L'économiste bangladais, Prix Nobel de la paix, surnommé le « banquier des pauvres » prône un nouveau système fondé sur l'altruisme et la générosité.
On le retrouve dans la salle de déjeuner d'un petit hôtel de Saint-Germain-des-Prés, tout au fond contre la fenêtre. Aux tables d'à côté, des touristes finissent leurs croissants sans imaginer un instant que ce petit homme sagement assis seul devant une tasse de thé a reçu le prix Nobel de la paix voilà onze ans. Comme toujours, il porte une « kurta », la chemise traditionnelle du Bangladesh, surmontée d'une veste au col rond et sans manches. Comme toujours, il a aux lèvres ce petit sourire un peu pincé, qui semble vous dire à la fois « bienvenue », mais n'invite pas non plus à trop de familiarité. Et comme toujours, il est entre deux avions – il est arrivé à Paris la veille, repart le lendemain pour le Maroc. À 77 ans, Muhammad Yunus continue de parcourir le monde pour vanter les bienfaits du microcrédit, l'œuvre de sa vie. En 1976, il a créé au Bangladesh la Grameen Bank, littéralement la « banque des villages », qui permet aux plus pauvres, essentiellement des femmes, d'emprunter quelques taka, la monnaie locale, pour les aider à lancer un petit business – une boutique, de la couture, etc. Et permettre ainsi, clame-t-il, à des millions de personnes de sortir de la pauvreté grâce à l'entrepreneuriat. Une expérience qui l'a amené à créer et défendre le concept de social business, un « capitalisme qui ne distribue pas de dividendes, réinvestit ses profits et s'attache à résoudre des problèmes humains ».
Chaque humain a en lui une part d'égoïsme et une part d'altruisme
Sitôt assis face à lui, on lui demande s'il a viré pessimiste. Il reste silencieux, les yeux grands ouverts, comme s'il ne comprenait pas. On développe : lui que l'on a connu si optimiste nous a semblé un peu plus noir à la lecture de son dernier livre au titre pourtant ô combien utopique, Vers une économie à trois zéros : zéro pauvreté, zéro chômage, zéro émission carbone (JC Lattès, 338 pages, 21,50 euros) ; la faute à ses longs développements sur l'explosion des inégalités de revenus. Il nous regarde de nouveau avec des yeux si ronds qu'ils semblent crier « au fou ». Puis nous reprend : « Moi, je suis un optimiste compulsif. Je me force toujours à regarder le bon côté des choses, même si je reconnais l'existence des faces sombres. » Et Yunus de lancer un réquisitoire contre « l'homo œconomicus », cet humain théorique créé par la science économique et qui aurait comme motivation unique son seul intérêt personnel : « Chaque humain a en lui une part d'égoïsme et une part d'altruisme. Absolument tout le monde, je le constate depuis quarante ans ! Un homme ou une femme travaille pour gagner de l'argent, mais aussi pour améliorer la société, l'environnement, aider les autres, etc. Voilà pourquoi le social business complète le capitalisme égoïste, car il permet de répondre à ces autres aspirations que le seul profit. L'être humain a deux jambes, le capitalisme doit aussi avoir deux jambes. »
On a dû sacrément le vexer en questionnant son optimisme, parce que voilà Yunus, pour bien montrer les progrès accomplis, qui revient sur l'extrême pauvreté au Bangladesh dans son enfance, lui qui a perdu cinq de ses treize frères et sœurs en bas âge. Et, pire encore, sur la misère quand, étudiant aux États-Unis, il était revenu dans son pays après l'indépendance de 1971. « Les gens mourraient de faim, la famine était terrible, 85 % de la population vivait dans l'extrême pauvreté avec moins de 225 dollars de revenu annuel, le taux de mortalité infantile comme de décès en couches étaient les plus élevés du monde. Mais, depuis, l'espérance de vie est passée de 56 à 67 ans, les femmes vivent désormais plus longtemps que les hommes comme c'est la norme dans les pays développés, on vise 0 % de taux de pauvreté en 2020… » Un mouvement mondial, rappelle-t-il : le nombre d'humains vivant dans l'extrême pauvreté a diminué de plus de la moitié depuis 1990, le taux de mortalité infantile aussi (à 43 décès avant 5 ans pour 1 000 naissances). Le microcrédit a joué sa part dans ce mouvement, mais pas que. « C'est grâce à plein de choses : le libre-échange, la mondialisation, l'ouverture des frontières, la démocratie, les technologies, le partage de l'information. Tout cela a permis de diminuer la pauvreté. »
On a construit un système où on laisse volontairement des personnes de côté
Bon, on n'avait pas rêvé non plus, Yunus est quand même salement remonté contre « les échecs du capitalisme ». À commencer par le phénomène de concentration de richesses aux mains de quelques-uns. À plusieurs reprises dans la conversation, il rappellera que huit individus détiennent autant de richesse que la moitié de la population mondiale, alors qu'il fallait additionner les 388 premières fortunes mondiales pour y parvenir voilà seulement sept ans… « Quelqu'un qui va travailler comme un fou peut voir à côté un riche gagner infiniment plus que lui, en ne faisant rien si ce n'est confier ses fonds à un hedge fund [fonds spéculatifs, NDLR]. Ce qui génère logiquement de grosses colères. Et une situation intenable pour tout le monde, même pour les plus riches. Peuvent-ils vraiment vivre dans leur ghetto sans se soucier des 99 % autres ? Je ne pense pas ; d'ailleurs, s'ils s'en moquaient, ils ne donneraient pas tant d'argent à des organisations philanthropiques. Je ne blâme pas ceux qui font du profit. Mais ils peuvent aussi, parallèlement à leurs activités, faire du social business, voir que résoudre des problèmes sociaux et aider les autres peut aussi rendre heureux. » Et Yunus de passer sans transition sur une autre de ses colères : « On a construit un système où on laisse volontairement des personnes de côté. Regardez, on dit qu'atteindre le plein emploi, c'est arriver à un taux de chômage de 5 % de la population active et non pas 0 %. Nourrir une personne pour toujours à travers l'État providence, c'est lui retirer toutes les valeurs humaines, car l'être humain, à l'état de nature, prend soin de lui... » Et de se faire alarmiste : « Il faut aussi songer à l'impact sur l'emploi considérable de l'intelligence artificielle, des technologies, de la robotique… »
Des millions de femmes ont pu monter un business au Bangladesh
Face à cela, il est persuadé d'avoir LA solution pour arriver à zéro chômage : l'entrepreneuriat. « Tout le monde peut devenir entrepreneur », martèle-t-il. On a alors du mal à cacher une moue dubitative. Elle ne lui échappe pas. « Mais si, tout le monde peut devenir entrepreneur ! Des millions de femmes ont pu monter un business au Bangladesh. Ce n'est pas une question d'éducation : certaines d'entre elles étaient illettrées et elles ont réussi. Ce dont ces personnes ont avant tout besoin, c'est un peu d'argent via le microcrédit pour lancer leur business. » Il évoque les États-Unis, où Grameen Bank a été introduite en 2008, où 86 000 personnes dans douze villes ont emprunté, en tout, 600 millions de dollars. La preuve, selon lui, que sa recette est universelle. « Dans le nouveau système que je propose, plus personne ne serait dépendant de l'État providence, tout le monde serait entrepreneur et prendrait soin de lui même. » On évoque alors le cas Uber en France, qui a généré toute une nouvelle génération d'entrepreneurs, mais aussi pas mal d'espoirs déçus, à cause notamment de l'attitude de plateformes vis-à-vis des chauffeurs. « Dans ce cas-là, on est dans une zone grise, car ces personnes restent très dépendantes d'une seule entreprise. Mais c'est une première marche vers le vrai entrepreneuriat. » Il poursuit : « La théorie vous a fait croire qu'être employé, c'est la sécurité tandis que l'entrepreneuriat, c'est la précarité. Mais qui vous dit que votre emploi ne va pas être détruit demain ? Et puis, le salariat c'est aussi bien souvent terriblement ennuyeux. Un monde où vous devez bien souvent sacrifier toute créativité pour rentrer dans les codes de votre entreprise. »
Yunus, qui semblait si vexé au début de l'entretien, est maintenant comme apaisé : il a pu faire passer son message. On enchaîne les questions qui fâchent, elles glissent sur lui. Certains acteurs du microcrédit l'ont transformé en juteux marché ? Ce n'est pas le cas de celui qu'il promeut. Les études montrant que certains emprunteurs utilisent leur prêt pour consommer et pas pour investir dans un business ? Pas dans le système qu'il a créé. Le fait qu'il se soit associé à certains grands groupes ou à des personnalités controversées – on pense par exemple à Ray Dalio, un des plus gros gérants des hedge fund au monde, qui a financé la création de Grameen America ? Il répond que c'est lui qui les utilise pour les orienter vers le social business, pas eux qui l'utilise pour améliorer leur image. On arrête-là l'entretien, le sourire du début est toujours là. Sans qu'on ne demande rien, il prend l'exemplaire de son livre qu'on avait amené avec nous. Et nous le dédicace.
le Point
On le retrouve dans la salle de déjeuner d'un petit hôtel de Saint-Germain-des-Prés, tout au fond contre la fenêtre. Aux tables d'à côté, des touristes finissent leurs croissants sans imaginer un instant que ce petit homme sagement assis seul devant une tasse de thé a reçu le prix Nobel de la paix voilà onze ans. Comme toujours, il porte une « kurta », la chemise traditionnelle du Bangladesh, surmontée d'une veste au col rond et sans manches. Comme toujours, il a aux lèvres ce petit sourire un peu pincé, qui semble vous dire à la fois « bienvenue », mais n'invite pas non plus à trop de familiarité. Et comme toujours, il est entre deux avions – il est arrivé à Paris la veille, repart le lendemain pour le Maroc. À 77 ans, Muhammad Yunus continue de parcourir le monde pour vanter les bienfaits du microcrédit, l'œuvre de sa vie. En 1976, il a créé au Bangladesh la Grameen Bank, littéralement la « banque des villages », qui permet aux plus pauvres, essentiellement des femmes, d'emprunter quelques taka, la monnaie locale, pour les aider à lancer un petit business – une boutique, de la couture, etc. Et permettre ainsi, clame-t-il, à des millions de personnes de sortir de la pauvreté grâce à l'entrepreneuriat. Une expérience qui l'a amené à créer et défendre le concept de social business, un « capitalisme qui ne distribue pas de dividendes, réinvestit ses profits et s'attache à résoudre des problèmes humains ».
Chaque humain a en lui une part d'égoïsme et une part d'altruisme
Sitôt assis face à lui, on lui demande s'il a viré pessimiste. Il reste silencieux, les yeux grands ouverts, comme s'il ne comprenait pas. On développe : lui que l'on a connu si optimiste nous a semblé un peu plus noir à la lecture de son dernier livre au titre pourtant ô combien utopique, Vers une économie à trois zéros : zéro pauvreté, zéro chômage, zéro émission carbone (JC Lattès, 338 pages, 21,50 euros) ; la faute à ses longs développements sur l'explosion des inégalités de revenus. Il nous regarde de nouveau avec des yeux si ronds qu'ils semblent crier « au fou ». Puis nous reprend : « Moi, je suis un optimiste compulsif. Je me force toujours à regarder le bon côté des choses, même si je reconnais l'existence des faces sombres. » Et Yunus de lancer un réquisitoire contre « l'homo œconomicus », cet humain théorique créé par la science économique et qui aurait comme motivation unique son seul intérêt personnel : « Chaque humain a en lui une part d'égoïsme et une part d'altruisme. Absolument tout le monde, je le constate depuis quarante ans ! Un homme ou une femme travaille pour gagner de l'argent, mais aussi pour améliorer la société, l'environnement, aider les autres, etc. Voilà pourquoi le social business complète le capitalisme égoïste, car il permet de répondre à ces autres aspirations que le seul profit. L'être humain a deux jambes, le capitalisme doit aussi avoir deux jambes. »
On a dû sacrément le vexer en questionnant son optimisme, parce que voilà Yunus, pour bien montrer les progrès accomplis, qui revient sur l'extrême pauvreté au Bangladesh dans son enfance, lui qui a perdu cinq de ses treize frères et sœurs en bas âge. Et, pire encore, sur la misère quand, étudiant aux États-Unis, il était revenu dans son pays après l'indépendance de 1971. « Les gens mourraient de faim, la famine était terrible, 85 % de la population vivait dans l'extrême pauvreté avec moins de 225 dollars de revenu annuel, le taux de mortalité infantile comme de décès en couches étaient les plus élevés du monde. Mais, depuis, l'espérance de vie est passée de 56 à 67 ans, les femmes vivent désormais plus longtemps que les hommes comme c'est la norme dans les pays développés, on vise 0 % de taux de pauvreté en 2020… » Un mouvement mondial, rappelle-t-il : le nombre d'humains vivant dans l'extrême pauvreté a diminué de plus de la moitié depuis 1990, le taux de mortalité infantile aussi (à 43 décès avant 5 ans pour 1 000 naissances). Le microcrédit a joué sa part dans ce mouvement, mais pas que. « C'est grâce à plein de choses : le libre-échange, la mondialisation, l'ouverture des frontières, la démocratie, les technologies, le partage de l'information. Tout cela a permis de diminuer la pauvreté. »
On a construit un système où on laisse volontairement des personnes de côté
Bon, on n'avait pas rêvé non plus, Yunus est quand même salement remonté contre « les échecs du capitalisme ». À commencer par le phénomène de concentration de richesses aux mains de quelques-uns. À plusieurs reprises dans la conversation, il rappellera que huit individus détiennent autant de richesse que la moitié de la population mondiale, alors qu'il fallait additionner les 388 premières fortunes mondiales pour y parvenir voilà seulement sept ans… « Quelqu'un qui va travailler comme un fou peut voir à côté un riche gagner infiniment plus que lui, en ne faisant rien si ce n'est confier ses fonds à un hedge fund [fonds spéculatifs, NDLR]. Ce qui génère logiquement de grosses colères. Et une situation intenable pour tout le monde, même pour les plus riches. Peuvent-ils vraiment vivre dans leur ghetto sans se soucier des 99 % autres ? Je ne pense pas ; d'ailleurs, s'ils s'en moquaient, ils ne donneraient pas tant d'argent à des organisations philanthropiques. Je ne blâme pas ceux qui font du profit. Mais ils peuvent aussi, parallèlement à leurs activités, faire du social business, voir que résoudre des problèmes sociaux et aider les autres peut aussi rendre heureux. » Et Yunus de passer sans transition sur une autre de ses colères : « On a construit un système où on laisse volontairement des personnes de côté. Regardez, on dit qu'atteindre le plein emploi, c'est arriver à un taux de chômage de 5 % de la population active et non pas 0 %. Nourrir une personne pour toujours à travers l'État providence, c'est lui retirer toutes les valeurs humaines, car l'être humain, à l'état de nature, prend soin de lui... » Et de se faire alarmiste : « Il faut aussi songer à l'impact sur l'emploi considérable de l'intelligence artificielle, des technologies, de la robotique… »
Des millions de femmes ont pu monter un business au Bangladesh
Face à cela, il est persuadé d'avoir LA solution pour arriver à zéro chômage : l'entrepreneuriat. « Tout le monde peut devenir entrepreneur », martèle-t-il. On a alors du mal à cacher une moue dubitative. Elle ne lui échappe pas. « Mais si, tout le monde peut devenir entrepreneur ! Des millions de femmes ont pu monter un business au Bangladesh. Ce n'est pas une question d'éducation : certaines d'entre elles étaient illettrées et elles ont réussi. Ce dont ces personnes ont avant tout besoin, c'est un peu d'argent via le microcrédit pour lancer leur business. » Il évoque les États-Unis, où Grameen Bank a été introduite en 2008, où 86 000 personnes dans douze villes ont emprunté, en tout, 600 millions de dollars. La preuve, selon lui, que sa recette est universelle. « Dans le nouveau système que je propose, plus personne ne serait dépendant de l'État providence, tout le monde serait entrepreneur et prendrait soin de lui même. » On évoque alors le cas Uber en France, qui a généré toute une nouvelle génération d'entrepreneurs, mais aussi pas mal d'espoirs déçus, à cause notamment de l'attitude de plateformes vis-à-vis des chauffeurs. « Dans ce cas-là, on est dans une zone grise, car ces personnes restent très dépendantes d'une seule entreprise. Mais c'est une première marche vers le vrai entrepreneuriat. » Il poursuit : « La théorie vous a fait croire qu'être employé, c'est la sécurité tandis que l'entrepreneuriat, c'est la précarité. Mais qui vous dit que votre emploi ne va pas être détruit demain ? Et puis, le salariat c'est aussi bien souvent terriblement ennuyeux. Un monde où vous devez bien souvent sacrifier toute créativité pour rentrer dans les codes de votre entreprise. »
Yunus, qui semblait si vexé au début de l'entretien, est maintenant comme apaisé : il a pu faire passer son message. On enchaîne les questions qui fâchent, elles glissent sur lui. Certains acteurs du microcrédit l'ont transformé en juteux marché ? Ce n'est pas le cas de celui qu'il promeut. Les études montrant que certains emprunteurs utilisent leur prêt pour consommer et pas pour investir dans un business ? Pas dans le système qu'il a créé. Le fait qu'il se soit associé à certains grands groupes ou à des personnalités controversées – on pense par exemple à Ray Dalio, un des plus gros gérants des hedge fund au monde, qui a financé la création de Grameen America ? Il répond que c'est lui qui les utilise pour les orienter vers le social business, pas eux qui l'utilise pour améliorer leur image. On arrête-là l'entretien, le sourire du début est toujours là. Sans qu'on ne demande rien, il prend l'exemplaire de son livre qu'on avait amené avec nous. Et nous le dédicace.
le Point