La sortie du capitalisme est une condition nécessaire, mais non suffisante pour relever les enjeux écologiques. Ingénieur en sciences de l’environnement de formation et docteur en économie, Victor Court retrace dans son premier ouvrage, L’emballement du monde (Écosociété, 2022), l’histoire des sociétés humaines au prisme de l’énergie et la façon dont l’énergie et les rapports de domination s’y entrelacent. Il y expose aussi des perspectives pour l’avenir, échappant à la fois au techno-solutionnisme et au catastrophisme.
Les opinions exprimés dans cet entretien n’engagent que leur auteur, elles ne reflètent en aucun cas le point de vue des institutions auxquelles il est affilié.
Laurent Ottavi (Élucid) : Quel objectif visiez-vous en décidant d’écrire un livre qui remonte si profondément le cours de l’Histoire ?
Victor Court : Je cherchais à déceler les causes profondes de l’état de désastre écologique dans lequel nous sommes, afin d’en déduire les solutions les plus adéquates pour sortir de cette impasse. Je raconte dans mon livre, avec une approche interdisciplinaire, l’histoire de l’humanité sous l’angle particulier du rôle de l’énergie. Cette approche permet de mieux comprendre les grandes lignes de notre histoire, car plus on utilise d’énergie, plus on est en mesure d’agir sur l’environnement.
Je relie aussi ces évolutions matérielles à celles des relations de domination : au sein des sociétés elles-mêmes (la structuration de classe, les inégalités, les relations hiérarchiques y compris liées au genre et à la couleur de peau), entre les sociétés (l’exploitation des unes par les autres) et de l’humanité sur la nature. L’idée n’est pas de dire que l’énergie a tout déterminé dans notre histoire, mais qu’elle a été extrêmement structurante. J’ai coutume de dire que l’énergie à notre disposition borne le domaine des possibles, le reste est du ressort de notre volonté et des aléas de l’Histoire.
Élucid : Quelles sont les principales caractéristiques de chacun des trois temps de cette Histoire ?
Victor Court : On peut identifier deux grandes ruptures qui sont aussi deux grandes transitions énergétiques, même si ces deux termes ne sont pas tout à fait appropriés, car elles sont faites de va-et-vient, de coups d’arrêts et de reprises. La première est celle de la transition agricole du néolithique, c’est-à-dire le passage, sur plusieurs milliers d’années, d’un système énergétique reposant principalement sur la chasse, la cueillette et la combustion du bois à un système énergétique dans lequel les convertisseurs énergétiques que sont les plantes et les animaux sont désormais exploités via l’agriculture.
La seconde rupture se confond avec les débuts de la Révolution industrielle, à la fin du XVIIIe siècle en Angleterre, qui permet d’extraire de l’énergie fossile, en particulier du charbon et ensuite du pétrole et du gaz et tout un tas de matériaux qui permettent de construire les infrastructures du monde moderne. Les trois périodes ainsi découpées sont les suivantes : le temps des chasseurs-cueilleurs au paléolithique que j’appelle le « temps des collecteurs » ; le « temps des moissonneurs » ensuite avec l’agriculture, du néolithique à la veille de la révolution industrielle ; et enfin le « temps des extracteurs », qui est encore le nôtre.
Chacun de ces trois temps est défini par un système énergétique qui émerge sans supprimer l’ancien. Pendant le temps des moissonneurs, les produits de la chasse et de la cueillette, et l’énergie issue de la combustion du bois, continuent d’avoir une part importante dans le bilan énergétique de l’humanité. De même, le monde de l’économie fossile n’a pas arrêté de pratiquer l’agriculture. Le changement entre les différentes périodes tient donc surtout à l’ordre d’importance entre les différents systèmes énergétiques.
Vous reprenez le concept de « modernité tardive » d’Hartmut Rosa. Quel sens a-t-il intégré dans votre analyse du rôle de l’énergie et dans votre découpage historique ?
Beaucoup de sociologues ou de philosophes ont remarqué un changement de forme du capitalisme à partir des années 1970-1980. Hartmut Rosa parle, lui, du passage d’une modernité classique, celle des Lumières, de la Révolution industrielle et des deux premiers tiers du XXe siècle (portés par l’idée du Progrès et par l’hégémonie de l’Occident), à une modernité tardive, marquée par l’impression d’une accélération de la Technique à cause de la prolifération des gadgets et des usages numériques (alors que la machine à vapeur, l’imprimerie et le tout-à-l’égout sont à mon sens bien plus disruptifs), et même par une accélération des rythmes de vie en général et de la compétition entre individus (sources d’angoisse et de dépression).
L’ensemble, dans un contexte d’effondrement du vivant et de menace climatique, empêche toute projection sereine dans le futur, notamment pour le monde occidental qui ne peut que constater jour après jour sa perte d’influence.
D’autres auteurs préfèrent parler du passage d’une modernité « solide » à une modernité « liquide » (Zygmunt Bauman) ou de « postmodernité » avec des analyses voisines. J’essaie de souligner, pour ma part, la concomitance entre ce changement de régime de la modernité et l’évènement majeur représenté par les chocs pétroliers des années 1970. Comme l’a souligné le journaliste Matthieu Auzanneau dans son livre Or noir, ces chocs sont liés à des contraintes géologiques majeures et pas seulement à la volonté géopolitique du Moyen-Orient de renforcer son pouvoir.
La cause profonde tient au passage par les États-Unis de leur pic de production de pétrole conventionnel en 1970, alors qu’ils étaient les premiers producteurs mondiaux de ce précieux liquide. Les chocs pétroliers signent la fin des 30 glorieuses. Le système s’adapte ensuite en faisant siennes les idées néolibérales énoncées dans les années 1920 et 1930. Puisque la machine économique se grippe pour des raisons énergétiques, on tente de la relancer en dérégulant à tout va (y compris bien sûr la sphère financière, quitte à créer l’instabilité financière endémique que nous connaissons aujourd’hui), en étendant le domaine de la marchandise comme jamais, et en détruisant méticuleusement l’État-providence.
Le résultat, on le connaît bien : des taux de croissance économique qui sont restés faibles et une explosion des inégalités notamment (parmi d’autres maux innombrables).
Cette modernité tardive est caractérisée à la fois par le capitalisme globalisé et la prise de conscience de l’enjeu écologique. Le géographe et militant Andréas Malm voit une incompatibilité entre les deux. C’est pourquoi il privilégie le concept de « capitalocène » à celui d’« anthropocène » largement répandu. Pouvez-vous rappelez de quoi il s’agit, et expliquer en quoi il permet de comprendre les effets négatifs du capitalisme fossile en matière écologique et son impossible verdissement ?
L’anthropocène, d’abord, est une idée émise au début des années 2000 par un chimiste de l’atmosphère et un biologiste. Ils soutenaient que les activités humaines bouleversaient tellement le système Terre que celui-ci était sorti de son équilibre, défini par un climat à peu près stable depuis 10.000 ans.
Deux grands débats ont ainsi été ouverts. Le premier pose la question de savoir quand l’anthropocène a commencé (la révolution industrielle, dès l’apparition de l’agriculture ou au contraire plus récemment ?). Le second débat porte sur le fait que ce concept met en accusation l’humanité en général, ce qui cache l’énorme disparité de responsabilité entre les habitants de la planète dans la catastrophe écologique, aujourd’hui d’une part, mais au cours de l’Histoire aussi.
Pour Andreas Malm, l’anthropocène laisse penser que la capacité destructrice dont l’humanité fait preuve aujourd’hui découlerait d’une propension naturelle de notre espèce à exploiter un maximum de ressources dès qu’elle en a l’occasion, en occultant donc totalement les facteurs sociaux et historiques qui ont contribué à ce phénomène. Au contraire, Malm attribue la responsabilité à un certain type de relations humaines, celles issues du capital. Au début de la rédaction de mon livre, je pensais d’ailleurs conclure sur une adhésion totale à cette idée.
Vous soulignez finalement les limites du concept de « capitalocène », notamment parce qu’il restreint le capitalisme à sa forme fossile. En quoi ce terme occulte-t-il des éléments importants à comprendre pour affronter les enjeux écologiques actuels ?
Malm réduit effectivement le capitalocène à l’émergence de ce qu’il appelle très justement le capitalisme fossile, c’est-à-dire le capitalisme industriel qui repose entièrement sur la possibilité d’extraire et d’utiliser de l’énergie fossile, du charbon puis du pétrole et du gaz (là aussi, on a eu historiquement une addition de ces énergies plutôt qu’une substitution de l’une par l’autre). Ces énergies fossiles offrent un potentiel de modification de l’environnement énorme à l’humanité. En termes de densité énergétique facilement utilisable, c’est-à-dire de quantité d’énergie par unité de volume ou de poids, on ne fait pas mieux dans la nature !
Une première critique que l’on peut adresser à l’encontre de ce concept est de se focaliser sur les émissions de gaz à effets de serre issues de la combustion des énergies fossiles. Or, le problème auquel nous faisons face est que nous consommons trop d’énergie fossile bien sûr, mais en fait trop d’énergie tout court.
Surconsommer une énergie complètement décarbonée impliquerait encore de pouvoir modifier l’environnement naturel à notre guise (en dégradant les écosystèmes, en artificialisant les sols, en déversant des composés chimiques, etc.), et donc de dépasser les limites du système Terre. Sortir des énergies fossiles est donc bien une urgence, mais cela n’est pas suffisant pour créer une société écologique
Le communisme était très productiviste ; tout autre modèle que le capitalisme n’est donc pas gage d’écologie. Vous allez plus loin cependant. Vous estimez que si le « communisme réel », tel que pensé par Frédéric Lordon et Bernard Friot, avait été mis en place au lieu du capitalisme fossile, nous aurions certainement connu une situation écologique similaire à la nôtre, peut-être seulement un peu plus tard. Qu’entendez-vous par là et, si la fin du capitalisme n’est pas une condition suffisante, quel est donc le nœud du problème ?
Des régimes non-capitalistes – en tout cas sans droit de propriété privée – comme le communisme soviétique ou le communisme chinois, reposaient autant sur l’énergie fossile que le capitalisme occidental de droit privé. Pour certains, ils correspondaient d’ailleurs plutôt à un capitalisme d’État. Malm a donc raison de les qualifier de communismes dévoyés. Ceux qui défendent un communisme réel aujourd’hui, comme Bernard Friot et Frédéric Lordon, disent la même chose. Je partage largement leurs idées. Je remarque simplement que la pleine intégration de la question écologique dans leur cadre d’analyse est assez tardive, et cela vaut pour une grande partie de l’extrême gauche d’ailleurs (qui a ma sympathie politique, mais cela n’empêche pas d’être honnête).
Surtout, je fais deux expériences de pensée qui m’amènent à douter que le communisme réel soit une solution miracle sur le plan écologique. La première se situe dans le futur. Imaginons que nous réussissions à instaurer un communisme libertaire demain, encore faudrait-il faire en sorte de ne pas exploiter les ressources naturelles au-delà de leur seuil de renouvellement. Nous évoluerions très certainement dans un monde plus apaisé, avec moins de relations hiérarchiques, de dominations et d’inégalités, mais rien ne dit qu’il serait nécessairement plus écologique.
La deuxième expérience de pensée se situe dans le passé. Si un communisme réel avait été mis en place il y a 200 ans, nous aurions très certainement découvert la possibilité de brûler du charbon et de le mettre dans une machine pour transformer son énergie chimique en énergie mécanique. Au nom de quoi et pourquoi aurions-nous décidé de nous passer de cette opportunité ?
L’énergie fossile a beaucoup de défauts, mais elle permet d’avoir les moyens matériels et les infrastructures nécessaires pour générer plus de temps de loisirs (si elle est utilisée dans ce sens), permettre au plus grand nombre d’avoir une maison, généraliser la mobilité et entretenir un système de santé efficace. Nous aurions certainement plus d’égalité et nous serions dotés de meilleurs outils institutionnels pour faire face aux problèmes écologiques, mais les quantités de CO2 envoyées dans l’atmosphère depuis 150 ans seraient sûrement semblables
Les opinions exprimés dans cet entretien n’engagent que leur auteur, elles ne reflètent en aucun cas le point de vue des institutions auxquelles il est affilié.
Laurent Ottavi (Élucid) : Quel objectif visiez-vous en décidant d’écrire un livre qui remonte si profondément le cours de l’Histoire ?
Victor Court : Je cherchais à déceler les causes profondes de l’état de désastre écologique dans lequel nous sommes, afin d’en déduire les solutions les plus adéquates pour sortir de cette impasse. Je raconte dans mon livre, avec une approche interdisciplinaire, l’histoire de l’humanité sous l’angle particulier du rôle de l’énergie. Cette approche permet de mieux comprendre les grandes lignes de notre histoire, car plus on utilise d’énergie, plus on est en mesure d’agir sur l’environnement.
Je relie aussi ces évolutions matérielles à celles des relations de domination : au sein des sociétés elles-mêmes (la structuration de classe, les inégalités, les relations hiérarchiques y compris liées au genre et à la couleur de peau), entre les sociétés (l’exploitation des unes par les autres) et de l’humanité sur la nature. L’idée n’est pas de dire que l’énergie a tout déterminé dans notre histoire, mais qu’elle a été extrêmement structurante. J’ai coutume de dire que l’énergie à notre disposition borne le domaine des possibles, le reste est du ressort de notre volonté et des aléas de l’Histoire.
Élucid : Quelles sont les principales caractéristiques de chacun des trois temps de cette Histoire ?
Victor Court : On peut identifier deux grandes ruptures qui sont aussi deux grandes transitions énergétiques, même si ces deux termes ne sont pas tout à fait appropriés, car elles sont faites de va-et-vient, de coups d’arrêts et de reprises. La première est celle de la transition agricole du néolithique, c’est-à-dire le passage, sur plusieurs milliers d’années, d’un système énergétique reposant principalement sur la chasse, la cueillette et la combustion du bois à un système énergétique dans lequel les convertisseurs énergétiques que sont les plantes et les animaux sont désormais exploités via l’agriculture.
La seconde rupture se confond avec les débuts de la Révolution industrielle, à la fin du XVIIIe siècle en Angleterre, qui permet d’extraire de l’énergie fossile, en particulier du charbon et ensuite du pétrole et du gaz et tout un tas de matériaux qui permettent de construire les infrastructures du monde moderne. Les trois périodes ainsi découpées sont les suivantes : le temps des chasseurs-cueilleurs au paléolithique que j’appelle le « temps des collecteurs » ; le « temps des moissonneurs » ensuite avec l’agriculture, du néolithique à la veille de la révolution industrielle ; et enfin le « temps des extracteurs », qui est encore le nôtre.
Chacun de ces trois temps est défini par un système énergétique qui émerge sans supprimer l’ancien. Pendant le temps des moissonneurs, les produits de la chasse et de la cueillette, et l’énergie issue de la combustion du bois, continuent d’avoir une part importante dans le bilan énergétique de l’humanité. De même, le monde de l’économie fossile n’a pas arrêté de pratiquer l’agriculture. Le changement entre les différentes périodes tient donc surtout à l’ordre d’importance entre les différents systèmes énergétiques.
Vous reprenez le concept de « modernité tardive » d’Hartmut Rosa. Quel sens a-t-il intégré dans votre analyse du rôle de l’énergie et dans votre découpage historique ?
Beaucoup de sociologues ou de philosophes ont remarqué un changement de forme du capitalisme à partir des années 1970-1980. Hartmut Rosa parle, lui, du passage d’une modernité classique, celle des Lumières, de la Révolution industrielle et des deux premiers tiers du XXe siècle (portés par l’idée du Progrès et par l’hégémonie de l’Occident), à une modernité tardive, marquée par l’impression d’une accélération de la Technique à cause de la prolifération des gadgets et des usages numériques (alors que la machine à vapeur, l’imprimerie et le tout-à-l’égout sont à mon sens bien plus disruptifs), et même par une accélération des rythmes de vie en général et de la compétition entre individus (sources d’angoisse et de dépression).
L’ensemble, dans un contexte d’effondrement du vivant et de menace climatique, empêche toute projection sereine dans le futur, notamment pour le monde occidental qui ne peut que constater jour après jour sa perte d’influence.
D’autres auteurs préfèrent parler du passage d’une modernité « solide » à une modernité « liquide » (Zygmunt Bauman) ou de « postmodernité » avec des analyses voisines. J’essaie de souligner, pour ma part, la concomitance entre ce changement de régime de la modernité et l’évènement majeur représenté par les chocs pétroliers des années 1970. Comme l’a souligné le journaliste Matthieu Auzanneau dans son livre Or noir, ces chocs sont liés à des contraintes géologiques majeures et pas seulement à la volonté géopolitique du Moyen-Orient de renforcer son pouvoir.
La cause profonde tient au passage par les États-Unis de leur pic de production de pétrole conventionnel en 1970, alors qu’ils étaient les premiers producteurs mondiaux de ce précieux liquide. Les chocs pétroliers signent la fin des 30 glorieuses. Le système s’adapte ensuite en faisant siennes les idées néolibérales énoncées dans les années 1920 et 1930. Puisque la machine économique se grippe pour des raisons énergétiques, on tente de la relancer en dérégulant à tout va (y compris bien sûr la sphère financière, quitte à créer l’instabilité financière endémique que nous connaissons aujourd’hui), en étendant le domaine de la marchandise comme jamais, et en détruisant méticuleusement l’État-providence.
Le résultat, on le connaît bien : des taux de croissance économique qui sont restés faibles et une explosion des inégalités notamment (parmi d’autres maux innombrables).
Cette modernité tardive est caractérisée à la fois par le capitalisme globalisé et la prise de conscience de l’enjeu écologique. Le géographe et militant Andréas Malm voit une incompatibilité entre les deux. C’est pourquoi il privilégie le concept de « capitalocène » à celui d’« anthropocène » largement répandu. Pouvez-vous rappelez de quoi il s’agit, et expliquer en quoi il permet de comprendre les effets négatifs du capitalisme fossile en matière écologique et son impossible verdissement ?
L’anthropocène, d’abord, est une idée émise au début des années 2000 par un chimiste de l’atmosphère et un biologiste. Ils soutenaient que les activités humaines bouleversaient tellement le système Terre que celui-ci était sorti de son équilibre, défini par un climat à peu près stable depuis 10.000 ans.
Deux grands débats ont ainsi été ouverts. Le premier pose la question de savoir quand l’anthropocène a commencé (la révolution industrielle, dès l’apparition de l’agriculture ou au contraire plus récemment ?). Le second débat porte sur le fait que ce concept met en accusation l’humanité en général, ce qui cache l’énorme disparité de responsabilité entre les habitants de la planète dans la catastrophe écologique, aujourd’hui d’une part, mais au cours de l’Histoire aussi.
Pour Andreas Malm, l’anthropocène laisse penser que la capacité destructrice dont l’humanité fait preuve aujourd’hui découlerait d’une propension naturelle de notre espèce à exploiter un maximum de ressources dès qu’elle en a l’occasion, en occultant donc totalement les facteurs sociaux et historiques qui ont contribué à ce phénomène. Au contraire, Malm attribue la responsabilité à un certain type de relations humaines, celles issues du capital. Au début de la rédaction de mon livre, je pensais d’ailleurs conclure sur une adhésion totale à cette idée.
Vous soulignez finalement les limites du concept de « capitalocène », notamment parce qu’il restreint le capitalisme à sa forme fossile. En quoi ce terme occulte-t-il des éléments importants à comprendre pour affronter les enjeux écologiques actuels ?
Malm réduit effectivement le capitalocène à l’émergence de ce qu’il appelle très justement le capitalisme fossile, c’est-à-dire le capitalisme industriel qui repose entièrement sur la possibilité d’extraire et d’utiliser de l’énergie fossile, du charbon puis du pétrole et du gaz (là aussi, on a eu historiquement une addition de ces énergies plutôt qu’une substitution de l’une par l’autre). Ces énergies fossiles offrent un potentiel de modification de l’environnement énorme à l’humanité. En termes de densité énergétique facilement utilisable, c’est-à-dire de quantité d’énergie par unité de volume ou de poids, on ne fait pas mieux dans la nature !
Une première critique que l’on peut adresser à l’encontre de ce concept est de se focaliser sur les émissions de gaz à effets de serre issues de la combustion des énergies fossiles. Or, le problème auquel nous faisons face est que nous consommons trop d’énergie fossile bien sûr, mais en fait trop d’énergie tout court.
Surconsommer une énergie complètement décarbonée impliquerait encore de pouvoir modifier l’environnement naturel à notre guise (en dégradant les écosystèmes, en artificialisant les sols, en déversant des composés chimiques, etc.), et donc de dépasser les limites du système Terre. Sortir des énergies fossiles est donc bien une urgence, mais cela n’est pas suffisant pour créer une société écologique
Le communisme était très productiviste ; tout autre modèle que le capitalisme n’est donc pas gage d’écologie. Vous allez plus loin cependant. Vous estimez que si le « communisme réel », tel que pensé par Frédéric Lordon et Bernard Friot, avait été mis en place au lieu du capitalisme fossile, nous aurions certainement connu une situation écologique similaire à la nôtre, peut-être seulement un peu plus tard. Qu’entendez-vous par là et, si la fin du capitalisme n’est pas une condition suffisante, quel est donc le nœud du problème ?
Des régimes non-capitalistes – en tout cas sans droit de propriété privée – comme le communisme soviétique ou le communisme chinois, reposaient autant sur l’énergie fossile que le capitalisme occidental de droit privé. Pour certains, ils correspondaient d’ailleurs plutôt à un capitalisme d’État. Malm a donc raison de les qualifier de communismes dévoyés. Ceux qui défendent un communisme réel aujourd’hui, comme Bernard Friot et Frédéric Lordon, disent la même chose. Je partage largement leurs idées. Je remarque simplement que la pleine intégration de la question écologique dans leur cadre d’analyse est assez tardive, et cela vaut pour une grande partie de l’extrême gauche d’ailleurs (qui a ma sympathie politique, mais cela n’empêche pas d’être honnête).
Surtout, je fais deux expériences de pensée qui m’amènent à douter que le communisme réel soit une solution miracle sur le plan écologique. La première se situe dans le futur. Imaginons que nous réussissions à instaurer un communisme libertaire demain, encore faudrait-il faire en sorte de ne pas exploiter les ressources naturelles au-delà de leur seuil de renouvellement. Nous évoluerions très certainement dans un monde plus apaisé, avec moins de relations hiérarchiques, de dominations et d’inégalités, mais rien ne dit qu’il serait nécessairement plus écologique.
La deuxième expérience de pensée se situe dans le passé. Si un communisme réel avait été mis en place il y a 200 ans, nous aurions très certainement découvert la possibilité de brûler du charbon et de le mettre dans une machine pour transformer son énergie chimique en énergie mécanique. Au nom de quoi et pourquoi aurions-nous décidé de nous passer de cette opportunité ?
L’énergie fossile a beaucoup de défauts, mais elle permet d’avoir les moyens matériels et les infrastructures nécessaires pour générer plus de temps de loisirs (si elle est utilisée dans ce sens), permettre au plus grand nombre d’avoir une maison, généraliser la mobilité et entretenir un système de santé efficace. Nous aurions certainement plus d’égalité et nous serions dotés de meilleurs outils institutionnels pour faire face aux problèmes écologiques, mais les quantités de CO2 envoyées dans l’atmosphère depuis 150 ans seraient sûrement semblables
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