- Recueilli par Antoine d’Abbundo,
- le 22/02/2022
Infatigable lanceur d’alerte, Jean-Marc Jancovici annonce, depuis des années, la fin d’un monde dont la prospérité s’est bâtie sur les énergies fossiles abondantes et peu chères. Et propose pour le remplacer un plan de transition écologique qui bouscule.
La Croix L’Hebdo :Dans votre dernier ouvrage Le Monde sans fin, vous racontez avoir été « saisi » par la question du réchauffement climatique. Saisi par quoi ?
Jean-Marc Jancovici : J’ai découvert cette question un peu par hasard dans les années 1990. J’ai alors eu envie de comprendre de quoi il retournait. Je me suis formé en organisant une série de conférences pour l’association des anciens élèves de l’X [Polytechnique, NDLR], qui faisaient intervenir des scientifiques sur le fonctionnement du climat et des ingénieurs pour comprendre le lien entre les émissions de gaz à effet de serre (GES) et nos modes de production et de consommation. C’est alors que je me suis rendu compte qu’on avait face à nous un problème dont l’ampleur m’est parue en total décalage avec l’absence de place qu’on lui accordait dans les médias.
D’où l’idée de porter la bonne parole au grand public ?
J.-M. J. : Au départ, je souhaitais surtout trouver comment aider les entreprises à appréhender le problème de manière opérationnelle. C’est ainsi que j’ai mis au point, au début des années 2000, pour le compte de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe), une méthode permettant de mesurer toutes les émissions de GES, directes ou indirectes, dont dépend une activité industrielle ou tertiaire.
Par exemple, pour éditer La Croix L’Hebdo, il faut des journalistes qui voyagent, des locaux chauffés et éclairés, des ordinateurs, mais aussi du papier, une imprimerie et toute une logistique pour diffuser le magazine. C’est tous ces flux physiques – de personnes, d’objets, et donc d’énergie – qu’il faut prendre en compte pour établir le « bilan carbone » qui servira de base pour réduire les émissions. Et je suis assez fier que cette méthodologie se soit imposée, depuis, comme une norme internationale.
Ensuite, en 2007, j’ai cofondé, avec l’économiste Alain Grandjean, Carbone 4, qui propose conseils et données aux acteurs économiques en matière de décarbonation de leurs activités et d’adaptation au changement climatique. Via Carbone 4 ou The Shift Project, qui est la version associative de mon activité, pousser à l’action est la tâche qui occupe l’essentiel de mon temps.
Vous menez, en parallèle, une intense activité de vulgarisateur en multipliant les livres et les conférences. En vingt ans, avez-vous perçu un progrès dans la compréhension de l’enjeu ?
J.-M. J. : Les gens sont certainement plus sensibles au problème, mais est-ce qu’ils l’ont mieux compris ? Ce n’est pas sûr. Quand je parle avec des responsables politiques, je constate qu’ils sont peu nombreux à cerner les tenants et les aboutissants de manière correcte. Sur la question du pétrole notamment, on n’a pas progressé d’un iota. Globalement, nos dirigeants n’ont toujours pas intégré que le pic de production du pétrole conventionnel était dépassé depuis au moins dix ans et que, pour cette simple raison, l’économie ne repartira jamais comme avant. C’est pareil pour les médias qui, sur ce plan, sont restés au degré zéro de l’information.
Vous avez la dent dure contre les journalistes. Font-ils si mal que cela leur travail ?
J.-M. J. : Sur cette affaire, ils font bien trop peu. J’ai donné récemment une conférence sur ce que j’ai appelé les « sept péchés environnementaux » dont le journalisme a bien du mal à se débarrasser. Le principal est de confondre les ordres de grandeur et les échelles de temps. Un exemple parmi d’autres : il y a peu, le ministre de l’économie, Bruno Le Maire, a annoncé vouloir lancer en 2035 le premier avion à hydrogène. Or, à cette date, le transport aérien, qui utilise plus de 20 000 avions de ligne, devra avoir déjà baissé ses émissions de plus de 50 %. Qu’est-ce qu’un seul avion à hydrogène arrivant en 2035 va changer au problème dans son ensemble ? Cela n’a pas empêché tous les médias de s’extasier, comme si on venait de trouver la solution à la décarbonation du transport aérien.
Je sais bien que le journalisme est un métier à petits moyens, mais quand même : on devrait au moins apprendre dans les écoles de journalisme à faire une règle de trois. Il y a une autre faiblesse récurrente : ne pas comprendre qui est légitime pour parler de quoi en matières scientifique et technique.
Pour aborder ces sujets complexes, vous mêlez un grand sens de la pédagogie à l’art de mettre les pieds dans le plat. Ce côté iconoclaste ne vous joue-t-il pas des tours ?
J.-M. J. : Si j’exagère parfois, c’est de manière intentionnelle, pour réveiller l’auditoire, le surprendre et le forcer à se poser des questions. Le sujet que je traite exige que les gens sortent de leur zone de confort. Les scientifiques ont l’habitude d’être prudents dans leurs conclusions, mais les animaux que nous sommes assimilent parfois l’incertitude au fait qu’il ne se passera rien. On ne sait pas, donc ce n’est pas la peine de s’en occuper. Alors qu’il y a des cas de figure où le fait de ne pas savoir est porteur de grands risques. C’est pourquoi j’ai pris le parti d’enfoncer délibérément le clou, de bousculer les positions, quitte à provoquer quelques grincements et à irriter. À titre personnel, je suis plus satisfait d’être utile qu’agréable.
Sur le fond, votre discours ne varie pas. Nos sociétés développées bâties sur les énergies fossiles seraient, selon vous, condamnées. Sur quoi se fonde cette conviction ?
J.-M. J. : Sur deux faits. Le premier est biologique : il faut des dizaines, voire des centaines de millions d’années à la nature pour « fabriquer » des combustibles fossiles, charbon, gaz et pétrole. L’autre est mathématique : quand vous disposez d’un stock de départ donné une fois pour toutes, l’extraction annuelle ne peut que tendre vers zéro à l’infini. Conclusion : s’il n’y a plus de combustibles fossiles, cela condamne la civilisation fondée dessus. Pendant deux siècles, nous avons bénéficié d’une énergie de plus en plus abondante et gratuite, fournie gracieusement par dame Nature, ce qui a permis des gains de productivité incroyables. Mais le système se heurte désormais à une double limite physique : celle des ressources à l’amont, et celle de la taille de la poubelle atmosphérique à l’aval.
Combien de temps nous reste-t-il pour danser sur le pont du Titanic ?
J.-M. J. : Cela dépend de quoi l’on parle. Le pic de production du pétrole dit « conventionnel » a déjà eu lieu en 2008 et, depuis cette date, les pays de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques, NDLR) sont entrés dans une espèce de marasme économique dont on n’arrive pas à sortir malgré la quantité faramineuse d’argent que l’on déverse dans l’économie. Or la seule énergie mondialisée, c’est le pétrole. C’est la source la plus facile à transporter et la plus efficace, notamment pour se déplacer. À partir du moment où la production de pétrole « tout compris » – avec le pétrole de schiste et les sables bitumineux – commence à décliner, les régions bien dotées en gaz et en charbon peuvent encore connaître, provisoirement, une certaine croissance – au détriment du CO2 –, mais cela n’est déjà plus vrai pour les pays importateurs, notamment les pays européens, dont la France.
Une autre limite physique est celle du climat. Si l’on attend d’avoir franchi les pics géologiques, nous allons largement dépasser le seuil des 2 °C d’augmentation de la température fixé par l’accord de Paris de 2015. Dans le pire des cas, le thermomètre mondial pourrait même grimper de 4 à 5 °C d’ici à 2100. Une telle hausse correspond à la sortie de la dernière ère glaciaire. Mais cela s’est fait en dix mille ans. Or la surchauffe due à l’activité humaine suit un rythme si rapide depuis l’ère industrielle que les catastrophes vont se multiplier au risque de plonger le monde dans le chaos si l’on n’agit pas vite.
Pour tenir le réchauffement dans la limite d’une hausse de 2 °C, il faudrait réduire les émissions de GES de 4 % par an. C’est ce qui s’est passé avec la crise du Covid au niveau mondial, avec les conséquences économiques et sociales que l’on sait. Le remède ne serait-il pas pire que le mal ?
J.-M. J. : Quelle est l’autre solution ? Qu’on le veuille ou non, nous n’échapperons pas à la décroissance, et il vaut mieux s’y préparer dès maintenant. Si l’on ne fait pas d’efforts pour organiser la réduction volontaire des émissions, nous aurons des réductions subies, à l’occasion de crises économiques successives et massives et – ou – de diminutions de population. On en revient à votre première question. Être saisi, c’est toucher du doigt la fragilité de notre système derrière sa performance.
À vous écouter, il faudrait tout repenser, tout reconstruire sur de nouvelles bases. Mais par où commencer ?
J.-M. J. : Pour bâtir une maison, vous devez d’abord établir un plan d’ensemble. C’est ce que les équipes de The Shift Project, que je préside, ont essayé de faire en proposant un programme pour décarboner, secteur par secteur, l’économie française. Prenons, par exemple, les transports, un secteur extrêmement dépendant du pétrole.
Aujourd’hui, la France dispose d’un parc d’environ 40 millions de voitures particulières, essentiellement à moteur thermique, utilisées la plupart du temps pour transporter une personne. Demain, ce parc devra compter beaucoup moins de véhicules, qui seront moins lourds et électriques, et plus de vélos, eux aussi électriques, dont des vélos-cargos pour faire de la distribution urbaine. Il faut aussi multiplier par deux le réseau ferré et développer les camions et bus électrifiés. Et réduire drastiquement le nombre d’avions, le secteur aérien étant celui qui résistera, de toute façon, le moins bien à la fin du pétrole.
Ces solutions paraissent de bon sens. Pourquoi a-t-on tant de mal à les appliquer ?
J.-M. J. : Pour tout un tas de raisons enchevêtrées. L’une d’elles, c’est l’emploi. Si l’on supprime des lignes aériennes, les pilotes, les hôtesses et les stewards, le personnel au sol rouspètent et, en démocratie, on a plus tendance à se préoccuper de ceux qui perdent aujourd’hui que de ceux qui gagneront demain. De manière plus profonde, notre système est conservateur car il a du mal à penser et à promouvoir des évolutions rapides, sauf en cas d’extrême nécessité comme cela a été le cas aux États-Unis ou en Grande-Bretagne pendant la Seconde Guerre mondiale. Jusqu’à présent, la situation paraît encore assez confortable et l’on veut croire que les difficultés finiront par passer. Nous ne nous sommes pas vraiment mis dans le crâne que le monde est confronté non pas à une crise, mais au début d’une mutation profonde, inéluctable et irréversible.
Et vous, à titre privé, que faites-vous pour le climat et la planète ?
J.-M. J. : Si l’on calcule le bilan carbone d’un Français moyen, on trouve quatre postes importants : la nourriture, le transport, les achats et le logement.
Sans être végétarien ni peser au gramme près, cela fait longtemps que j’ai beaucoup diminué ma consommation de viande, en particulier de bœuf. Dans le plan de transformation de l’économie française que j’évoquais tout à l’heure, on estime qu’il faudrait, en gros, diviser le cheptel bovin par deux. Il faut, bien sûr, maintenir de l’élevage extensif car les prairies sont l’un des moyens de capter du carbone, mais réduire l’élevage intensif en stabulation, où les animaux sont nourris avec des céréales, dont du soja, le plus souvent importé.
Pour mes déplacements au quotidien, habitant en Île-de-France, j’utilise les transports en commun ou le vélo. Je ne prends ma voiture que deux ou trois fois par an. Et je n’utilise presque plus l’avion depuis vingt ans.
Quant aux achats, je fais partie de la catégorie de ceux qu’il faut traîner de force dans un magasin pour leur faire acheter une nouvelle paire de chaussettes. Les seules courses que j’aime bien faire, c’est au marché. Pour le reste, moins j’achète, plus je suis heureux. Mon seul point faible, c’est le logement : il faudrait que je remplace la chaudière à gaz par une pompe à chaleur.
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