Il n’y a pas que la dissuasion nucléaire qui soit stratégique chez Atos. Nombre de services à la nation sont liés au groupe et risquent de filer dans l’opération de cession à Daniel Kretinsky, sans que l’État demande la moindre garantie sur leur avenir.
LeLe silence est assourdissant. Depuis le début du scandale Atos, l’exécutif se tait. Et ce manque de réaction ne cesse d’interroger au moment où le cas Atos tourne à la bérézina. « L’absence de l’État dans ce dossier est incompréhensible », dit un connaisseur de l’affaire, résumant le sentiment général.
Alors qu’il a su se mobiliser pour défendre Danone, érigé en « cathédrale nationale » par son fondateur Antoine Riboud, ces dernières années, ou, plus récemment, bloquer la tentative d’OPA du groupe canadien Couche-Tard sur Carrefour, pourquoi n’intervient-il pas sur le dossier Atos ? Interrogé sur le sujet, le ministère des finances met en avant le fait qu’il n’est pas actionnaire d’Atos. Mais il n’était pas non plus actionnaire de Casino ou d’Orpea…
Ces dernières semaines, certains tentaient d’expliquer la passivité de l’État par la volonté de minimiser l’opération de cession d’une partie des activités du groupe à Daniel Kretinsky. Opération à laquelle Alexis Kohler, « le dealmaker de l’Élysée », selon l’expression du sénateur de Belfort Cédric Perrin (Les Républicains), a donné son feu vert. D’autres ajoutaient que mettre la lumière sur Atos risquait de faire remonter le passé et nuire à Thierry Breton, ancien président d’Atos.
« C’est le seul commissaire européen français. Et il fait plutôt du bon travail. Il est même en position de briguer la présidence de la prochaine Commission. L’Élysée ne veut pas l’embarrasser en faisant trop de bruit sur Atos, dont il a été le président », dit un observateur.
Agrandir l’image : Illustration 1Édouard Philippe, Alexis Kohler, Bruno Le Maire et Daniel Kretinsky. © Photo illustration Sébastien Calvet / Mediapart avec AFP
Pour d’autres, la débâcle actuelle du groupe de services numériques est le fruit de « la superficialité » avec laquelle l’exécutif a considéré le dossier, de son absence de vision et de stratégie. « Ils n’ont pas vraiment étudié le sujet. Meunier [président d’Atos – ndlr] et Chertok [associé gérant de Rothschild, conseiller d’Atos – ndlr] ont vendu la solution de vente à Kretinsky à l’Élysée en expliquant que c’était la seule possible et qu’elle passerait sans problème. Comme l’exécutif n’avait pas d’autre candidat et que, pour lui, Atos est un dossier secondaire, Alexis Kohler [secrétaire général de l’Élysée – ndlr] a donné son feu vert. Et est passé à autre chose. Sans prendre en considération les aspects de souveraineté », raconte un autre connaisseur du dossier.
La tribune du 2 août signée par 82 parlementaires LR relayant l’opposition des milieux militaires et du Commissariat à l’énergie atomique a créé un électrochoc au sein de l’exécutif : personne n’avait prévu une opposition si rapide et si musclée. Le pouvoir a soudain réalisé qu’Atos n’était pas qu’un simple groupe de services informatiques, qu’il y avait des enjeux de souveraineté, dont la dissuasion nucléaire, qui méritaient d’autres attentions et précautions. Et que cela ne pouvait pas seulement se faire en coulisses, en petit comité, « entre amis ».
L’accent mis sur la défense cependant ne couvre qu’une partie des problèmes soulevés par l’opération de cession d’une portion des actifs du groupe à Daniel Kretinsky, comme le relève Didier Moulin, un des responsables de la CGT Atos & Eviden. « On parle beaucoup de la dissuasion nucléaire, du pilotage des centrales nucléaires, des supercalculateurs. Mais il y a d’autres services à la nation rendus par Atos, qui sont liés à la souveraineté nationale. Et de ceux-là, on ne parle jamais », constate-t-il.
La liste qu’il dresse de ces services est impressionnante : ministères, impôts, papiers d’identité, Carte vitale, France Connect, caisse d’assurance-maladie, caisse nationale d’allocations familiales, réseau ferroviaire, réservation de la SNCF, compteurs Linky, collectivités locales… « Tous ces services publics sont gérés en tout ou partie par des logiciels Atos. Et une partie substantielle est logée dans Tech Foundations. Que vont-ils devenir une fois vendus à Daniel Kretinsky ? Quelles sont ses intentions à ce sujet ? On n’en sait rien. »
Daniel Kretinsky, comme l’a déjà écrit Mediapart, s’est engagé auprès du ministre des finances, Bruno Le Maire, sur les 7,5 % qu’il doit prendre dans la partie Eviden : s’il doit revendre sa participation, il la cédera à la personne que lui désignera l’État. En revanche, rien ne semble avoir été négocié sur l’avenir de Tech Foundations, concernant les relations que cette branche entretient avec les services de l’État, sur la protection des données personnelles des Français·es.
Jusqu’à présent, tous les protagonistes ont même veillé à nourrir un épais brouillard concernant ces aspects. Ces positions hors normes, quasi exclusives avec les services publics, ne sont d’ailleurs pas valorisées dans la cession envisagée avec Daniel Kretinsky.
Personne ne sait donc ce que vont devenir ces services, ce qu’il adviendra des données personnelles que les Français·es sont dans l’obligation de donner pour avoir accès aux différents systèmes administratifs, désormais dématérialisés. Ces données sont pourtant essentielles au fonctionnement de l’État. Et elles valent de l’or. Comment expliquer que le gouvernement, qui se targue d’être à la pointe de la révolution numérique, se montre aussi négligent sur le sort réservé à ce qui s’apparente au « système nerveux » de l’État ?
Le rôle d’Édouard Philippe
Dans les couloirs du pouvoir, on met en avant l’éloignement, la taille de l’entreprise, son caractère privé pour justifier l’attitude du gouvernement. Une excuse que réfute un connaisseur du dossier : « L’État sait tout », dit-il.
Entre Atos et le pouvoir, les relations ont été constantes : Thierry Breton, lorsqu’il était président du groupe, y a veillé. La possession d’actifs stratégiques, après la prise de contrôle de Bull, le justifiait en partie. Mais les relations ont continué à être très étroites après son départ. Nombre de conseillers du groupe ont leur entrée à l’Élysée, et Atos a veillé à nommer des administrateurs influents à son conseil.
Tout de suite après avoir quitté Matignon, Édouard Philippe est ainsi devenu administrateur en octobre 2020. « Atos a des compétences clés pour notre pays, au cœur des enjeux digitaux et d’indépendance technologique. Je suis très heureux de pouvoir apporter à l’entreprise et à son conseil d’administration mon expérience », déclare alors l’ancien premier ministre.
Averti des problèmes qui s’accumulaient dans le groupe, le ministre des finances Bruno Le Maire justifiait alors en petit comité sa passivité pour des raisons politiques : intervenir dans un dossier où Édouard Philippe siège au conseil aurait pu être perçu comme une « mauvaise manière » faite à l’ancien premier ministre, une « basse manœuvre politique ».
Édouard Philippe n’a pas souhaité persévérer et a abandonné son siège d’administrateur en juin 2023, à la fin de son mandat. « Sans éclat ni audace », juge sévèrement un actionnaire.
Beaucoup se perdent en conjectures pour comprendre quel a été son rôle durant toute cette période et quelles ont été les raisons de son départ. Est-il en opposition avec le plan de cession présenté par la direction du groupe ? Ou a-t-il anticipé les difficultés et préféré s’éloigner pour ne pas compromettre son avenir politique ?
Questionné sur ces sujets, Édouard Philippe ne nous a pas répondu.
Toujours soucieux d’avoir l’oreille du « château », Bertrand Meunier avait sollicité Cédric O pour le remplacer. Mais l’ancien secrétaire d’État au numérique, membre fondateur d’En Marche, a vu sa candidature d’administrateur refusée par la Haute Autorité à la transparence de vie publique (HATVP) : celle-ci a estimé que l’ancien membre du gouvernement se trouvait en situation de conflit d’intérêts, son ministère ayant alloué d’importants crédits à Atos pendant son mandat. Cédric O a fait appel. Mais le Conseil d’État a confirmé l’interdiction de la HATVP.
À défaut, la direction d’Atos s’est rabattue sur la candidature de Laurent Collet-Billon, ancien délégué général de l’armement, pour siéger à son conseil. « Mais ce n’est pas la même chose. Il n’a pas les mêmes entrées auprès de l’exécutif. Il ne représente qu’une partie de la défense », note un connaisseur du dossier. Le pouvoir semble en tout cas estimer qu’il n’a pas le poids suffisant puisque Alexis Kohler a décidé de reprendre le dossier afin de tenter d’éteindre l’incendie qui menace l’opération de cession. Cela suffira-t-il ?
LeLe silence est assourdissant. Depuis le début du scandale Atos, l’exécutif se tait. Et ce manque de réaction ne cesse d’interroger au moment où le cas Atos tourne à la bérézina. « L’absence de l’État dans ce dossier est incompréhensible », dit un connaisseur de l’affaire, résumant le sentiment général.
Alors qu’il a su se mobiliser pour défendre Danone, érigé en « cathédrale nationale » par son fondateur Antoine Riboud, ces dernières années, ou, plus récemment, bloquer la tentative d’OPA du groupe canadien Couche-Tard sur Carrefour, pourquoi n’intervient-il pas sur le dossier Atos ? Interrogé sur le sujet, le ministère des finances met en avant le fait qu’il n’est pas actionnaire d’Atos. Mais il n’était pas non plus actionnaire de Casino ou d’Orpea…
Ces dernières semaines, certains tentaient d’expliquer la passivité de l’État par la volonté de minimiser l’opération de cession d’une partie des activités du groupe à Daniel Kretinsky. Opération à laquelle Alexis Kohler, « le dealmaker de l’Élysée », selon l’expression du sénateur de Belfort Cédric Perrin (Les Républicains), a donné son feu vert. D’autres ajoutaient que mettre la lumière sur Atos risquait de faire remonter le passé et nuire à Thierry Breton, ancien président d’Atos.
« C’est le seul commissaire européen français. Et il fait plutôt du bon travail. Il est même en position de briguer la présidence de la prochaine Commission. L’Élysée ne veut pas l’embarrasser en faisant trop de bruit sur Atos, dont il a été le président », dit un observateur.
Agrandir l’image : Illustration 1Édouard Philippe, Alexis Kohler, Bruno Le Maire et Daniel Kretinsky. © Photo illustration Sébastien Calvet / Mediapart avec AFPPour d’autres, la débâcle actuelle du groupe de services numériques est le fruit de « la superficialité » avec laquelle l’exécutif a considéré le dossier, de son absence de vision et de stratégie. « Ils n’ont pas vraiment étudié le sujet. Meunier [président d’Atos – ndlr] et Chertok [associé gérant de Rothschild, conseiller d’Atos – ndlr] ont vendu la solution de vente à Kretinsky à l’Élysée en expliquant que c’était la seule possible et qu’elle passerait sans problème. Comme l’exécutif n’avait pas d’autre candidat et que, pour lui, Atos est un dossier secondaire, Alexis Kohler [secrétaire général de l’Élysée – ndlr] a donné son feu vert. Et est passé à autre chose. Sans prendre en considération les aspects de souveraineté », raconte un autre connaisseur du dossier.
On parle beaucoup de la dissuasion nucléaire. Mais il y a des services à la nation rendus par Atos qui relèvent aussi de la souveraineté nationale. Et de ceux-là, on ne parle jamais.
Didier Moulin, responsable CGT Atos & Eviden
L’accent mis sur la défense cependant ne couvre qu’une partie des problèmes soulevés par l’opération de cession d’une portion des actifs du groupe à Daniel Kretinsky, comme le relève Didier Moulin, un des responsables de la CGT Atos & Eviden. « On parle beaucoup de la dissuasion nucléaire, du pilotage des centrales nucléaires, des supercalculateurs. Mais il y a d’autres services à la nation rendus par Atos, qui sont liés à la souveraineté nationale. Et de ceux-là, on ne parle jamais », constate-t-il.
La liste qu’il dresse de ces services est impressionnante : ministères, impôts, papiers d’identité, Carte vitale, France Connect, caisse d’assurance-maladie, caisse nationale d’allocations familiales, réseau ferroviaire, réservation de la SNCF, compteurs Linky, collectivités locales… « Tous ces services publics sont gérés en tout ou partie par des logiciels Atos. Et une partie substantielle est logée dans Tech Foundations. Que vont-ils devenir une fois vendus à Daniel Kretinsky ? Quelles sont ses intentions à ce sujet ? On n’en sait rien. »
Daniel Kretinsky, comme l’a déjà écrit Mediapart, s’est engagé auprès du ministre des finances, Bruno Le Maire, sur les 7,5 % qu’il doit prendre dans la partie Eviden : s’il doit revendre sa participation, il la cédera à la personne que lui désignera l’État. En revanche, rien ne semble avoir été négocié sur l’avenir de Tech Foundations, concernant les relations que cette branche entretient avec les services de l’État, sur la protection des données personnelles des Français·es.
Jusqu’à présent, tous les protagonistes ont même veillé à nourrir un épais brouillard concernant ces aspects. Ces positions hors normes, quasi exclusives avec les services publics, ne sont d’ailleurs pas valorisées dans la cession envisagée avec Daniel Kretinsky.
Personne ne sait donc ce que vont devenir ces services, ce qu’il adviendra des données personnelles que les Français·es sont dans l’obligation de donner pour avoir accès aux différents systèmes administratifs, désormais dématérialisés. Ces données sont pourtant essentielles au fonctionnement de l’État. Et elles valent de l’or. Comment expliquer que le gouvernement, qui se targue d’être à la pointe de la révolution numérique, se montre aussi négligent sur le sort réservé à ce qui s’apparente au « système nerveux » de l’État ?
Le rôle d’Édouard Philippe
Dans les couloirs du pouvoir, on met en avant l’éloignement, la taille de l’entreprise, son caractère privé pour justifier l’attitude du gouvernement. Une excuse que réfute un connaisseur du dossier : « L’État sait tout », dit-il.
Entre Atos et le pouvoir, les relations ont été constantes : Thierry Breton, lorsqu’il était président du groupe, y a veillé. La possession d’actifs stratégiques, après la prise de contrôle de Bull, le justifiait en partie. Mais les relations ont continué à être très étroites après son départ. Nombre de conseillers du groupe ont leur entrée à l’Élysée, et Atos a veillé à nommer des administrateurs influents à son conseil.
Tout de suite après avoir quitté Matignon, Édouard Philippe est ainsi devenu administrateur en octobre 2020. « Atos a des compétences clés pour notre pays, au cœur des enjeux digitaux et d’indépendance technologique. Je suis très heureux de pouvoir apporter à l’entreprise et à son conseil d’administration mon expérience », déclare alors l’ancien premier ministre.
Averti des problèmes qui s’accumulaient dans le groupe, le ministre des finances Bruno Le Maire justifiait alors en petit comité sa passivité pour des raisons politiques : intervenir dans un dossier où Édouard Philippe siège au conseil aurait pu être perçu comme une « mauvaise manière » faite à l’ancien premier ministre, une « basse manœuvre politique ».
Édouard Philippe n’a pas souhaité persévérer et a abandonné son siège d’administrateur en juin 2023, à la fin de son mandat. « Sans éclat ni audace », juge sévèrement un actionnaire.
Beaucoup se perdent en conjectures pour comprendre quel a été son rôle durant toute cette période et quelles ont été les raisons de son départ. Est-il en opposition avec le plan de cession présenté par la direction du groupe ? Ou a-t-il anticipé les difficultés et préféré s’éloigner pour ne pas compromettre son avenir politique ?
Questionné sur ces sujets, Édouard Philippe ne nous a pas répondu.
Toujours soucieux d’avoir l’oreille du « château », Bertrand Meunier avait sollicité Cédric O pour le remplacer. Mais l’ancien secrétaire d’État au numérique, membre fondateur d’En Marche, a vu sa candidature d’administrateur refusée par la Haute Autorité à la transparence de vie publique (HATVP) : celle-ci a estimé que l’ancien membre du gouvernement se trouvait en situation de conflit d’intérêts, son ministère ayant alloué d’importants crédits à Atos pendant son mandat. Cédric O a fait appel. Mais le Conseil d’État a confirmé l’interdiction de la HATVP.
À défaut, la direction d’Atos s’est rabattue sur la candidature de Laurent Collet-Billon, ancien délégué général de l’armement, pour siéger à son conseil. « Mais ce n’est pas la même chose. Il n’a pas les mêmes entrées auprès de l’exécutif. Il ne représente qu’une partie de la défense », note un connaisseur du dossier. Le pouvoir semble en tout cas estimer qu’il n’a pas le poids suffisant puisque Alexis Kohler a décidé de reprendre le dossier afin de tenter d’éteindre l’incendie qui menace l’opération de cession. Cela suffira-t-il ?

Agrandir l’image : Illustration 1Bertrand Meunier, PDG d’Atos, et son prédécesseur Thierry Breton. © Photo illustration Sébastien Calvet / Mediapart avec AFP
Agrandir l’image : Illustration 1© Photo illustration Sébastien Calvet / Mediapart
Commentaire