La pêche en haute mer est devenue un moyen du pouvoir que la Chine recherche sur la scène internationale. Des centaines de bateaux pêchent, ou plutôt chassent, en meutes. Des hommes d’équipage privés de liberté y laissent parfois leur vie.
Ian Urbina (The Outlaw Ocean Project)
MaldonadoMaldonado (Uruguay).– En juin 2023, Silvina González se promenait le long de la plage de Maldonado, en Uruguay. C’est en ramassant des déchets qu’elle est tombée sur une petite bouteille en plastique. À l’intérieur se trouvait une serviette sur laquelle étaient tracés des caractères chinois et un SOS en lettres capitales. Son beau-frère maîtrisant le mandarin, elle s’est empressée de lui envoyer une photo du message. Il lui a vite répondu, lui donnant le sens du texte : « Bonjour, je suis membre de l’équipage du Lu Qing Yuan Yu 765, et je suis retenu par la compagnie. Si vous lisez ce message, prévenez la police s’il vous plaît ! SOS. »
Maldonado se trouve à seulement deux heures de Montevideo. La capitale uruguayenne est l’un des ports les plus actifs au monde. Il est particulièrement prisé des navires chinois de pêche au calamar lorsqu’ils reviennent par centaines de la région des Galapagos avant de contourner le cap Horn pour se rendre au large des côtes sud-est de l’Amérique du Sud. Montevideo est alors une escale obligée. Les équipages y refont le plein, procèdent aux réparations ou se réapprovisionnent. L’étape est moins onéreuse qu’au Brésil, en Argentine ou aux Malouines.
Il arrive aussi que des bateaux chinois y débarquent les corps de marins morts en pleine mer. De 2013 à 2021, chaque mois, des navires, la plupart chinois, ont débarqué le corps d’une personne morte.
Agrandir l’image : Illustration 1Le bateau de pêche au calamar chinois « Zhen Fa 7 ». © Photo Einar Ollua et Esteban Medina San Martin
Après avoir lu le message, Silvina González s’est rendue à la police pour le lui remettre. Elle a estimé avoir été prise au sérieux. « Espérons qu’ils trouveront une solution à tout cela », a-t-elle dit dans une interview à un journal uruguayen diffusée sur Facebook Live, son mari présent à ses côtés. Elle y expliquait que les travailleurs de l’industrie de la pêche passent souvent de longues périodes en mer et peuvent vivre des « situations extrêmes ».
Mais le problème de la captivité sur les bateaux chinois est beaucoup plus vaste et complexe que Silvina González et son mari ne peuvent l’imaginer. Ces quatre dernières années, une équipe de journalistes de The Outlaw Ocean Project, un média à but non lucratif basé à Washington (États-Unis), a enquêté sur les conditions de travail, les atteintes aux droits humains et les crimes environnementaux dans la chaîne d’approvisionnement mondiale en produits de la mer.
Nous nous sommes concentrés sur la flotte de pêche hauturière chinoise en raison de sa taille, de sa présence à travers les mers du monde entier et de la brutalité dont les responsables des équipages peuvent faire preuve. Nous avons interviewé des capitaines, nous sommes montés à bord de bateaux dans l’océan Pacifique Sud, près des îles Galapagos ; dans l’océan Atlantique Sud, près des îles Malouines ; dans l’océan Atlantique, près de la Gambie, et dans la mer du Japon (mer de la Corée).
Seize mois avant que la bouteille n’échoue sur les côtes de Maldonado, notre équipe de reporteurs se trouvait justement dans l’Atlantique Sud, à la recherche du bateau d’où le marin avait envoyé la bouteille et le SOS, mais aussi d’autres navires appartenant à la même flotte que le Lu Qing Yuan Yu. Pour tenter de communiquer avec les équipages, nos journalistes ont lancé par-dessus bord des bouteilles en plastique lestées avec du riz et remplies d’un stylo, de cigarettes, de friandises, et des feuilles avec des questions écrites en anglais, en chinois et en indonésien. En réponse, certains des membres d’équipages ont griffonné les numéros de téléphone de leurs proches.
Sur un autre bateau de pêche au calamar chinois, naviguant dans l’océan Atlantique Sud, à près de 600 kilomètres des Malouines, un matelot nous a montré dans le mess un sac de choux et d’oignons pourris et noircis, les seuls légumes disponibles à bord. Il nous a demandé si nous avions des fruits et des légumes frais.
Atteintes aux droits humains et au droit du travail
Alors que nous discutions avec deux membres d’équipage sur le pont supérieur, le gardien qui surveillait l’équipage a été appelé. Un matelot, âgé de 18 ans, nous a alors entraînés dans un couloir sombre pour chuchoter son appel à l’aide : « Nos passeports ont été confisqués. Ils ne veulent pas nous les rendre », a-t-il lancé. Puis il s’est arrêté et a commencé à écrire un message sur son téléphone portable, de peur d’être découvert : « Pouvez-vous nous emmener à l’ambassade d’Argentine ? »
« Je ne peux pas en dire plus maintenant car je dois encore travailler sur le bateau et si je donne trop d’informations cela pourrait créer des problèmes sur le bateau, a-t-il également écrit. S’il vous plaît, contactez ma famille. » Puis il a mis fin brusquement à la conversation lorsque le gardien est revenu.
Nos visites sur ces bateaux ont permis de dévoiler, avec force détails, un large éventail d’atteintes aux droits humains et au droit du travail, dont la servitude par dette, la rétention des salaires, des heures de travail excessives, des coups portés aux matelots, des confiscations de passeports, l’impossibilité d’avoir accès aux soins médicaux, des morts à la suite de violences. Les matelots peuvent travailler jusqu’à quinze heures par jour, six jours par semaine. Les cabines sont exiguës. Les blessures, la malnutrition, les maladies et les coups sont fréquents.
Lorsque les produits de la mer sont débarqués, ils passent souvent par des usines de transformation en Chine, où existe le travail forcé. Ils inondent le marché européen, vendus dans des supermarchés, des restaurants ou achetés par les gouvernements. Le navire de pêche au calamar que nos journalistes ont pu visiter et sur lequel le jeune matelot réclamait de l’aide est lié à une entreprise qui distribue des produits de la mer en Finlande, Belgique, Suède et République tchèque.
Les registres portuaires montrent que ce bateau a débarqué un corps à Montevideo en 2019. L’enquête a permis de relier différents navires qui ont eu recours au travail forcé ou ont commis des crimes en mer à d’autres pays européens comme la France, la Grande-Bretagne, l’Allemagne, les Pays-Bas et la Suisse.
Une flotte de 6 500 bateaux
Profitant de l’appétit croissant et insatiable du monde pour les produits de la mer, la Chine a accru sa flotte hauturière jusqu’à 6 500 bateaux, soit plus du double de son concurrent le plus proche, Taïwan, selon les données de l’Allen Institute for AI examinées par The Outlaw Ocean Project. Les estimations concernant la flotte taïwanaise de pêche en haute mer vont de 1 100 navires selon Greenpeace à 1 800 selon des estimations de l’EJF (Environmental Justice Foundation).
La Chine possède également ou gère des terminaux dans plus de 90 ports dans toute la planète, ce qui lui permet de cultiver les loyautés politiques de pays maritimes en Amérique du Sud et en Afrique de l’Ouest.
Elle est devenue la championne incontestée des produits de la mer. Elle est la première fournisseuse de l’Europe, si l’on excepte les pays européens eux-mêmes, et représente environ 10 % de toutes les importations de produits de la mer en 2022.
Mais la Chine s’est imposée sur les eaux de la planète au prix d’un coût humain et environnemental élevé. La pêche est désormais le métier le plus dangereux au monde, et les bateaux de pêche au calamar sont les plus brutaux de la planète. Selon notre enquête, des violations des droits humains ou environnementaux se sont produits sur près de la moitié des navires chinois de pêche au calamar. Ces dix dernières années, des cas de violation de droits humains ont été recensés sur au moins 118 bateaux.
Cette flotte est également celle qui pratique le plus la pêche illicite, ciblant des espèces protégées, opérant sans licence ou rejetant en mer les captures excessives. Les bateaux pénètrent illégalement dans des eaux internationales, désactivant les outils de localisation en violation des lois chinoises. Ils violent aussi les résolutions des Nations unies interdisant aux étrangers de pêcher dans les mers nord-coréennes.
Travail forcé pour les Ouïgours
Pour Sally Yozell, directrice du programme de la sécurité environnementale au Stimson Center, un centre de recherche basé à Washington, la Chine s’est non seulement montrée moins réceptive aux réglementations internationales et à la pression des médias en matière de droit du travail ou de préservation des océans, mais aussi moins transparente en ce qui concerne ses bateaux de pêche et ses usines de transformation.
Une grande partie du poisson est consommé ou transformé aux États-Unis, mais il est extrêmement difficile pour les entreprises de connaître l’origine de leurs produits, de savoir s’ils viennent de la pêche illicite ou si les équipages ont connu des atteintes aux droits humains.
Comme les bateaux qui les fournissent, les usines de transformation chinoises sont aussi accusées de violer les droits du travail ou les droits humains. Au cours de la dernière décennie, le gouvernement chinois a délocalisé de force des dizaines de milliers d’ouvriers ouïgours, ethnie turcique musulmane opprimée du nord-ouest du pays, en envoyant certains dans des usines de transformation des produits de la mer sur la côte est du pays, dans la province du Shandong.
Ian Urbina (The Outlaw Ocean Project)
MaldonadoMaldonado (Uruguay).– En juin 2023, Silvina González se promenait le long de la plage de Maldonado, en Uruguay. C’est en ramassant des déchets qu’elle est tombée sur une petite bouteille en plastique. À l’intérieur se trouvait une serviette sur laquelle étaient tracés des caractères chinois et un SOS en lettres capitales. Son beau-frère maîtrisant le mandarin, elle s’est empressée de lui envoyer une photo du message. Il lui a vite répondu, lui donnant le sens du texte : « Bonjour, je suis membre de l’équipage du Lu Qing Yuan Yu 765, et je suis retenu par la compagnie. Si vous lisez ce message, prévenez la police s’il vous plaît ! SOS. »
Maldonado se trouve à seulement deux heures de Montevideo. La capitale uruguayenne est l’un des ports les plus actifs au monde. Il est particulièrement prisé des navires chinois de pêche au calamar lorsqu’ils reviennent par centaines de la région des Galapagos avant de contourner le cap Horn pour se rendre au large des côtes sud-est de l’Amérique du Sud. Montevideo est alors une escale obligée. Les équipages y refont le plein, procèdent aux réparations ou se réapprovisionnent. L’étape est moins onéreuse qu’au Brésil, en Argentine ou aux Malouines.
Il arrive aussi que des bateaux chinois y débarquent les corps de marins morts en pleine mer. De 2013 à 2021, chaque mois, des navires, la plupart chinois, ont débarqué le corps d’une personne morte.

Après avoir lu le message, Silvina González s’est rendue à la police pour le lui remettre. Elle a estimé avoir été prise au sérieux. « Espérons qu’ils trouveront une solution à tout cela », a-t-elle dit dans une interview à un journal uruguayen diffusée sur Facebook Live, son mari présent à ses côtés. Elle y expliquait que les travailleurs de l’industrie de la pêche passent souvent de longues périodes en mer et peuvent vivre des « situations extrêmes ».
Mais le problème de la captivité sur les bateaux chinois est beaucoup plus vaste et complexe que Silvina González et son mari ne peuvent l’imaginer. Ces quatre dernières années, une équipe de journalistes de The Outlaw Ocean Project, un média à but non lucratif basé à Washington (États-Unis), a enquêté sur les conditions de travail, les atteintes aux droits humains et les crimes environnementaux dans la chaîne d’approvisionnement mondiale en produits de la mer.
Nous nous sommes concentrés sur la flotte de pêche hauturière chinoise en raison de sa taille, de sa présence à travers les mers du monde entier et de la brutalité dont les responsables des équipages peuvent faire preuve. Nous avons interviewé des capitaines, nous sommes montés à bord de bateaux dans l’océan Pacifique Sud, près des îles Galapagos ; dans l’océan Atlantique Sud, près des îles Malouines ; dans l’océan Atlantique, près de la Gambie, et dans la mer du Japon (mer de la Corée).
Seize mois avant que la bouteille n’échoue sur les côtes de Maldonado, notre équipe de reporteurs se trouvait justement dans l’Atlantique Sud, à la recherche du bateau d’où le marin avait envoyé la bouteille et le SOS, mais aussi d’autres navires appartenant à la même flotte que le Lu Qing Yuan Yu. Pour tenter de communiquer avec les équipages, nos journalistes ont lancé par-dessus bord des bouteilles en plastique lestées avec du riz et remplies d’un stylo, de cigarettes, de friandises, et des feuilles avec des questions écrites en anglais, en chinois et en indonésien. En réponse, certains des membres d’équipages ont griffonné les numéros de téléphone de leurs proches.
Sur un autre bateau de pêche au calamar chinois, naviguant dans l’océan Atlantique Sud, à près de 600 kilomètres des Malouines, un matelot nous a montré dans le mess un sac de choux et d’oignons pourris et noircis, les seuls légumes disponibles à bord. Il nous a demandé si nous avions des fruits et des légumes frais.
Atteintes aux droits humains et au droit du travail
Alors que nous discutions avec deux membres d’équipage sur le pont supérieur, le gardien qui surveillait l’équipage a été appelé. Un matelot, âgé de 18 ans, nous a alors entraînés dans un couloir sombre pour chuchoter son appel à l’aide : « Nos passeports ont été confisqués. Ils ne veulent pas nous les rendre », a-t-il lancé. Puis il s’est arrêté et a commencé à écrire un message sur son téléphone portable, de peur d’être découvert : « Pouvez-vous nous emmener à l’ambassade d’Argentine ? »
« Je ne peux pas en dire plus maintenant car je dois encore travailler sur le bateau et si je donne trop d’informations cela pourrait créer des problèmes sur le bateau, a-t-il également écrit. S’il vous plaît, contactez ma famille. » Puis il a mis fin brusquement à la conversation lorsque le gardien est revenu.
Nos visites sur ces bateaux ont permis de dévoiler, avec force détails, un large éventail d’atteintes aux droits humains et au droit du travail, dont la servitude par dette, la rétention des salaires, des heures de travail excessives, des coups portés aux matelots, des confiscations de passeports, l’impossibilité d’avoir accès aux soins médicaux, des morts à la suite de violences. Les matelots peuvent travailler jusqu’à quinze heures par jour, six jours par semaine. Les cabines sont exiguës. Les blessures, la malnutrition, les maladies et les coups sont fréquents.
Lorsque les produits de la mer sont débarqués, ils passent souvent par des usines de transformation en Chine, où existe le travail forcé. Ils inondent le marché européen, vendus dans des supermarchés, des restaurants ou achetés par les gouvernements. Le navire de pêche au calamar que nos journalistes ont pu visiter et sur lequel le jeune matelot réclamait de l’aide est lié à une entreprise qui distribue des produits de la mer en Finlande, Belgique, Suède et République tchèque.
Les registres portuaires montrent que ce bateau a débarqué un corps à Montevideo en 2019. L’enquête a permis de relier différents navires qui ont eu recours au travail forcé ou ont commis des crimes en mer à d’autres pays européens comme la France, la Grande-Bretagne, l’Allemagne, les Pays-Bas et la Suisse.
Une flotte de 6 500 bateaux
Profitant de l’appétit croissant et insatiable du monde pour les produits de la mer, la Chine a accru sa flotte hauturière jusqu’à 6 500 bateaux, soit plus du double de son concurrent le plus proche, Taïwan, selon les données de l’Allen Institute for AI examinées par The Outlaw Ocean Project. Les estimations concernant la flotte taïwanaise de pêche en haute mer vont de 1 100 navires selon Greenpeace à 1 800 selon des estimations de l’EJF (Environmental Justice Foundation).
La Chine possède également ou gère des terminaux dans plus de 90 ports dans toute la planète, ce qui lui permet de cultiver les loyautés politiques de pays maritimes en Amérique du Sud et en Afrique de l’Ouest.
Elle est devenue la championne incontestée des produits de la mer. Elle est la première fournisseuse de l’Europe, si l’on excepte les pays européens eux-mêmes, et représente environ 10 % de toutes les importations de produits de la mer en 2022.
Mais la Chine s’est imposée sur les eaux de la planète au prix d’un coût humain et environnemental élevé. La pêche est désormais le métier le plus dangereux au monde, et les bateaux de pêche au calamar sont les plus brutaux de la planète. Selon notre enquête, des violations des droits humains ou environnementaux se sont produits sur près de la moitié des navires chinois de pêche au calamar. Ces dix dernières années, des cas de violation de droits humains ont été recensés sur au moins 118 bateaux.
Cette flotte est également celle qui pratique le plus la pêche illicite, ciblant des espèces protégées, opérant sans licence ou rejetant en mer les captures excessives. Les bateaux pénètrent illégalement dans des eaux internationales, désactivant les outils de localisation en violation des lois chinoises. Ils violent aussi les résolutions des Nations unies interdisant aux étrangers de pêcher dans les mers nord-coréennes.
Travail forcé pour les Ouïgours
Pour Sally Yozell, directrice du programme de la sécurité environnementale au Stimson Center, un centre de recherche basé à Washington, la Chine s’est non seulement montrée moins réceptive aux réglementations internationales et à la pression des médias en matière de droit du travail ou de préservation des océans, mais aussi moins transparente en ce qui concerne ses bateaux de pêche et ses usines de transformation.
Une grande partie du poisson est consommé ou transformé aux États-Unis, mais il est extrêmement difficile pour les entreprises de connaître l’origine de leurs produits, de savoir s’ils viennent de la pêche illicite ou si les équipages ont connu des atteintes aux droits humains.
Comme les bateaux qui les fournissent, les usines de transformation chinoises sont aussi accusées de violer les droits du travail ou les droits humains. Au cours de la dernière décennie, le gouvernement chinois a délocalisé de force des dizaines de milliers d’ouvriers ouïgours, ethnie turcique musulmane opprimée du nord-ouest du pays, en envoyant certains dans des usines de transformation des produits de la mer sur la côte est du pays, dans la province du Shandong.
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