Parce que les fluctuations des prix du pétrole déjouent systématiquement les prévisions, la tentation est grande de considérer qu'elles sont irrationnelles. En fait, les fondamentaux jouent beaucoup plus qu'on ne le pense. Par Patrick Criqui, Directeur de recherche au CNRS, responsable de l'équipe Économie du développement durable et de l’énergie (EDDEN), Université de Grenoble Alpes
Le pétrole à moins de 30 dollars le baril ($/bl) ! Aucun observateur des marchés n'aurait pensé cela possible il y a tout juste un an. Tout comme, en 1998, on pensait que plus jamais le pétrole - alors à 20 $/bl - ne dépasserait le niveau des 30 $ : dix ans après, il était à plus de 110 $ en moyenne annuelle, après une pointe à 147 $ juste avant la crise de 2008 !
Parce que les fluctuations des prix du pétrole déjouent systématiquement les prévisions, la tentation est grande de considérer qu'elles sont irrationnelles, ou purement soumises aux aléas de la géopolitique ou encore le résultat de la financiarisation des marchés. Tout cela est vrai, mais seulement en très petite partie.
En prenant du recul, il apparaît que ces fluctuations - qui resteront toujours imprévisibles - peuvent néanmoins être expliquées par les fondamentaux du marché et par quelques caractéristiques de l'économie des ressources naturelles. Pour ce faire, il faut d'abord se référer à une équation très simple reliant la demande mondiale de pétrole et deux grandes catégories de productions : la production OPEP et la production non-OPEP. Puis il faut étudier les dynamiques de ces variables sur une période de temps suffisamment longue, disons cinquante ans. On sera alors en mesure de décrire les déséquilibres, les effets de cycle, les ajustements et désajustements qui permettent, dans des conditions géopolitiques données, que le prix d'une matière première aussi stratégique pour l'économie mondiale puisse varier brutalement dans des proportions aussi importantes.
Le rôle de l'OPEP
La production de l'Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) est égale à la demande mondiale, moins la production non-OPEP : cet apparent truisme traduit le mode de fonctionnement dominant du marché pétrolier. L'OPEP, parce qu'elle représente plus des deux tiers des réserves mondiales conventionnelles, est le « producteur d'appoint » du marché, celui qui ajuste sa production pour répondre aux fluctuations combinées de la demande et de la tendance d'évolution des autres producteurs. Ceux-ci produisent en effet au maximum de leurs capacités, qui évoluent sur le moyen terme en fonction de l'épuisement des réserves et des investissements. Mais contrairement aux enseignements de la théorie de Hotelling, les producteurs ne déploient pas une stratégie d'optimisation de leurs gains à long terme. Comme l'indiquait Morris Adelman, économiste du MIT spécialiste du pétrole, la logique des producteurs est le plus souvent celle du Take the Money and Run (« Prends l'oseille et tire-toi ! »).
L'OPEP, depuis sa création et en dehors de quelques rares moments de crise géopolitique, assure donc le bouclage du marché et l'adéquation de la demande et de l'offre. Cet ajustement permanent devrait stabiliser le marché et conduire à des évolutions régulières des prix, traduisant de manière continue les dynamiques relatives de l'offre et la demande. Or il n'en est rien dans la réalité et l'on constate plutôt que les prix varient peu au cours de périodes de cinq à dix ans, au cours desquelles s'accumulent les tensions, avant de s'ajuster brutalement lors de chocs et de contre-chocs.
Les cycles de fluctuations
La meilleure manière de décrire ce phénomène est d'observer la dynamique du prix du pétrole, en fonction du niveau de production des pays de l'OPEP, comme l'a fait Dermot Gately, autre spécialiste du pétrole, au début des années 1980. On peut alors se livrer à une approche « phénoménologique » de ces variations, approche qui doit être informée à la fois par l'analyse économique et par la prise en compte d'éléments historiques et géopolitiques. Commentons alors les cycles décrits dans le « diagramme de l'escargot » ci-dessous, qui fait clairement apparaître l'alternance de périodes de sur- et de sous-évaluation des prix du pétrole.
Le diagramme de l'escargot. Source: P. Criqui, données BP Statistical Review of World Energy 2015, OPEC Monthly Oil Report Jan. 2016, Author provided
- 1965-1998 : des débuts de l'OPEP aux chocs pétroliers et à la fin du premier cycle
L'OPEP, créée en 1960 à l'instigation du Koweït et du Venezuela, se bat dans ses premières années non sur les prix, mais pour renforcer la fiscalité imposée aux compagnies étrangères. En 1965, elle produit 13 millions de barils par jour (Mbj) pour un prix de 15 $ d'aujourd'hui (2 $ de l'époque). Jusqu'en 1973 le prix est bloqué par les compagnies internationales et la croissance de la production est accélérée puisque pour répondre à la demande mondiale, elle atteint 30 Mbj huit ans après, à la veille du premier choc pétrolier. Avec le détonateur de la guerre du Kippour, celui-ci porte le prix à 55 $ et stoppe l'augmentation des quantités. Le deuxième choc pétrolier de 1979 n'est déjà plus déclenché par l'OPEP, mais par l'affolement des marchés suite à la révolution islamique en Iran : le prix s'établit au-dessus de 100 $/bl d'aujourd'hui.
Zaki Yamani, alors ministre du pétrole de l'Arabie saoudite, conscient des risques encourus, n'entérine cette hausse qu'à son corps défendant. Pendant les six années suivantes, l'OPEP - pour la première et peut-être la dernière fois - se comporte comme un véritable cartel et réduit sa production pour défendre le niveau des prix. Dans une descente infernale du niveau de sa production, l'Arabie saoudite ne produit plus en 1985 que 3 Mbj, soit à peine autant que le Royaume-Uni. Zaki Yamani déclenche alors la première guerre des prix, contre Margaret Thatcher et ses gisements offshore en mer du Nord. Après ce contre-choc, et avec des niveaux de prix de l'ordre de 30 $/bl, s'engage la reconquête du marché, à peine perturbée par l'invasion du Koweït par l'Irak en 1990. En pleine crise géopolitique, Sadek Boussena, ministre algérien du pétrole, alors président de l'OPEP, déclare : « L'OPEP n'a aucune intention de déclencher un choc pétrolier ».
Le premier cycle s'achève en 1998, année au cours de laquelle même de bons observateurs considèrent que les prix ne dépasseront plus 20 $, alors que The Economist titre "Drawning in oil !" (« On se noie dans le pétrole »). L'examen du diagramme de l'escargot aurait dû conduire à plus de prudence et signaler une situation du marché dangereusement proche de celle de 1973. Fin d'un cycle.
Le pétrole à moins de 30 dollars le baril ($/bl) ! Aucun observateur des marchés n'aurait pensé cela possible il y a tout juste un an. Tout comme, en 1998, on pensait que plus jamais le pétrole - alors à 20 $/bl - ne dépasserait le niveau des 30 $ : dix ans après, il était à plus de 110 $ en moyenne annuelle, après une pointe à 147 $ juste avant la crise de 2008 !
Parce que les fluctuations des prix du pétrole déjouent systématiquement les prévisions, la tentation est grande de considérer qu'elles sont irrationnelles, ou purement soumises aux aléas de la géopolitique ou encore le résultat de la financiarisation des marchés. Tout cela est vrai, mais seulement en très petite partie.
En prenant du recul, il apparaît que ces fluctuations - qui resteront toujours imprévisibles - peuvent néanmoins être expliquées par les fondamentaux du marché et par quelques caractéristiques de l'économie des ressources naturelles. Pour ce faire, il faut d'abord se référer à une équation très simple reliant la demande mondiale de pétrole et deux grandes catégories de productions : la production OPEP et la production non-OPEP. Puis il faut étudier les dynamiques de ces variables sur une période de temps suffisamment longue, disons cinquante ans. On sera alors en mesure de décrire les déséquilibres, les effets de cycle, les ajustements et désajustements qui permettent, dans des conditions géopolitiques données, que le prix d'une matière première aussi stratégique pour l'économie mondiale puisse varier brutalement dans des proportions aussi importantes.
Le rôle de l'OPEP
La production de l'Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) est égale à la demande mondiale, moins la production non-OPEP : cet apparent truisme traduit le mode de fonctionnement dominant du marché pétrolier. L'OPEP, parce qu'elle représente plus des deux tiers des réserves mondiales conventionnelles, est le « producteur d'appoint » du marché, celui qui ajuste sa production pour répondre aux fluctuations combinées de la demande et de la tendance d'évolution des autres producteurs. Ceux-ci produisent en effet au maximum de leurs capacités, qui évoluent sur le moyen terme en fonction de l'épuisement des réserves et des investissements. Mais contrairement aux enseignements de la théorie de Hotelling, les producteurs ne déploient pas une stratégie d'optimisation de leurs gains à long terme. Comme l'indiquait Morris Adelman, économiste du MIT spécialiste du pétrole, la logique des producteurs est le plus souvent celle du Take the Money and Run (« Prends l'oseille et tire-toi ! »).
L'OPEP, depuis sa création et en dehors de quelques rares moments de crise géopolitique, assure donc le bouclage du marché et l'adéquation de la demande et de l'offre. Cet ajustement permanent devrait stabiliser le marché et conduire à des évolutions régulières des prix, traduisant de manière continue les dynamiques relatives de l'offre et la demande. Or il n'en est rien dans la réalité et l'on constate plutôt que les prix varient peu au cours de périodes de cinq à dix ans, au cours desquelles s'accumulent les tensions, avant de s'ajuster brutalement lors de chocs et de contre-chocs.
Les cycles de fluctuations
La meilleure manière de décrire ce phénomène est d'observer la dynamique du prix du pétrole, en fonction du niveau de production des pays de l'OPEP, comme l'a fait Dermot Gately, autre spécialiste du pétrole, au début des années 1980. On peut alors se livrer à une approche « phénoménologique » de ces variations, approche qui doit être informée à la fois par l'analyse économique et par la prise en compte d'éléments historiques et géopolitiques. Commentons alors les cycles décrits dans le « diagramme de l'escargot » ci-dessous, qui fait clairement apparaître l'alternance de périodes de sur- et de sous-évaluation des prix du pétrole.
Le diagramme de l'escargot. Source: P. Criqui, données BP Statistical Review of World Energy 2015, OPEC Monthly Oil Report Jan. 2016, Author provided
- 1965-1998 : des débuts de l'OPEP aux chocs pétroliers et à la fin du premier cycle
L'OPEP, créée en 1960 à l'instigation du Koweït et du Venezuela, se bat dans ses premières années non sur les prix, mais pour renforcer la fiscalité imposée aux compagnies étrangères. En 1965, elle produit 13 millions de barils par jour (Mbj) pour un prix de 15 $ d'aujourd'hui (2 $ de l'époque). Jusqu'en 1973 le prix est bloqué par les compagnies internationales et la croissance de la production est accélérée puisque pour répondre à la demande mondiale, elle atteint 30 Mbj huit ans après, à la veille du premier choc pétrolier. Avec le détonateur de la guerre du Kippour, celui-ci porte le prix à 55 $ et stoppe l'augmentation des quantités. Le deuxième choc pétrolier de 1979 n'est déjà plus déclenché par l'OPEP, mais par l'affolement des marchés suite à la révolution islamique en Iran : le prix s'établit au-dessus de 100 $/bl d'aujourd'hui.
Zaki Yamani, alors ministre du pétrole de l'Arabie saoudite, conscient des risques encourus, n'entérine cette hausse qu'à son corps défendant. Pendant les six années suivantes, l'OPEP - pour la première et peut-être la dernière fois - se comporte comme un véritable cartel et réduit sa production pour défendre le niveau des prix. Dans une descente infernale du niveau de sa production, l'Arabie saoudite ne produit plus en 1985 que 3 Mbj, soit à peine autant que le Royaume-Uni. Zaki Yamani déclenche alors la première guerre des prix, contre Margaret Thatcher et ses gisements offshore en mer du Nord. Après ce contre-choc, et avec des niveaux de prix de l'ordre de 30 $/bl, s'engage la reconquête du marché, à peine perturbée par l'invasion du Koweït par l'Irak en 1990. En pleine crise géopolitique, Sadek Boussena, ministre algérien du pétrole, alors président de l'OPEP, déclare : « L'OPEP n'a aucune intention de déclencher un choc pétrolier ».
Le premier cycle s'achève en 1998, année au cours de laquelle même de bons observateurs considèrent que les prix ne dépasseront plus 20 $, alors que The Economist titre "Drawning in oil !" (« On se noie dans le pétrole »). L'examen du diagramme de l'escargot aurait dû conduire à plus de prudence et signaler une situation du marché dangereusement proche de celle de 1973. Fin d'un cycle.
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