'appelle Anti-civilisation. Pourquoi ce titre ? La newsletter débats et opinions
Étienne-Alexandre Beauregard : La civilisation c'est, comme le disait Norbert Elias, lorsque les membres d'une société sont capables de mettre de côté leurs pulsions antisociales. C'est l'acceptation de se soumettre à certaines normes culturelles, morales, traditionnelles, afin de parvenir à une existence pacifiée avec les autres. C'est la sortie de l'état de nature pour un état d'ordre, passant par une forme d'autocontrainte, où l'on comprend l'intérêt que l'on tire à obéir à la norme commune. Nous assistons précisément à l'inverse. Ce processus de civilisation s'enraye, décline pour finalement s'inverser. C'est l'anti-civilisation. L'objet de ce livre est de documenter les forces et théories en présence qui minent ce socle civilisationnel. Que ce soit le libéralisme, une certaine forme de socialisme, le wokisme, le multiculturalisme, une part de nietzschéisme mais aussi le populisme. Avec la préoccupation sous-jacente de rebâtir quelque chose de commun sur des bases positives.
Dans ce basculement de la civilisation à l'anti-civilisation, vous soulignez le rôle majeur qu'a joué l'abandon du culte de « l'homme ordinaire », devenu objet de méfiance.
La figure de l'homme ordinaire est issue des révolutions démocratiques, que ce soit la révolution américaine, française ou britannique. Elles ont apporté cette idée que l'absolutisme était insatisfaisant, et que la majorité des citoyens avaient la légitimité de se gouverner eux-mêmes. Sieyès, dans Qu'est-ce que le tiers-État ?, affirme que cette classe majoritaire qui fait fonctionner la France est en droit de décider de sa propre destinée et mérite donc l'estime sociale. Particulièrement durant la première moitié du XXe siècle, l'homme ordinaire, et avec lui la classe moyenne qui était en train de naître, était culturellement valorisé. Le vice-président américain Henry Wallace annonçait justement que ce siècle serait « celui de l'homme ordinaire ». Cela a été un fort vecteur d'intégration culturelle. Est-ce qu'aujourd'hui, un jeune qui s'appelle Dino Crocetti aux États-Unis changerait son nom pour Dean Martin ? Est-ce que Shahnourh Varinag Aznavourian deviendrait Charles Aznavour par simple désir d'appartenir à cette majorité dite ordinaire ? Non. L'homme ordinaire est aujourd'hui assimilé aux « beaufs ». Ce sont les « ringards ». Récemment, Joe Biden a innové avec le terme de « garbage (poubelles, NDLR) » pour les électeurs de Trump. Ce basculement dans la perception de l'homme ordinaire est lié au traumatisme issu du moment totalitaire.
Le moment totalitaire, toujours lui. Comment a-t-il descendu l'homme ordinaire de son piédestal ?
Les crimes commis au nom du peuple, mais contre lui, par les totalitarismes nazi et soviétique ont donné mauvaise presse à la figure majoritaire. Cela conduit des penseurs comme Karl Popper à croire qu'en raison des excès du totalitarisme, la démocratie occidentale devrait changer de projet fondamental. À partir de maintenant, la loi de la majorité est suspecte, ce n'est plus une vertu en soi. La « société ouverte » qu'imagine Popper propose que le nouveau cœur du régime soit « la liberté pour chacun de mener sa vie comme il l'entend ». Ce principe libéral est désormais profondément enraciné dans nos régimes, mais il n'est pas foncièrement démocratique. La règle de la majorité est désormais assimilée à une forme de société close, un tribalisme. Suivant cette impulsion, la majorité, mais aussi tout ce qu'elle charrie, qu'il s'agisse des normes culturelles, des traditions, l'héritage des générations précédentes voient leur légitimité remise en question et perçues comme autant de contraintes dont il serait un devoir de s'affranchir, pour être réellement « libre ».
Pour vous la substitution de la démocratie, comme valeur cardinale, par celle de la liberté est la cause de la fracturation de la civilisation ?
Pas n'importe quelle liberté. Le penseur britannique Isaiah Berlin décrit une liberté « négative » qui se pense explicitement en opposition à ce qui l'entoure. C'est la liberté d'un individu contre la famille, contre la nation, contre la communauté, contre toutes les structures qui l'encadrent mais qui, au bout du compte, donnent un sens à sa vie. À partir du moment où ces structures sont vécues comme coercitives, les premières bribes de la déconstruction arrivent. Il est d'ailleurs intéressant de souligner que la responsabilité de cette déconstruction est imputable tant à la gauche qu'à la droite. Cette liberté négative est louée tant par les mouvements anarchistes que par leur alter ego à droite que sont les libertariens. Lorsqu'on croit à cette forme négative de la liberté, la seule conclusion si l'on veut être vraiment libre, c'est de se soustraire aux obligations qui incombent à une personne comme citoyen. Or, une question subsiste. Si on utilise la liberté d'une action pour en juger la valeur, peut-on librement choisir la tradition ? De nos jours, bon nombre répondront que non, qu'il serait impossible de choisir l'enracinement à moins que sa volonté ne soit aliénée. Il ne s'agit donc moins d'une vraie liberté que d'un projet politique. Le libéralisme est en réalité la seule idéologie qui avance masquée et qui prétend ne pas en être une. L'état actuel de la génération Z à laquelle j'appartiens démontre la faillite de ce projet libéral dans la mesure où, quand on cherche ultimement à s'extraire de toutes les structures qui donnent, certes, des responsabilités mais aussi du sens, on se retrouve dans le vide.
Pour empêcher le retour de « l'homme ordinaire », il y a eu ce culte de « l'authenticité », le pendant de cette liberté d'être soi contre les autres ?
Un des plus grands théoriciens de l'authenticité est un de mes compatriotes, Charles Taylor, qui, conçoit cette idée en opposition aux « conformismes extérieurs », notamment celui de la nation. Cela s'inscrit parfaitement dans cette forme de liberté négative, mais sur un plan plus identitaire. Je ne suis authentique que dans la mesure où je me sépare de la culture dans laquelle j'existe, car ce n'est qu'en moi-même que je pourrais trouver « une certaine façon d'être humain qui est ma façon ». Sauf que nous assistons à une désaffection progressive de ce principe. La gauche intellectuelle et politique a tenu à le pousser toujours plus loin, avec pour corollaire un intéressant phénomène d'exclusion du cercle des exclus. En embrassant par exemple la question trans jusqu'à mettre en cause la sécurité des femmes, nombre d'entre elles n'étaient pas foncièrement de droite – comme J. K. Rowling – mais sont devenues aujourd'hui des égéries d'un ralliement de la gauche à une certaine coalition conservatrice. On peut également citer la question de l'antisémitisme à gauche après le 7 Octobre qui pousse de plus en plus la communauté juive à se poser la question de savoir s'ils ont encore une place de ce côté-ci de l'échiquier politique. C'était justement la une de votre numéro de la semaine passée.
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Le vote record des Latinos américains et des Noirs aux États-Unis en faveur de Donald Trump lors de la dernière présidentielle américaine s'inscrit-il dans cette même dynamique ?
D'une certaine façon. La droite a longtemps fait le calcul, devant le nombre important de personnes issues de l'immigration au sein de l'électorat, que critiquer l'immigration était un suicide politique. Que cela serait forcément pris comme une attaque vis-à-vis de l'ensemble des personnes avec un parcours migratoire plus ou moins récent. Cela explique pourquoi George W. Bush, John McCain ou Mitt Romney ont été particulièrement timides sur ces questions. Coup de théâtre. C'est finalement le candidat républicain qui a été le plus ferme sur l'immigration, au péril d'être parfois grossier et insultant, qui a engrangé le plus de soutien au sein de cette clientèle électorale. Voyons-y notamment le résultat de l'intégration sociale et économique. Quand un certain nombre de personnes issues de l'immigration finissent par rejoindre la classe moyenne, elles tendent à considérer que les intérêts de la majorité sont aussi les leurs. Surtout dans un pays comme les États-Unis qui bénéficie encore d'une culture dominante à l'échelle mondiale, ils n'ont donc plus intérêt à jouer la partition du différentialisme pour se valoriser. La voie de l'intégration paraît beaucoup plus attrayante que l'addition des marges qui finissent fatalement par créer des frictions identitaires entre elles. L'exaltation de l'authenticité ne peut mener qu'au choc des particularismes. C'est le principal obstacle de la gauche aujourd'hui.
Vous proposez, en guise de solution à l'époque, un « conservatisme du bien commun ». C'est-à-dire un conservatisme plus social, post-libéral ?
Nous sommes dans une période de recomposition, où les coalitions politiques se recomposent désormais autour des questions identitaires et culturelles avant tout. Les classes moyennes et populaires, sont maintenant les plus conservatrices sur le plan culturel, alors que les élites universitaires sont devenues le moteur du progressisme. Il est logique que le camp conservateur adopte un prisme plus social et moins libéral, en cohérence avec les préoccupations de son nouvel électorat plus populaire. Bien sûr, nombre de critiques peuvent être adressées contre l'État-providence, qui demeure hypertrophié particulièrement en France. Reste qu'un filet social est nécessaire pour une société ordonnée. La mission du conservatisme, aujourd'hui, n'est plus de vaincre le communisme. Il est mort et enterré. Mais plutôt de reconstruire, en fait, la base commune qui permet la liberté. La « liberté négative » a oublié qu'elle reposait sur des sables mouvants. Sans cette base de culture commune, de tradition, de morale, qui permet un certain vivre ensemble, toute confiance sociale est impossible. La liberté devient alors insoutenable. Elle redevient la guerre de tous contre tous, le retour à l'état de nature. Voilà ce qu'il nous faut empêcher.
