La sociologue Sophie Bernard a interrogé plus de cent chauffeurs de la plateforme à Paris, Londres et Montréal. Son constat est simple : la grande majorité sont des immigrés ou des enfants d’immigrés. Exploration d’un « capitalisme racial de plateforme ».
Dan Israel
PourPour qui peut avoir l’impression d’avoir épuisé toutes les manières de s’intéresser aux plateformes numériques qui transforment le rapport au travail, Uber en tête, le livre de Sophie Bernard agira comme un salutaire coup de fouet.
Dans #UberUsés (Presses universitaires de France), la sociologue du travail explore un sujet visible à l’œil nu, mais pourtant jamais abordé frontalement en France : les travailleurs de l’ubérisation sont des travailleurs racisés, immigrés ou fils d’immigrés.
La chercheuse a interrogé plus de cent chauffeurs Uber à Paris, Londres et Montréal, rencontrés au hasard des courses qu’elle a commandées. Elle a croisé seulement trois femmes, et dix chauffeurs non racisés... En 300 pages denses, elle explore les mécanismes de ce « capitalisme racial de plateforme », revendiquant une approche intersectionnelle et n’hésitant pas à mobiliser la pensée de Karl Marx.
Elle raconte comment Uber fait miroiter des conditions de travail et de rémunération bien plus avantageuses qu’elles ne le sont dans la réalité, et la manière dont les discriminations subies dans la sphère professionnelle expliquent l’intérêt des chauffeurs pour les nouvelles formes d’emploi qui leur sont proposées.
Mediapart : Dans votre livre, vous explorez frontalement la question d’une division raciale du travail, et montrez que les chauffeurs Uber sont presque toujours racisés. Comment expliquer que cette question ait été jusque-là« un point aveugle », comme vous le soulignez, des analyses sur les travailleurs des plateformes numériques ?
Sophie Bernard : Jusque-là dans les travaux français, y compris les miens, il y avait, c’est vrai, une réticence à aborder frontalement la question. Les travailleurs des plateformes étaient essentiellement analysés sous l’angle des rapports sociaux de classe. Mais dans cette enquête, la question raciale s’est imposée avec la comparaison internationale : presque tous mes enquêtés sont des hommes racisés.
Les contextes institutionnels ou économiques sont différents, tout comme les propriétés sociales et les trajectoires des chauffeurs, mais quelle que soit la métropole étudiée, c’est le trait commun qui s’impose. C’est devenu un des objectifs de l’enquête que de comprendre pourquoi.

Comment avez-vous procédé pour convaincre des chauffeurs de vous parler d’eux ?
Les difficultés que j’ai rencontrées sont une source d’enseignements sur les conditions de travail des chauffeurs ! Initialement, j’enquêtais à Paris sur leurs mobilisations collectives contre Uber avec Sarah Abdelnour [autre sociologue du travail, que nous avons par exemple interrogée ici ou ici – ndlr]. Je suis donc passée par l’intermédiaire des chauffeurs mobilisés pour obtenir les coordonnées d’autres chauffeurs hors mobilisation.
Mais il était très difficile d’avoir des rendez-vous pour des entretiens et, à chaque fois, ils interrompaient l’entretien assez rapidement, parce que leur téléphone sonnait et qu’ils avaient une course. C’est assez parlant : en fait, ils sont totalement à la disposition de la plateforme.
Finalement, la meilleure solution que j’ai trouvée, c’est de commander des courses et de faire des entretiens pendant le trajet. C’est grâce au financement que j’ai obtenu pour mes recherches que j’ai pu opter pour ce protocole d’enquête, et cela s’est révélé assez idéal.
Il a souvent fallu rassurer les chauffeurs sur le fait que je ne travaillais pas pour Uber. Certains m’ont même « googlée » pour le vérifier. Mais surtout, plusieurs m’ont remerciée, parce que cela signifiait que je comprenais leurs difficultés.
La plateforme a vraiment besoin de cette réserve de main-d’œuvre pour assurer son expansion, et elle la trouve parmi les populations racisées.
Dès les premières pages du livre, vous mobilisez frontalement Marx et sa fameuse expression sur « l’armée de réserve des travailleurs », qui constitue un « matériau humain constamment prêt et exploitable » pour les plateformes...
C’est exactement ça. Le modèle économique d’Uber suppose une offre excédentaire de chauffeurs par rapport à la demande pour lui donner satisfaction et s’imposer face à la concurrence. La plateforme a vraiment besoin de cette réserve de main-d’œuvre pour assurer son expansion, et elle la trouve parmi les populations racisées. Des hommes essentiellement, le secteur du transport étant traditionnellement masculin. L’entreprise est allée les chercher, mais cela a fonctionné dans les deux sens : les conditions de travail étaient aussi attractives pour ce type de profil.
Vous avez rencontré deux types de profil parmi les chauffeurs Uber. D’une part, des immigrés généralement récents, plutôt diplômés. D’autre part, des enfants d’immigrés, venus des catégories populaires.
Ces deux profils ne sont pas autant représentés dans chacune des métropoles. Les enfants d’immigrés sont plutôt présents parmi les chauffeurs parisiens, tandis qu’il s’agit plutôt d’immigrés à Londres et Montréal. Les chauffeurs parisiens sont pour la plupart issus des catégories populaires, peu ou pas diplômées. Ils entrent dans le métier pour améliorer leur condition.
D’autres chauffeurs travaillent-ils pour la plateforme dans un autre but ?
Oui, ce sont les immigrés diplômés qui connaissent un déclassement et voient le métier de chauffeur comme un moyen de l’atténuer. À Montréal, la majorité des chauffeurs viennent de populations immigrées récemment dans le pays. On va y trouver des hommes diplômés de leur pays d’origine, dont le diplôme n’est pas reconnu dans le pays d’accueil, qui se retrouvent donc cantonnés aux emplois non qualifiés.
Ils peuvent exercer l’activité de chauffeur pour compléter leurs revenus, tout en conservant les protections et les droits associés à leur emploi principal, salarié. Mais ils peuvent aussi l’exercer comme activité principale, parce qu’ils y voient d’autres avantages, comme l’autonomie temporelle, eux qui n’ont pas de famille sur place. En effet, même s’ils travaillent 60 heures par semaine, ils peuvent se rendre disponibles à tout moment.
À Londres, on trouve plutôt des diplômés du pays d’accueil, qui ont accédé à des emplois qualifiés, mais en deçà de leur niveau de qualification et de leurs espérances. Le travail de chauffeur est alors exercé de manière complémentaire, pour améliorer leur niveau de vie.
Je me souviens par exemple de ce chauffeur diplômé d’un MBA obtenu au Royaume-Uni qui exerçait comme chauffeur Uber à côté de son emploi au Financial Times, pour compléter ses revenus. Il utilisait ces revenus complémentaires pour visiter toute l’Europe et il allait régulièrement aux États-Unis.
Vous notez tout de même une certaine homogénéisation des profils au fil du temps. Comment l’expliquer ?
Progressivement, au fur et à mesure que les conditions de travail et de rémunération se dégradent, ce sont les plus vulnérables et ceux qui n’ont pas de meilleure alternative qui restent dans le métier.
Je n’ai pas pu le mesurer précisément, et on ne dispose pas des statistiques, mais il y a un important turnover parmi les chauffeurs : j’ai rencontré beaucoup de chauffeurs qui avaient commencé trois ou six mois auparavant. Les organisations syndicales parlent d’ailleurs de la difficulté à mobiliser les chauffeurs, en raison de ce turnover important.
Et c’est vrai que beaucoup disent qu’ils ne vont pas rester dans le métier. Certains envisagent par exemple de devenir taxis, parce que c’est encore une profession régulée, qui assure une meilleure rémunération puisqu’il y a un numerus clausus limitant la concurrence.
En effet, Uber et les autres applications ont un intérêt contraire à celui des chauffeurs : elles ont besoin de disposer du maximum de chauffeurs disponibles, alors que ces derniers s’en sortent mieux quand ils ont moins de concurrents…
Exactement. Et les chauffeurs jouent eux-mêmes un rôle essentiel dans ce processus. Le recrutement par cooptation est la norme : quasiment tous les chauffeurs que j’ai rencontrés ont démarré sur les conseils de leur entourage.
La grande majorité des chauffeurs que j’ai rencontrés n’étaient pas au chômage précédemment. Ce qui va complètement à l’encontre de la fameuse sortie d’Emmanuel Macron chez Mediapart.]
Ce mode de recrutement est d’ailleurs entretenu par Uber, avec un système de parrainage, qui permet de toucher quelques centaines d’euros quand on fait démarrer un chauffeur. Alors même qu’ils souffrent de cette concurrence, les chauffeurs s’en font les principaux instigateurs, parce que c’est aussi un moyen de bénéficier de primes.
Contrairement au discours politique ambiant, ces chauffeurs issus de catégories populaires ne le deviennent pas pour échapper au chômage, mais plutôt à la place d’un métier précaire ou pénible.
Oui, et c’est vraiment un élément important. La grande majorité des chauffeurs que j’ai rencontrés n’étaient pas au chômage précédemment. Ce qui va complètement à l’encontre de la fameuse sortie d’Emmanuel Macron dans son interview chez Mediapart [en novembre 2016, le candidat Macron avait expliqué sur notre plateau préférer que des jeunes ne trouvant « pas un job au smic horaire » deviennent chauffeurs – ndlr].
La plupart de ceux que j’ai rencontrés bossaient déjà, mais étaient cantonnés dans des emplois salariés non qualifiés, avec des contrats précaires, et surtout pénibles, très mal payés, avec des horaires atypiques, une forte pression de la hiérarchie. Ils travaillaient dans la logistique, la livraison de colis, dans le bâtiment…
Ils sont entrés dans le métier pour échapper à la pénibilité du travail, pour améliorer leurs conditions de travail en accédant à l’indépendance et toucher les rémunérations élevées qu’on leur avait promises.
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