En Algérie, l'autoroute la plus chère du monde
Mercredi 6 Août 2014 modifié le Jeudi 7 Août 2014 - 08:05
Source Le Monde
Les premiers kilomètres sont trompeurs pour qui prend le volant à partir d’El-Issa, à l’extrême ouest de l’Algérie. C’est même à s’y méprendre : on croirait rouler sur une autoroute, toute neuve, une vraie, avec son revêtement, ses rocades, ses panneaux.
Les premiers signes apparaissent au bout d’une demi-heure, ce groupe d’hommes, par exemple, qui agitent les bras comme des naufragés sur la bande d’arrêt d’urgence. Ils demandent « de l’eau, de l’eau ». Sitôt bu, ils m’engueulent. « C’est très dangereux de s’arrêter sur l’autoroute Est-Ouest quand les gens vous font des signes. » Puis ils se présentent : ils sont balayeurs d’autoroute.
« Ce métier n’existe pas », je leur dis. C’est une blague, j’en suis sûre, les Algériens ont un génie de l’absurde, capable de tourner les choses les plus sinistres en chef-d’œuvre d’humour.
« Ça n’existe pas sauf en Algérie, rectifie l’un. Chaque équipe balaie 30 km par semaine, toujours les mêmes. »
Il a raison. La chaussée est tordue, une malfaçon, les machines n’arrivent pas à la nettoyer. Les balayeurs montrent l’asphalte tout juste posé et déjà crevassé, la signalisation en désordre où les kilomètres augmentent au lieu de décroître, et préviennent qu’un peu plus loin, du côté d’Aïn Nehala, la route vient de s’affaisser. Puis, triomphants, ils concluent : « Le tronçon où nous sommes est le plus réussi. » Je leur demande jusqu’où va l’autoroute.« Personne ne sait où elle peut vous conduire. Bon voyage. »
UN MONSTRE NOURRI DE PÉTROLE, D'ARNAQUES ET DE SCANDALES
Le voyage ? Il suffit de se laisser glisser, croit-on, sur 970 km de bitume, d’un bout à l’autre de l’Algérie, du Maroc à la Tunisie. Lancée en 2006 sous la présidence d’Abdelaziz Bouteflika, l’autoroute Est-Ouest devait être le symbole d’un pays ambitieux qui se reconstruit après une décennie sanglante, une bravade face à tous les « printemps arabes » qui ont secoué la région, partout sauf en Algérie. Huit ans plus tard, toujours pas terminée, l’autoroute se révèle une des plus chères du monde. Mais surtout elle est devenue un monstre familier, nourri de pétrole, d’arnaques, de scandales, et dont toute l’Algérie se délecte des caprices.
La première étape doit être Oran, forcément, la grande ville de l’Ouest. Tout le monde me l’a répété avant mon départ, même Omar Benderra, économiste de talent, qui n’a pas mis les pieds dans son pays depuis plus de vingt ans. Benderra est un des premiers à avoir été contraint à l’exil, au début des années 1990, quand l’Algérie commençait à s’enfoncer dans la « sale guerre », prise en tenailles entre l’islam politique et le régime des généraux, entre le terrorisme et la lutte antiterrorisme. Ça a duré dix ans, 200 000 morts. A l’époque, je débutais en Algérie et Omar voulait me laisser entrevoir la violence qui imprègne toute situation là-bas. Il avait commencé ainsi : « La première fois que j’ai vu une femme nue, elle était morte. J’avais 7 ans. »
L’autre soir – c’était il y a quelques semaines, juste avant ce voyage au Maghreb –, nous parlions de nouveau avec Omar de violence et d’Algérie. Mais la violence de l’argent cette fois, un ouragan de milliards : dans les années 2000, la hausse du baril de pétrole – passé de 40 à 140 dollars – a catapulté l’Algérie du rang de nation surendettée à celui de grand argentier de la Banque mondiale. Cette manne soudaine a, paradoxalement, dévoilé le pays : pas de logements, pas de routes, un chômage que personne ne se risque plus à recenser, aucun investissement public depuis vingt-cinq ans. « Sans cet afflux de dollars, je ne sais pas si l’Algérie existerait encore, dit Omar. A Oran, tu sentiras l’argent, c’est la cité des milliardaires. »
« BRAQUAGE À L'ENVERS »
Ça y est, je suis à Oran, dans le hall de l’Hôtel Sheraton, construit tout en verre au moment du boom pétrolier. « Un miracle », répète en boucle le personnel, comme pour s’en convaincre. « Qui bâtirait dix-huit étages en verre dans un pays qui redoute encore les attentats ? » En face de moi, la responsable d’une banque internationale chipote un mini-croissant. En Algérie, elle a découvert ce qu’elle appelle « les braquages à l’envers ». D’habitude, un voyou fait irruption dans une agence et ressort avec les billets, la scène est connue. Ici, c’est l’inverse. Quelqu’un entre, traînant des sacs-poubelle (« Car ces gens-là utilisent toujours des sacs-poubelle »,note doucement la banquière). Il les vide sur le comptoir : des millions de dinars, en cash. L’Algérie n’exige aucun justificatif de provenance. La banquière est songeuse : « Ce serait un formidable paradis fiscal si le pays était fiable, mais les circuits parallèles ont pris tant d’importance qu’ils ont fini par remplacer presque totalement les règles officielles. Aujourd’hui, en Algérie, la normalité, c’est l’illégal. »
Autour de nous, les seuls à avoir l’air riches sont les étrangers, costume et bijoux de prix, comme les deux businessmen indiens à la table à côté. Ils vendent de la viande de buffle à un mince jeune homme en polo, qui annonce : « J’en voudrais quatorze conteneurs congelés et cinq sous vide. Vous avez des petits pois aussi ? » Il les regarde à peine : il a toujours méprisé secrètement ceux qui, comme ces Indiens, flambent en fringues ou en grands hôtels. « Des pigeons », il pense. L’argent ne se montre pas ici, ou alors seulement pour les mariages et les voitures. Qui oserait étaler ses richesses quand on ne sait pas de quoi demain sera fait ? Aucun Algérien n’investit plus chez lui, et les étrangers encore moins : la loi du 51/49 les contraint de laisser à l’Etat la majorité du capital. Les capitaux partent à Dubaï, parfois à Paris, l’habitude. Au noir, bien sûr. Et le pays s’est transformé en épicerie géante, entièrement approvisionné de l’extérieur, où les habits, la nourriture, les équipements sont déchargés par conteneurs pour 38 millions d’habitants.
« MA PART DE PÉTROLE »
Sur le parking, Samia aussi attend des fournisseurs, mais brésiliens. « Les décideurs algériens, qui trustaient jusque-là les importations, ne pouvaient plus continuer à manger tout seuls. Trop d’argent. On a fait notre “printemps arabe” à nous : vous voulez garder le pays ? D’accord, mais il faut revoir la distribution. Moi aussi je veux ma part de pétrole. » « Ma part » : c’est l’expression du moment, celle qu’on entend scander dans l’Algérie entière, de bas en haut. Samia lève les yeux au ciel. « Ça devient pénible d’ailleurs ! » Et sur le ton de la ménagère au marché, elle se plaint de « l’augmentation de la corruption » : « Les cadres de l’administration se tirent la concurrence entre eux, du genre “j’ai eu mieux que toi”. Il leur faut toujours plus d’argent, plus de portables. »
Elle joue avec les clés de sa Mercedes, n’arrive pas à partir. Où irait-elle ? Et pour quoi faire ? « Le problème, c’est l’ennui », dit-elle. Abyssal. Etouffant. « Même pas un centre commercial comme au Maroc. » Il faut aller à Paris pour le shopping, à Hammamet pour s’amuser. Aujourd’hui, son cours de fitness est déjà terminé (« Je le fais au club de l’hôtel, il y a moins d’Algériens »). Son cours d’espagnol ne commence qu’à 18 heures. Tout le monde s’y rue. Avec l’effondrement de l’immobilier en Espagne, les villas en Andalousie se vendent au prix d’un F2 ici. Madrid facilite les visas en prime, pour doper le marché. Samia pense que maintenant elle est parée, des papiers et un toit à l’étranger, des fortunes planquées chez elle – en euros ou en dollars bien sûr, selon le marché noir. Comme si elle devait s’enfuir dans la nuit. Omar Benderra m’avait prévenue : « Les Algériens n’ont pas confiance en leur propre pays. »
Je voudrais que Samia me parle de l’autoroute Est-Ouest. Le projet a été attribué en 2006 à deux consortiums, l’un chinois, l’autre japonais, pour 11 milliards de dollars – on en est déjà à 18. Des tronçons entiers restent à faire ou à refaire.
Mercredi 6 Août 2014 modifié le Jeudi 7 Août 2014 - 08:05
Source Le Monde
Les premiers kilomètres sont trompeurs pour qui prend le volant à partir d’El-Issa, à l’extrême ouest de l’Algérie. C’est même à s’y méprendre : on croirait rouler sur une autoroute, toute neuve, une vraie, avec son revêtement, ses rocades, ses panneaux.
Les premiers signes apparaissent au bout d’une demi-heure, ce groupe d’hommes, par exemple, qui agitent les bras comme des naufragés sur la bande d’arrêt d’urgence. Ils demandent « de l’eau, de l’eau ». Sitôt bu, ils m’engueulent. « C’est très dangereux de s’arrêter sur l’autoroute Est-Ouest quand les gens vous font des signes. » Puis ils se présentent : ils sont balayeurs d’autoroute.
« Ce métier n’existe pas », je leur dis. C’est une blague, j’en suis sûre, les Algériens ont un génie de l’absurde, capable de tourner les choses les plus sinistres en chef-d’œuvre d’humour.
« Ça n’existe pas sauf en Algérie, rectifie l’un. Chaque équipe balaie 30 km par semaine, toujours les mêmes. »
Il a raison. La chaussée est tordue, une malfaçon, les machines n’arrivent pas à la nettoyer. Les balayeurs montrent l’asphalte tout juste posé et déjà crevassé, la signalisation en désordre où les kilomètres augmentent au lieu de décroître, et préviennent qu’un peu plus loin, du côté d’Aïn Nehala, la route vient de s’affaisser. Puis, triomphants, ils concluent : « Le tronçon où nous sommes est le plus réussi. » Je leur demande jusqu’où va l’autoroute.« Personne ne sait où elle peut vous conduire. Bon voyage. »
UN MONSTRE NOURRI DE PÉTROLE, D'ARNAQUES ET DE SCANDALES
Le voyage ? Il suffit de se laisser glisser, croit-on, sur 970 km de bitume, d’un bout à l’autre de l’Algérie, du Maroc à la Tunisie. Lancée en 2006 sous la présidence d’Abdelaziz Bouteflika, l’autoroute Est-Ouest devait être le symbole d’un pays ambitieux qui se reconstruit après une décennie sanglante, une bravade face à tous les « printemps arabes » qui ont secoué la région, partout sauf en Algérie. Huit ans plus tard, toujours pas terminée, l’autoroute se révèle une des plus chères du monde. Mais surtout elle est devenue un monstre familier, nourri de pétrole, d’arnaques, de scandales, et dont toute l’Algérie se délecte des caprices.
La première étape doit être Oran, forcément, la grande ville de l’Ouest. Tout le monde me l’a répété avant mon départ, même Omar Benderra, économiste de talent, qui n’a pas mis les pieds dans son pays depuis plus de vingt ans. Benderra est un des premiers à avoir été contraint à l’exil, au début des années 1990, quand l’Algérie commençait à s’enfoncer dans la « sale guerre », prise en tenailles entre l’islam politique et le régime des généraux, entre le terrorisme et la lutte antiterrorisme. Ça a duré dix ans, 200 000 morts. A l’époque, je débutais en Algérie et Omar voulait me laisser entrevoir la violence qui imprègne toute situation là-bas. Il avait commencé ainsi : « La première fois que j’ai vu une femme nue, elle était morte. J’avais 7 ans. »
L’autre soir – c’était il y a quelques semaines, juste avant ce voyage au Maghreb –, nous parlions de nouveau avec Omar de violence et d’Algérie. Mais la violence de l’argent cette fois, un ouragan de milliards : dans les années 2000, la hausse du baril de pétrole – passé de 40 à 140 dollars – a catapulté l’Algérie du rang de nation surendettée à celui de grand argentier de la Banque mondiale. Cette manne soudaine a, paradoxalement, dévoilé le pays : pas de logements, pas de routes, un chômage que personne ne se risque plus à recenser, aucun investissement public depuis vingt-cinq ans. « Sans cet afflux de dollars, je ne sais pas si l’Algérie existerait encore, dit Omar. A Oran, tu sentiras l’argent, c’est la cité des milliardaires. »
« BRAQUAGE À L'ENVERS »
Ça y est, je suis à Oran, dans le hall de l’Hôtel Sheraton, construit tout en verre au moment du boom pétrolier. « Un miracle », répète en boucle le personnel, comme pour s’en convaincre. « Qui bâtirait dix-huit étages en verre dans un pays qui redoute encore les attentats ? » En face de moi, la responsable d’une banque internationale chipote un mini-croissant. En Algérie, elle a découvert ce qu’elle appelle « les braquages à l’envers ». D’habitude, un voyou fait irruption dans une agence et ressort avec les billets, la scène est connue. Ici, c’est l’inverse. Quelqu’un entre, traînant des sacs-poubelle (« Car ces gens-là utilisent toujours des sacs-poubelle »,note doucement la banquière). Il les vide sur le comptoir : des millions de dinars, en cash. L’Algérie n’exige aucun justificatif de provenance. La banquière est songeuse : « Ce serait un formidable paradis fiscal si le pays était fiable, mais les circuits parallèles ont pris tant d’importance qu’ils ont fini par remplacer presque totalement les règles officielles. Aujourd’hui, en Algérie, la normalité, c’est l’illégal. »
Autour de nous, les seuls à avoir l’air riches sont les étrangers, costume et bijoux de prix, comme les deux businessmen indiens à la table à côté. Ils vendent de la viande de buffle à un mince jeune homme en polo, qui annonce : « J’en voudrais quatorze conteneurs congelés et cinq sous vide. Vous avez des petits pois aussi ? » Il les regarde à peine : il a toujours méprisé secrètement ceux qui, comme ces Indiens, flambent en fringues ou en grands hôtels. « Des pigeons », il pense. L’argent ne se montre pas ici, ou alors seulement pour les mariages et les voitures. Qui oserait étaler ses richesses quand on ne sait pas de quoi demain sera fait ? Aucun Algérien n’investit plus chez lui, et les étrangers encore moins : la loi du 51/49 les contraint de laisser à l’Etat la majorité du capital. Les capitaux partent à Dubaï, parfois à Paris, l’habitude. Au noir, bien sûr. Et le pays s’est transformé en épicerie géante, entièrement approvisionné de l’extérieur, où les habits, la nourriture, les équipements sont déchargés par conteneurs pour 38 millions d’habitants.
« MA PART DE PÉTROLE »
Sur le parking, Samia aussi attend des fournisseurs, mais brésiliens. « Les décideurs algériens, qui trustaient jusque-là les importations, ne pouvaient plus continuer à manger tout seuls. Trop d’argent. On a fait notre “printemps arabe” à nous : vous voulez garder le pays ? D’accord, mais il faut revoir la distribution. Moi aussi je veux ma part de pétrole. » « Ma part » : c’est l’expression du moment, celle qu’on entend scander dans l’Algérie entière, de bas en haut. Samia lève les yeux au ciel. « Ça devient pénible d’ailleurs ! » Et sur le ton de la ménagère au marché, elle se plaint de « l’augmentation de la corruption » : « Les cadres de l’administration se tirent la concurrence entre eux, du genre “j’ai eu mieux que toi”. Il leur faut toujours plus d’argent, plus de portables. »
Elle joue avec les clés de sa Mercedes, n’arrive pas à partir. Où irait-elle ? Et pour quoi faire ? « Le problème, c’est l’ennui », dit-elle. Abyssal. Etouffant. « Même pas un centre commercial comme au Maroc. » Il faut aller à Paris pour le shopping, à Hammamet pour s’amuser. Aujourd’hui, son cours de fitness est déjà terminé (« Je le fais au club de l’hôtel, il y a moins d’Algériens »). Son cours d’espagnol ne commence qu’à 18 heures. Tout le monde s’y rue. Avec l’effondrement de l’immobilier en Espagne, les villas en Andalousie se vendent au prix d’un F2 ici. Madrid facilite les visas en prime, pour doper le marché. Samia pense que maintenant elle est parée, des papiers et un toit à l’étranger, des fortunes planquées chez elle – en euros ou en dollars bien sûr, selon le marché noir. Comme si elle devait s’enfuir dans la nuit. Omar Benderra m’avait prévenue : « Les Algériens n’ont pas confiance en leur propre pays. »
Je voudrais que Samia me parle de l’autoroute Est-Ouest. Le projet a été attribué en 2006 à deux consortiums, l’un chinois, l’autre japonais, pour 11 milliards de dollars – on en est déjà à 18. Des tronçons entiers restent à faire ou à refaire.
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