“Maroc inutile”, une expression qui a encore
toute sa signification en ce début
de troisième millénaire.
Ce Maroc qu’on ne saurait voir
Loubna Bernichi
Doit-on attendre une catastrophe naturelle pour découvrir l'autre Maroc? Apparemment, le plus beau pays du monde n'est pas que sable chaud et mer claire et limpide. Les villes impériales, avec leurs remparts, leurs quartiers pittoresques et leurs riads luxueux, cachent bien le visage misérable du Maroc profond. Celui que l'on ne le voit pas. Comment peut-il être exhibé dans les brochures colorées alors qu'il est sombre? Vaut mieux l'oublier. Hier, il suffisait juste de construire une façade pour le cacher. Aujourd'hui, il est tout bonnement ignoré. Jusqu'à quand?
Le drame de la région de Khénifra montre bien qu'il n'est plus possible de se voiler la face. Une banale infection pulmonaire a fauché la vie de plus d'une vingtaine d'habitants du douar Anfgou.
Le communiqué officiel du ministère de la Santé parle d'une pneumopathie aiguë liée au froid. Mohamed Cheikh Biadillah annonce que la situation est maîtrisée. Une équipe médicale dépêchée sur les lieux a procédé à 225 consultations sur les 1300 habitants de Anfgou. Et pourtant, la liste des morts s'allonge. Les victimes sont pour la plupart des nourrissons entre trois et 18 mois. Deux femmes, l'une âgée de 14 ans et l'autre 27 ans, ont également péri de cette mystérieuse maladie.
L'Association marocaine des droits humains (AMDH) appelle à l'ouverture d'une enquête pour expliquer les causes des décès. Loin des discours officiels et des polémiques autour du nombre de victimes, la tragédie d'Anfgou a le mérite de dévoiler la face cachée du Maroc. Les images diffusées sur Al Jazeera, la chaîne qatarie assoiffée de scoop depuis que Ben Laden a disparu du champ médiatique, ont choqué le monde. Ni les étrangers rêvant de contempler la pleine lune sur les dunes de Merzouga, ni les nationaux discutant de la misère du monde dans des salons chauffés n'ont imaginé que le seuil de pauvreté au Maroc pouvait atteindre un degré aussi dramatique. Cela ne les a peut-être pas empêchés de manger à leur faim ou de dormir tranquillement dans leur lit douillet, mais ils ne peuvent plus dire qu'ils ne savaient pas. Comment peut-on encore ignorer les miséreux d'Anfgou après avoir vu ces images? Le regard éteint de cette mère endeuillée par la perte d'un enfant qu'elle n'a pas vu grandir ne peut être oublié. La résignation de ce père portant le cadavre de son bébé enveloppé dans un linceul blanc ne doit pas laisser indifférent. La colère de ce vieillard impuissant contre l'inertie des autorités doit faire bouger les choses. Le sourire de cet enfant, content de recevoir des visiteurs venus d'un autre monde, doit interpeller. Car, il a le droit d'aspirer à un avenir meilleur.
Malheureusement, les caméras de télévision et les appareils photos n'ont pas seulement révélé l'existence d'une épidémie, mais aussi la lente agonie de toute une région. Anfgou et les autres villages avoisinants manquent de tout. Les routes sont en mauvais état. Elles sont impraticables en cette période de l'année à cause des chutes de neige. Les moyens de transport se limitent aux équidés. Les rudes conditions climatiques ne peuvent permettre l'utilisation des ânes ou des mulets pour des longues distances. Pour une région connue pour être un véritable château d'eau, puisque les plus importants fleuves comme Oum Er Rabiï y prennent naissance, il n'y a pas de réseau d'eau courante.
Les habitants sont obligés de pomper dans les rares puits ou de puiser dans des cours d'eau pollués. Pour l'électricité, il ne faut pas rêver.
Certains ignorent même qu'il suffit d'appuyer sur un interrupteur pour voir la lumière jaillir. Leurs soirées glaciales sont illuminées par des lampes à gaz. Les températures varient entre moins un à moins dix degré la nuit. Pour se réchauffer, ils achètent le bois à 50 dirhams le quintal. De quoi tenir deux jours. Par manque de moyens, ils coupent du bois clandestinement des forêts de cèdres et des chênes verts avoisinants.
Un délit passible de lourdes amendes. Les habitations sont pour la majorité construites en pisé, un matériau ne protégeant ni de la chaleur torride de l'été ni du froid meurtrier de l'hiver. Leur alimentation est basée sur le thé sucré et le pain trempé dans les meilleurs des cas dans de l'huile d'olive.
Leur seule ressource financière, c’est la culture de l'orge ou des pois chiches ou encore l'élevage des ovins. Ce qui rapporte 6.000 dirhams annuellement par foyer. Un bien maigre revenu surtout lorsqu'on sait qu'une famille a en moyenne six enfants.
Dans cette région berbère, les filles sont mariées à un âge précoce à des hommes de la même tribu, voire de la même famille. Parfois avant même d'atteindre l'âge de la puberté, elles rejoignent la demeure conjugale. Les militantes des droits de la femme doivent s'arracher les cheveux. Vraisemblablement, la réforme du Code de la famille ne concerne qu'une minorité de citadines résidant dans l'axe Casablanca-Kénitra.
La plupart des mariages sont conclus sans acte écrit, par la seule présence de douze témoins et la lecture de la fatiha.
L'ignorance est pour beaucoup dans ces pratiques anciennes. Le taux d'analphabétisme est très élevé.
Il faudrait dire que la seule classe où les filles et les garçons des six niveaux primaires s'entassent ne donne pas envie aux parents d'envoyer leurs enfants à l'école. Ils savent d'avance que les quelques lettres d'alphabet qu'ils apprendront là-bas ne les tireront pas de leur misère.
L'éducation n'est pas l'unique besoin primaire dont sont privés les enfants de la province du Khénifra. À Anfgou, le centre hospitalier le plus proche se trouve à trente kilomètres. Ce qui décourage les mamans de faire vacciner leurs bébés. Résultat: les enfants ne sont pas assez immunisés pour combattre les maladies. Au manque de soins s'ajoutent la malnutrition et le manque d'hygiène. Un habitant d'Anfgou a déclaré qu'il ne se lavait pas pendant tout l'hiver par peur d'attraper froid. Et, il n'est pas le seul. La majorité des habitants ne se changent pas parce qu'ils n'ont pas de vêtements de rechange.
Ils portent tout ce qu'il possèdent sur le dos pour se tenir au chaud. Les engelures ont fini par endurcir la peau de leurs pieds, de leurs mains et de leurs visages. Par leur apparence, les hommes et les femmes d'Anfgou font plus que leur âge. Par leur mode de vie rudimentaire, ils donnent l'air de vivre dans un autre temps. Un temps révolu.
Ce n'est pas la première fois que le monde découvre les images moyenâgeuses de l'autre Maroc. Et, c'est souvent suite à une catastrophe naturelle. On se rappelle encore celles de la localité d'Ait Kamra, dans la région d'Al Hoceima, au lendemain du tremblement de terre du 24 février 2004, ou encore celles de la vallée d'Ourika après les inondations du 17 août 1995. Et pourtant, ça n'a pas servi de leçon. On attend toujours un événement tragique pour mettre le Maroc oublié sous les feux de la rampe. Le temps d'une semaine, les médias s'intéressent à ses habitants. Ils leur donnent l'occasion de déverser leur colère. Les autorités s'activent en sortant le plan d'urgence habituel. C'est-à-dire l'envoi des couvertures et des denrées alimentaires. Une polémique éclate autour des responsables de drame.
On se renvoie la balle. Mais personne n'endosse la responsabilité de quoi que ce soit. L'argument qui ressort la plupart du temps est l'enclavement des régions oubliées. On pousse le bouchon jusqu'à accuser les habitants d'être les acteurs de leur propre isolement parce qu'ils ont choisi des terres difficiles d'accès. À quoi un jeune habitant d'Anfgou réplique: «Est-ce que quelqu'un pourrait céder la terre de ses ancêtres, aussi aride soit-elle pour s'installer sur une terre inconnue?» Même s'ils consentent à laisser leur village perdu à flanc des montagnes pour s'installer dans les grandes villes, ils ne connaîtront de la civilisation que la pollution et la précarité. Ils habiteront, sûrement, des baraques en zinc dans les quartiers périphériques sans eau courante, sans électricité et sans égouts.
Ils auront alors changé les champs verdoyants et les cimes des montagnes enneigées par du ciment et de l'asphalte à perte de vue.
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de troisième millénaire.
Ce Maroc qu’on ne saurait voir
Loubna Bernichi
Doit-on attendre une catastrophe naturelle pour découvrir l'autre Maroc? Apparemment, le plus beau pays du monde n'est pas que sable chaud et mer claire et limpide. Les villes impériales, avec leurs remparts, leurs quartiers pittoresques et leurs riads luxueux, cachent bien le visage misérable du Maroc profond. Celui que l'on ne le voit pas. Comment peut-il être exhibé dans les brochures colorées alors qu'il est sombre? Vaut mieux l'oublier. Hier, il suffisait juste de construire une façade pour le cacher. Aujourd'hui, il est tout bonnement ignoré. Jusqu'à quand?
Le drame de la région de Khénifra montre bien qu'il n'est plus possible de se voiler la face. Une banale infection pulmonaire a fauché la vie de plus d'une vingtaine d'habitants du douar Anfgou.
Le communiqué officiel du ministère de la Santé parle d'une pneumopathie aiguë liée au froid. Mohamed Cheikh Biadillah annonce que la situation est maîtrisée. Une équipe médicale dépêchée sur les lieux a procédé à 225 consultations sur les 1300 habitants de Anfgou. Et pourtant, la liste des morts s'allonge. Les victimes sont pour la plupart des nourrissons entre trois et 18 mois. Deux femmes, l'une âgée de 14 ans et l'autre 27 ans, ont également péri de cette mystérieuse maladie.
L'Association marocaine des droits humains (AMDH) appelle à l'ouverture d'une enquête pour expliquer les causes des décès. Loin des discours officiels et des polémiques autour du nombre de victimes, la tragédie d'Anfgou a le mérite de dévoiler la face cachée du Maroc. Les images diffusées sur Al Jazeera, la chaîne qatarie assoiffée de scoop depuis que Ben Laden a disparu du champ médiatique, ont choqué le monde. Ni les étrangers rêvant de contempler la pleine lune sur les dunes de Merzouga, ni les nationaux discutant de la misère du monde dans des salons chauffés n'ont imaginé que le seuil de pauvreté au Maroc pouvait atteindre un degré aussi dramatique. Cela ne les a peut-être pas empêchés de manger à leur faim ou de dormir tranquillement dans leur lit douillet, mais ils ne peuvent plus dire qu'ils ne savaient pas. Comment peut-on encore ignorer les miséreux d'Anfgou après avoir vu ces images? Le regard éteint de cette mère endeuillée par la perte d'un enfant qu'elle n'a pas vu grandir ne peut être oublié. La résignation de ce père portant le cadavre de son bébé enveloppé dans un linceul blanc ne doit pas laisser indifférent. La colère de ce vieillard impuissant contre l'inertie des autorités doit faire bouger les choses. Le sourire de cet enfant, content de recevoir des visiteurs venus d'un autre monde, doit interpeller. Car, il a le droit d'aspirer à un avenir meilleur.
Malheureusement, les caméras de télévision et les appareils photos n'ont pas seulement révélé l'existence d'une épidémie, mais aussi la lente agonie de toute une région. Anfgou et les autres villages avoisinants manquent de tout. Les routes sont en mauvais état. Elles sont impraticables en cette période de l'année à cause des chutes de neige. Les moyens de transport se limitent aux équidés. Les rudes conditions climatiques ne peuvent permettre l'utilisation des ânes ou des mulets pour des longues distances. Pour une région connue pour être un véritable château d'eau, puisque les plus importants fleuves comme Oum Er Rabiï y prennent naissance, il n'y a pas de réseau d'eau courante.
Les habitants sont obligés de pomper dans les rares puits ou de puiser dans des cours d'eau pollués. Pour l'électricité, il ne faut pas rêver.
Certains ignorent même qu'il suffit d'appuyer sur un interrupteur pour voir la lumière jaillir. Leurs soirées glaciales sont illuminées par des lampes à gaz. Les températures varient entre moins un à moins dix degré la nuit. Pour se réchauffer, ils achètent le bois à 50 dirhams le quintal. De quoi tenir deux jours. Par manque de moyens, ils coupent du bois clandestinement des forêts de cèdres et des chênes verts avoisinants.
Un délit passible de lourdes amendes. Les habitations sont pour la majorité construites en pisé, un matériau ne protégeant ni de la chaleur torride de l'été ni du froid meurtrier de l'hiver. Leur alimentation est basée sur le thé sucré et le pain trempé dans les meilleurs des cas dans de l'huile d'olive.
Leur seule ressource financière, c’est la culture de l'orge ou des pois chiches ou encore l'élevage des ovins. Ce qui rapporte 6.000 dirhams annuellement par foyer. Un bien maigre revenu surtout lorsqu'on sait qu'une famille a en moyenne six enfants.
Dans cette région berbère, les filles sont mariées à un âge précoce à des hommes de la même tribu, voire de la même famille. Parfois avant même d'atteindre l'âge de la puberté, elles rejoignent la demeure conjugale. Les militantes des droits de la femme doivent s'arracher les cheveux. Vraisemblablement, la réforme du Code de la famille ne concerne qu'une minorité de citadines résidant dans l'axe Casablanca-Kénitra.
La plupart des mariages sont conclus sans acte écrit, par la seule présence de douze témoins et la lecture de la fatiha.
L'ignorance est pour beaucoup dans ces pratiques anciennes. Le taux d'analphabétisme est très élevé.
Il faudrait dire que la seule classe où les filles et les garçons des six niveaux primaires s'entassent ne donne pas envie aux parents d'envoyer leurs enfants à l'école. Ils savent d'avance que les quelques lettres d'alphabet qu'ils apprendront là-bas ne les tireront pas de leur misère.
L'éducation n'est pas l'unique besoin primaire dont sont privés les enfants de la province du Khénifra. À Anfgou, le centre hospitalier le plus proche se trouve à trente kilomètres. Ce qui décourage les mamans de faire vacciner leurs bébés. Résultat: les enfants ne sont pas assez immunisés pour combattre les maladies. Au manque de soins s'ajoutent la malnutrition et le manque d'hygiène. Un habitant d'Anfgou a déclaré qu'il ne se lavait pas pendant tout l'hiver par peur d'attraper froid. Et, il n'est pas le seul. La majorité des habitants ne se changent pas parce qu'ils n'ont pas de vêtements de rechange.
Ils portent tout ce qu'il possèdent sur le dos pour se tenir au chaud. Les engelures ont fini par endurcir la peau de leurs pieds, de leurs mains et de leurs visages. Par leur apparence, les hommes et les femmes d'Anfgou font plus que leur âge. Par leur mode de vie rudimentaire, ils donnent l'air de vivre dans un autre temps. Un temps révolu.
Ce n'est pas la première fois que le monde découvre les images moyenâgeuses de l'autre Maroc. Et, c'est souvent suite à une catastrophe naturelle. On se rappelle encore celles de la localité d'Ait Kamra, dans la région d'Al Hoceima, au lendemain du tremblement de terre du 24 février 2004, ou encore celles de la vallée d'Ourika après les inondations du 17 août 1995. Et pourtant, ça n'a pas servi de leçon. On attend toujours un événement tragique pour mettre le Maroc oublié sous les feux de la rampe. Le temps d'une semaine, les médias s'intéressent à ses habitants. Ils leur donnent l'occasion de déverser leur colère. Les autorités s'activent en sortant le plan d'urgence habituel. C'est-à-dire l'envoi des couvertures et des denrées alimentaires. Une polémique éclate autour des responsables de drame.
On se renvoie la balle. Mais personne n'endosse la responsabilité de quoi que ce soit. L'argument qui ressort la plupart du temps est l'enclavement des régions oubliées. On pousse le bouchon jusqu'à accuser les habitants d'être les acteurs de leur propre isolement parce qu'ils ont choisi des terres difficiles d'accès. À quoi un jeune habitant d'Anfgou réplique: «Est-ce que quelqu'un pourrait céder la terre de ses ancêtres, aussi aride soit-elle pour s'installer sur une terre inconnue?» Même s'ils consentent à laisser leur village perdu à flanc des montagnes pour s'installer dans les grandes villes, ils ne connaîtront de la civilisation que la pollution et la précarité. Ils habiteront, sûrement, des baraques en zinc dans les quartiers périphériques sans eau courante, sans électricité et sans égouts.
Ils auront alors changé les champs verdoyants et les cimes des montagnes enneigées par du ciment et de l'asphalte à perte de vue.
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