Les déclarations sur « l’exception marocaine » pendant le Printemps arabe sonnent creux à présent que se propagent les protestations contre des politiques élitistes qui nient la dignité de la majorité
Le vendredi 28 octobre 2016, un incident tragique et fatal s’est produit dans la ville d’Al Hoceima, dans le nord-est du Maroc, lorsqu’un agent de l’État a saisi les marchandises de Mouhcine Fikri, un vendeur de poisson, et les a jetées dans un camion à ordures. Lorsque le vendeur a grimpé désespérément dans le camion pour récupérer son poisson, « un policier local a ordonné au conducteur du camion-benne de démarrer le compacteur et de ‘’le broyer’’ », selon des militants et des témoins. Le camion a horriblement broyé Fikri, causant sa mort.
« Nous étions seulement au début d’un processus révolutionnaire de long terme qui durera des années et des décennies »
- Gilbert Achcar, École d’études orientales et africaines
Cette tragédie et les protestations qui l’ont suivie ont rappelé la vague de manifestations que le Maroc a connues au début du Mouvement du 20 février en 2011, pendant le dit Printemps arabe. Elles ont incité les Marocains à poursuivre leur lutte pour la dignité, la liberté et la justice sociale et ont montré que le processus de transformation réelle au Maroc – et plus largement en Afrique du Nord et en Asie de l’Ouest – n’est pas encore terminé.
Davantage, le désir de changement a été contrarié par les dirigeants et les élites depuis le départ. Ces élites voulaient que ce « printemps » soit passager et celui-ci s’est vite transformé en automne, écrasant les espoirs de tous ceux qui étaient descendus dans les rues pour demander le respect de leur droit inaliénable à la dignité et à la liberté.
À LIRE : Pourquoi les manifestations pour Mouhcine Fikri ont réveillé l’esprit du 20 février
« Nous étions seulement au début d’un processus révolutionnaire de long terme qui durera des années et des décennies », a déclaré Gilbert Achcar, professeur d’études sur le développement et les relations internationales à l’École d’études orientales et africaines (SOAS). « Comme dans tout processus historique de ce genre, il y aura des hauts et des bas, des révolutions et des contre-révolutions, des progrès et des retours de manivelle ».
Des personnes en deuil portent le cercueil de Fikri dans la ville d’Al Hoceima, au nord du Maroc, le 30 octobre (Reuters)
Avec la connivence de la plupart des élites politiques et intellectuelles, les dirigeants se sont hâtés de promouvoir la soi-disant exception marocaine comme la règle. Néanmoins, cette proclamation de stabilité a été contredite par ces récents incidents et la mobilisation rapide et conséquente qui a eu lieu dans plus de 40 villes du Maroc ces derniers mois.
Cette mobilisation de masse a vu descendre dans les rues des militants qui ont exprimé leur rejet du mépris et de l’humiliation, collectivement désignés au Maroc par l’expression « hogra », et pour montrer leur solidarité avec les opprimés. Des actions comme celles-ci attestent du pouvoir latent des masses, un pouvoir qui détruira sans aucun doute les forces de l’oppression et du colonialisme qui ont écrasé notre libre arbitre depuis notre soi-disant indépendance en 1956.
Deux Marocs
Tout observateur de la scène marocaine est fasciné par les contradictions flagrantes de cette fable sur les deux Marocs. D’une part, un Maroc des mégaprojets – port de TangerMed, autoroutes, trains à grande vitesse (sur le modèle du TGV français), voitures de luxe, villas, palais et complexes touristiques dotés de grandes piscines et de vastes parcours de golf.
D’autre part, un Maroc dont l’Indice de développement humain (IDH) est parmi les plus bas, oscillant entre le 126e et 130e rang sur un total de 188 pays au cours des dernières années. En 2013, l’IDH du Maroc le classait au 15e rang dans le monde arabe et au 4e rang dans la région du Maghreb, derrière la Libye, l’Algérie et la Tunisie.
Tout observateur de la scène marocaine est fasciné par les contradictions flagrantes de cette fable sur les deux Marocs
Dans ce Maroc, 15 % de la population est pauvre et, selon une enquête menée en 2014 par le Haut-commissariat à la planification, les enfants marocains fréquentent l'école pour une durée moyenne de 4,3 ans par rapport à une moyenne mondiale de 7,7 ans. Ici, on rapporte que des femmes sont forcées d’accoucher dans la rue devant les hôpitaux parce que le personnel leur a refusé l’accès. De nombreuses autres personnes sont simplement privées de services de santé.
De plus, depuis l’adoption du programme d’ajustement structurel du Fonds monétaire international (FMI) au début des années 1980, le Maroc a renoncé à sa souveraineté alimentaire et est devenu vulnérable aux fluctuations des prix des produits de base sur le marché mondial. Nous devons importer des quantités croissantes de blé pour satisfaire nos besoins.
Des agriculteurs marocains sèment des engrais sur un champ de blé à Rabat (AFP)
Le Maroc a également placé le destin de son énergie entre les mains de sociétés privées internationales et locales dont l’intérêt principal est l’accumulation insatiable de profits au détriment des Marocains, contraints de payer des factures d’électricité exorbitantes et qui n’en finissent pas d’augmenter.
Dans son livre « Tropic of Chaos : Climate Change and the New Geography of Violence », l’écrivain, journaliste et professeur américain Christian Parenti étudie dans le détail le concept de convergence catastrophique – par lequel il désigne la convergence du militarisme, du néolibéralisme et du changement climatique – qui, selon lui, a dévasté de nombreuses régions du monde. Comme pour de nombreux pays de notre région, les contradictions et les injustices flagrantes que nous vivons dans ces deux Marocs sont bien expliquées par le concept de Parenti.
Plus précisément, nous sommes témoins de la convergence du despotisme politique alors que le makhzen – le réseau de patronage constitué par les membres de la famille royale, les officiels de l’armée, les propriétaires fonciers, les fonctionnaires et d’autres personnes évoluant autour du roi – s’est emparé de la quasi-totalité des décisions politiques et économiques du pays ; du néolibéralisme économique avec les forces dominantes du néocolonialisme, de la privatisation et du développement orienté vers l’exportation ; et, enfin, du changement climatique, qui se manifeste en particulier par des événements extrêmes comme les sécheresses et les inondations.
Le rouleau compresseur du despotisme politique
Au cours de la seconde moitié des années 1990, le Maroc a connu une légère amélioration en matière de libertés politiques dans le cadre de la préparation de la transition du pouvoir entre le roi Hassan II et son fils, le roi Mohammed VI, ainsi que dans le contexte du « nouvel ordre mondial », selon le terme inventé par le président américain George H.W. Bush pour décrire l’ère qui a succédé à la chute du mur de Berlin et à la fin de la guerre froide entre les États-Unis et la Russie.
En réalité, le facteur principal qui a contribué à ces gains dans le champ des libertés politiques a été la persévérance et le sacrifice de générations de citoyens et de militants marocains infatigables qui n’ont épargné aucun effort pour lutter de tout leur cœur et de toute leur âme contre la machine de répression et d’intimidation imposée par la dictature de Hassan II depuis les années 1960.
Cette amélioration relative ne pouvait dissimuler les formes persistantes de despotisme politique, baptisé « nouveau concept d’autorité ». En outre, certaines pratiques étatiques datant de la vieille époque ont continué, notamment les enlèvements, les enquêtes sous la torture et les accusations injustes, en particulier après les terribles attentats-suicides terroristes à Casablanca le 16 mai 2003.
Le Mouvement du 20 février au Maroc et, plus largement, les soulèvements extraordinaires emmenés par les jeunes de la région après la mort du vendeur ambulant tunisien Mohamed Bouazizi en janvier 2011 ont marqué un tournant historique qui a forcé les régimes autoritaires à faire quelques concessions, dont certaines, rétrospectivement, étaient purement tactiques et visaient principalement à neutraliser la colère populaire.
Les membres du Mouvement du 20 février portent des fusées éclairantes lors d’une manifestation le 6 novembre 2016 à Rabat (AFP)
Au Maroc, le succès de cette tactique s’est manifesté par l’affaiblissement, puis la disparition apparente du Mouvement du 20 février au début de l’année 2012, de nombreux militants faisant face à un retour de bâton systématique de la part de l’État, y compris de fausses accusations, des procès basés sur des preuves plus que fragiles, des emprisonnements et des licenciements. À l’instar de Moad, jeune rappeur également connu sous le nom d’El Haqed (l’enragé), considéré comme la voix du mouvement, arrêté et emprisonné à maintes reprises depuis 2012.
Le vendredi 28 octobre 2016, un incident tragique et fatal s’est produit dans la ville d’Al Hoceima, dans le nord-est du Maroc, lorsqu’un agent de l’État a saisi les marchandises de Mouhcine Fikri, un vendeur de poisson, et les a jetées dans un camion à ordures. Lorsque le vendeur a grimpé désespérément dans le camion pour récupérer son poisson, « un policier local a ordonné au conducteur du camion-benne de démarrer le compacteur et de ‘’le broyer’’ », selon des militants et des témoins. Le camion a horriblement broyé Fikri, causant sa mort.
« Nous étions seulement au début d’un processus révolutionnaire de long terme qui durera des années et des décennies »
- Gilbert Achcar, École d’études orientales et africaines
Cette tragédie et les protestations qui l’ont suivie ont rappelé la vague de manifestations que le Maroc a connues au début du Mouvement du 20 février en 2011, pendant le dit Printemps arabe. Elles ont incité les Marocains à poursuivre leur lutte pour la dignité, la liberté et la justice sociale et ont montré que le processus de transformation réelle au Maroc – et plus largement en Afrique du Nord et en Asie de l’Ouest – n’est pas encore terminé.
Davantage, le désir de changement a été contrarié par les dirigeants et les élites depuis le départ. Ces élites voulaient que ce « printemps » soit passager et celui-ci s’est vite transformé en automne, écrasant les espoirs de tous ceux qui étaient descendus dans les rues pour demander le respect de leur droit inaliénable à la dignité et à la liberté.
À LIRE : Pourquoi les manifestations pour Mouhcine Fikri ont réveillé l’esprit du 20 février
« Nous étions seulement au début d’un processus révolutionnaire de long terme qui durera des années et des décennies », a déclaré Gilbert Achcar, professeur d’études sur le développement et les relations internationales à l’École d’études orientales et africaines (SOAS). « Comme dans tout processus historique de ce genre, il y aura des hauts et des bas, des révolutions et des contre-révolutions, des progrès et des retours de manivelle ».
Des personnes en deuil portent le cercueil de Fikri dans la ville d’Al Hoceima, au nord du Maroc, le 30 octobre (Reuters)
Avec la connivence de la plupart des élites politiques et intellectuelles, les dirigeants se sont hâtés de promouvoir la soi-disant exception marocaine comme la règle. Néanmoins, cette proclamation de stabilité a été contredite par ces récents incidents et la mobilisation rapide et conséquente qui a eu lieu dans plus de 40 villes du Maroc ces derniers mois.
Cette mobilisation de masse a vu descendre dans les rues des militants qui ont exprimé leur rejet du mépris et de l’humiliation, collectivement désignés au Maroc par l’expression « hogra », et pour montrer leur solidarité avec les opprimés. Des actions comme celles-ci attestent du pouvoir latent des masses, un pouvoir qui détruira sans aucun doute les forces de l’oppression et du colonialisme qui ont écrasé notre libre arbitre depuis notre soi-disant indépendance en 1956.
Deux Marocs
Tout observateur de la scène marocaine est fasciné par les contradictions flagrantes de cette fable sur les deux Marocs. D’une part, un Maroc des mégaprojets – port de TangerMed, autoroutes, trains à grande vitesse (sur le modèle du TGV français), voitures de luxe, villas, palais et complexes touristiques dotés de grandes piscines et de vastes parcours de golf.
D’autre part, un Maroc dont l’Indice de développement humain (IDH) est parmi les plus bas, oscillant entre le 126e et 130e rang sur un total de 188 pays au cours des dernières années. En 2013, l’IDH du Maroc le classait au 15e rang dans le monde arabe et au 4e rang dans la région du Maghreb, derrière la Libye, l’Algérie et la Tunisie.
Tout observateur de la scène marocaine est fasciné par les contradictions flagrantes de cette fable sur les deux Marocs
Dans ce Maroc, 15 % de la population est pauvre et, selon une enquête menée en 2014 par le Haut-commissariat à la planification, les enfants marocains fréquentent l'école pour une durée moyenne de 4,3 ans par rapport à une moyenne mondiale de 7,7 ans. Ici, on rapporte que des femmes sont forcées d’accoucher dans la rue devant les hôpitaux parce que le personnel leur a refusé l’accès. De nombreuses autres personnes sont simplement privées de services de santé.
De plus, depuis l’adoption du programme d’ajustement structurel du Fonds monétaire international (FMI) au début des années 1980, le Maroc a renoncé à sa souveraineté alimentaire et est devenu vulnérable aux fluctuations des prix des produits de base sur le marché mondial. Nous devons importer des quantités croissantes de blé pour satisfaire nos besoins.
Des agriculteurs marocains sèment des engrais sur un champ de blé à Rabat (AFP)
Le Maroc a également placé le destin de son énergie entre les mains de sociétés privées internationales et locales dont l’intérêt principal est l’accumulation insatiable de profits au détriment des Marocains, contraints de payer des factures d’électricité exorbitantes et qui n’en finissent pas d’augmenter.
Dans son livre « Tropic of Chaos : Climate Change and the New Geography of Violence », l’écrivain, journaliste et professeur américain Christian Parenti étudie dans le détail le concept de convergence catastrophique – par lequel il désigne la convergence du militarisme, du néolibéralisme et du changement climatique – qui, selon lui, a dévasté de nombreuses régions du monde. Comme pour de nombreux pays de notre région, les contradictions et les injustices flagrantes que nous vivons dans ces deux Marocs sont bien expliquées par le concept de Parenti.
Plus précisément, nous sommes témoins de la convergence du despotisme politique alors que le makhzen – le réseau de patronage constitué par les membres de la famille royale, les officiels de l’armée, les propriétaires fonciers, les fonctionnaires et d’autres personnes évoluant autour du roi – s’est emparé de la quasi-totalité des décisions politiques et économiques du pays ; du néolibéralisme économique avec les forces dominantes du néocolonialisme, de la privatisation et du développement orienté vers l’exportation ; et, enfin, du changement climatique, qui se manifeste en particulier par des événements extrêmes comme les sécheresses et les inondations.
Le rouleau compresseur du despotisme politique
Au cours de la seconde moitié des années 1990, le Maroc a connu une légère amélioration en matière de libertés politiques dans le cadre de la préparation de la transition du pouvoir entre le roi Hassan II et son fils, le roi Mohammed VI, ainsi que dans le contexte du « nouvel ordre mondial », selon le terme inventé par le président américain George H.W. Bush pour décrire l’ère qui a succédé à la chute du mur de Berlin et à la fin de la guerre froide entre les États-Unis et la Russie.
En réalité, le facteur principal qui a contribué à ces gains dans le champ des libertés politiques a été la persévérance et le sacrifice de générations de citoyens et de militants marocains infatigables qui n’ont épargné aucun effort pour lutter de tout leur cœur et de toute leur âme contre la machine de répression et d’intimidation imposée par la dictature de Hassan II depuis les années 1960.
Cette amélioration relative ne pouvait dissimuler les formes persistantes de despotisme politique, baptisé « nouveau concept d’autorité ». En outre, certaines pratiques étatiques datant de la vieille époque ont continué, notamment les enlèvements, les enquêtes sous la torture et les accusations injustes, en particulier après les terribles attentats-suicides terroristes à Casablanca le 16 mai 2003.
Le Mouvement du 20 février au Maroc et, plus largement, les soulèvements extraordinaires emmenés par les jeunes de la région après la mort du vendeur ambulant tunisien Mohamed Bouazizi en janvier 2011 ont marqué un tournant historique qui a forcé les régimes autoritaires à faire quelques concessions, dont certaines, rétrospectivement, étaient purement tactiques et visaient principalement à neutraliser la colère populaire.
Les membres du Mouvement du 20 février portent des fusées éclairantes lors d’une manifestation le 6 novembre 2016 à Rabat (AFP)
Au Maroc, le succès de cette tactique s’est manifesté par l’affaiblissement, puis la disparition apparente du Mouvement du 20 février au début de l’année 2012, de nombreux militants faisant face à un retour de bâton systématique de la part de l’État, y compris de fausses accusations, des procès basés sur des preuves plus que fragiles, des emprisonnements et des licenciements. À l’instar de Moad, jeune rappeur également connu sous le nom d’El Haqed (l’enragé), considéré comme la voix du mouvement, arrêté et emprisonné à maintes reprises depuis 2012.
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