Il n’y a jamais eu autant de projets de champs éoliens dans le monde. Pourtant, la plupart des industriels rencontrent de nombreuses difficultés et perdent de l’argent. Les fabricants européens vont-ils connaître le même sort que ceux du solaire face à la Chine ?
Martine Orange
Ce devrait être l’âge d’or du secteur éolien. Sur tous les continents, le développement des énergies renouvelables, en particulier de l’éolien, est devenu une priorité dans la lutte contre les dérèglements climatiques. Les projets de vastes champs de production à l’intérieur des terres ou en mer foisonnent partout. Et pourtant, l’industrie éolienne n’a jamais affronté une crise aussi grave.
La seule journée du 14 novembre donne un aperçu des problèmes rencontrés. Ce jour-là, le groupe danois Orsted, le plus grand constructeur d’éoliennes en mer, a annoncé la démission de ses dirigeants et l’abandon d’un projet de champ éolien en mer en Norvège, après avoir renoncé à participer à la construction d’un autre champ en mer au large du New Jersey. Ces mesures, selon le groupe, ne sont que les premières d’une longue série à venir, en réponse à des pertes trimestrielles de plus de 28 milliards de couronnes danoises (3,75 milliards d’euros) publiées début novembre.
Agrandir l’image : Illustration 1Le parc éolien en mer de Vattenfall au large des Pays-Bas, le 25 septembre 2023. © Photo Robin Utrecht / SIPA
Le même jour, après des semaines d’incertitude, Siemens Gamesa, entreprise née de la fusion entre la filiale éolienne du conglomérat allemand et l’espagnol Gamesa, parvenait enfin à conclure un plan de sauvetage de 15 milliards d’euros, constitué essentiellement par des garanties financières apportées par le gouvernement allemand et sa maison-mère. La société, en graves difficultés techniques et financières depuis près de deux ans, avait annoncé précédemment plus de 4 milliards d’euros de pertes. Elle prévoit de perdre encore 2 milliards l’an prochain. Un plan d’économie de 400 millions d’euros vient d’être lancé. Mais là encore, il ne s’agit que des premières mesures.
La série de mauvaises nouvelles ne se limite pas à quelques groupes. Tout le secteur est touché. La filiale énergie de GE, un des géants du secteur, redoute d’avoir à supporter quelque 2 milliards de dollars (1,8 milliard d’euros) de pertes à la fin de l’année, en raison de problèmes financiers et techniques. Même les constructeurs chinois ne paraissent pas épargnés. Le constructeur de turbines Xinjiang Goldwind Science & Technology Co. a publié en octobre des résultats trimestriels en baisse de 98 %.
Partout les projets de champs offshore sont retardés, voire annulés. Aux États-Unis, malgré le soutien du gouvernement américain, deux groupes seulement se sont présentés pour répondre à des appels d’offres pour construire des champs éoliens maritimes dans le golfe du Mexique. En Grande-Bretagne, les appels d’offres pour de nouveaux projets en mer du Nord ont été simplement annulés en septembre : aucune candidature n’avait été déposée. L’électricien japonais Skikoku Electric Power et le raffineur Eneos Holdings ont annoncé à la mi-novembre l’abandon d’un projet d’éolien offshore au large de Taïwan. La rentabilité du projet, selon eux, n’est pas assurée.
Crise systémique
« On assiste actuellement à la conjonction de trois facteurs qui font une crise systémique : des difficultés d’approvisionnement, avec la forte hausse des matières premières (acier, cuivre, aluminium, fibre de verre), la montée des taux d’intérêt et la crise inflationniste. Tous les projets se retrouvent en difficulté », explique Mattias Vandenbulcke, directeur de la stratégie à France Renouvelables, qui regroupe tous les acteurs des énergies renouvelables.
Mais les problèmes de l’éolien vont bien-au-delà d’un trou d’air conjoncturel, selon de nombreux acteurs du secteur. À partir de 2015, l’industrie n’a cessé de voir ses résultats se dégrader pour plonger aujourd’hui dans le rouge. « Nous devrions être raisonnablement profitables. Pourtant, nous perdons tous de l’argent »,constate Jochen Eickholt, directeur de Siemens Gamesa.
Le temps des pionniers semble révolu. L’industrie éolienne européenne, qui a été la plus innovante au cours des trois dernières décennies et a dominé le secteur, paraît aujourd’hui la plus fragilisée.
Ces difficultés arrivent au moment où la Commission européenne a arrêté des objectifs des plus élevés en matière de transition énergétique : les capacités de production des éoliennes devraient être portées à 500 GW – soit un quasi-doublement – d’ici à 2030 pour répondre aux objectifs de décarbonation de l’énergie. Mais cela ne peut se réaliser sans « une filière en bonne santé, solide et compétitive », reconnaît-elle. L’objectif, qui était déjà qualifié de très ambitieux, est-il encore tenable avec la crise qu’affronte le secteur ?
Les États-Unis sont confrontés au même questionnement. Pourront-ils répondre aux impératifs de la transition écologique, si le secteur est en crise ? « L’industrie éolienne américaine est fondamentalement en miettes et doit être repensée », a soutenu le responsable des énergies « propres » de BP, en train de devenir un des grands acteurs de l’éolien, lors d’un sommet sur la transition énergétique début novembre.

Agrandir l’image : Illustration 2« Vents forts à venir. Soyez prudents. » Parc éolien dans la vallée de Coachella, en Californie (États-unis), le 22 février 2023. © Photo Mario Tama / Getty Images via AFP
La course vers le gigantisme
On n’a pas vraiment pris note de ce qui s’est passé dans l’éolien au cours des dernières décennies. Pourtant, le bond technique est spectaculaire. En 1991, comme le rappelle Cédric Philibert, chercheur associé à l’Institut français des relations internationales (Ifri) dans son livre Éoliennes, pourquoi tant de haine ? (éditions Les Petits Matins, 2023), la première éolienne en mer, conçue au Danemark par l’ancêtre d’Orsted, mesure entre 20 et 30 mètres, a des pales de quelques mètres de long, et sa puissance ne dépasse pas 300 kW. De quoi alimenter quelques dizaines de maisons à peine. Le coût de l’électricité produite tourne alors autour de 180 dollars le MWh.
Année après année, les éoliennes en mer n’ont cessé de grandir – 30, 50, 100 mètres – et leurs performances d’augmenter. Aujourd’hui, les éoliennes, à la recherche de vents plus hauts et plus stables – ce qui augmente les temps de charge de la turbine –, mesurent plus de 100 mètres, ont des pales rotatives de plus de 60 mètres, avec une puissance pouvant aller jusqu’à 8,5 MW.
Mais la course au gigantisme ne s’arrête pas. Les constructeurs de turbines veulent aller toujours plus haut afin de pouvoir capter des vents plus stables, ce qui permet d’augmenter les rendements. Le géant américain GE, grâce au rachat d’Alstom, très en avance dans ce domaine, comme le précise le New York Times, s’est engagé dans cette voie. Son éolienne en mer, nommée Haliade-X et construite en grande partie en France, ressemble à un monstre : elle mesure environ 260 mètres de haut (presque la tour Eiffel), avec des pales de plus de 100 mètres permettant de développer une puissance de 12 MW.
Siemens Gamesa a riposté en présentant un nouveau modèle d’éolienne offshore nommée SG 14-222 DD. Ce devrait être l’éolienne la plus puissante du monde. Haute de plus de 250 mètres elle aussi, avec des pales de 108 mètres de long et un rotor de 222 mètres de diamètre, sa puissance installée est censée atteindre 14-15 MW. Cette nouvelle éolienne offshore ainsi que sa turbine 5-X semblent en partie à l’origine des difficultés financières actuelles du groupe.
Est-on arrivé à un palier technologique ? La course au gigantisme a-t-elle conduit à concevoir des équipements beaucoup trop compliqués à maîtriser, au point qu’ils ne sont plus rentables ? « Je ne le pense pas. Je crois qu’il s’agit plutôt d’erreurs internes commises par Siemens », dit Cédric Philibert. Les déboires actuels de Siemens en tout cas ne sont pas sans rappeler ceux d’Alstom (avant son rachat par GE) en 2003, après acquisition des turbines à gaz du groupe helvético-suédois ABB.
Effets de levier
Ces monstres ont toutefois déjà changé la donne. Depuis les premières éoliennes installées, les progrès techniques, le développement en série, l’amélioration des temps de charge ont permis de diminuer notablement les coûts de production et d’améliorer la rentabilité de chaque projet. De 180 dollars le MWh à ses débuts, le coût est tombé en moyenne à 140 dollars en 2010, 80 dollars en 2015 et autour de 60 dollars en 2020.
Mais cette tendance s’est inversée. Le développement de ces superturbines demande de lourds investissements. Les constructeurs manquent de débouchés pour amortir sur de longues séries les frais de recherche et de développement. Car dans cette activité à haute intensité capitalistique, peu d’acteurs sont susceptibles de porter de tels paris financiers sur le long terme. D’autant que l’environnement financier a radicalement changé.
Tous les acteurs mesurent maintenant combien le temps de l’argent gratuit les a aidés : les politiques monétaires ultra-accommodantes de ces dix dernières années ont été un puissant accélérateur pour la transition écologique en général, pour l’éolien en particulier. Grâce au taux zéro, le secteur a utilisé des effets de levier gigantesques qui ont permis de faire émerger des projets de fermes éoliennes en mer qui n’auraient jamais pu voir le jour autrement.
La normalisation financière, voulue par les banques centrales pour lutter contre l’inflation, plonge des promoteurs et les constructeurs – qui sont souvent partenaires dans la création de nouveaux champs – dans le brouillard. Les fermes éoliennes existantes voient leur rentabilité se dégrader avec l’envolée des taux d’intérêt qu’il faut bien payer. Les projets, signés il y a deux ou trois ans, quand tous les acteurs étaient persuadés d’évoluer dans un environnement relativement stable, avec des garanties de rachat de leur production autour de 60-65 dollars le MWh, voient les montages imaginés s’écrouler.
Car l’équation financière ne tient plus. Entre-temps, le coût des matières premières et les ruptures dans les chaînes d’approvisionnement ont surenchéri les prix de chaque éolienne. Les charges financières s’alourdissent. Les fournisseurs sont en première ligne, pressés de faire des efforts, de rogner sur leurs marges. « On perd 8 % sur chaque turbine vendue », a récemment avoué Henrik Andersen, PDG de Vestas, un autre grand constructeur danois d’éoliennes.
La contrainte financière est d’autant plus lourde que les délais de raccordement au réseau – c’est-à-dire le moment où l’électricité produite peut être vendue – ne cessent de s’allonger. « Il y a une file d’attente de cinq ans en France pour être raccordé au réseau », dit Cédric Philibert. Les mêmes problèmes existent dans d’autres pays comme l’Allemagne ou la Grande-Bretagne.
Ces retards ne sont pas dus à une mauvaise volonté ou à des lenteurs administratives : il y a des réalités physiques et industrielles qui font mauvais ménage avec les annonces politiques calquées sur l’instantanéité des marchés financiers. Il faut du temps pour renforcer un réseau, accueillir de nouvelles productions : cela signifie déployer des câbles sous-marins, de nouvelles lignes à haute et moyenne tension, de nouvelles interconnexions, des transformateurs, des stations intermédiaires. Autant de contingences souvent négligées.
Mais pendant ce temps, les compteurs financiers tournent.
Martine Orange
Ce devrait être l’âge d’or du secteur éolien. Sur tous les continents, le développement des énergies renouvelables, en particulier de l’éolien, est devenu une priorité dans la lutte contre les dérèglements climatiques. Les projets de vastes champs de production à l’intérieur des terres ou en mer foisonnent partout. Et pourtant, l’industrie éolienne n’a jamais affronté une crise aussi grave.
La seule journée du 14 novembre donne un aperçu des problèmes rencontrés. Ce jour-là, le groupe danois Orsted, le plus grand constructeur d’éoliennes en mer, a annoncé la démission de ses dirigeants et l’abandon d’un projet de champ éolien en mer en Norvège, après avoir renoncé à participer à la construction d’un autre champ en mer au large du New Jersey. Ces mesures, selon le groupe, ne sont que les premières d’une longue série à venir, en réponse à des pertes trimestrielles de plus de 28 milliards de couronnes danoises (3,75 milliards d’euros) publiées début novembre.

Le même jour, après des semaines d’incertitude, Siemens Gamesa, entreprise née de la fusion entre la filiale éolienne du conglomérat allemand et l’espagnol Gamesa, parvenait enfin à conclure un plan de sauvetage de 15 milliards d’euros, constitué essentiellement par des garanties financières apportées par le gouvernement allemand et sa maison-mère. La société, en graves difficultés techniques et financières depuis près de deux ans, avait annoncé précédemment plus de 4 milliards d’euros de pertes. Elle prévoit de perdre encore 2 milliards l’an prochain. Un plan d’économie de 400 millions d’euros vient d’être lancé. Mais là encore, il ne s’agit que des premières mesures.
La série de mauvaises nouvelles ne se limite pas à quelques groupes. Tout le secteur est touché. La filiale énergie de GE, un des géants du secteur, redoute d’avoir à supporter quelque 2 milliards de dollars (1,8 milliard d’euros) de pertes à la fin de l’année, en raison de problèmes financiers et techniques. Même les constructeurs chinois ne paraissent pas épargnés. Le constructeur de turbines Xinjiang Goldwind Science & Technology Co. a publié en octobre des résultats trimestriels en baisse de 98 %.
Partout les projets de champs offshore sont retardés, voire annulés. Aux États-Unis, malgré le soutien du gouvernement américain, deux groupes seulement se sont présentés pour répondre à des appels d’offres pour construire des champs éoliens maritimes dans le golfe du Mexique. En Grande-Bretagne, les appels d’offres pour de nouveaux projets en mer du Nord ont été simplement annulés en septembre : aucune candidature n’avait été déposée. L’électricien japonais Skikoku Electric Power et le raffineur Eneos Holdings ont annoncé à la mi-novembre l’abandon d’un projet d’éolien offshore au large de Taïwan. La rentabilité du projet, selon eux, n’est pas assurée.
Crise systémique
« On assiste actuellement à la conjonction de trois facteurs qui font une crise systémique : des difficultés d’approvisionnement, avec la forte hausse des matières premières (acier, cuivre, aluminium, fibre de verre), la montée des taux d’intérêt et la crise inflationniste. Tous les projets se retrouvent en difficulté », explique Mattias Vandenbulcke, directeur de la stratégie à France Renouvelables, qui regroupe tous les acteurs des énergies renouvelables.
Mais les problèmes de l’éolien vont bien-au-delà d’un trou d’air conjoncturel, selon de nombreux acteurs du secteur. À partir de 2015, l’industrie n’a cessé de voir ses résultats se dégrader pour plonger aujourd’hui dans le rouge. « Nous devrions être raisonnablement profitables. Pourtant, nous perdons tous de l’argent »,constate Jochen Eickholt, directeur de Siemens Gamesa.
Le temps des pionniers semble révolu. L’industrie éolienne européenne, qui a été la plus innovante au cours des trois dernières décennies et a dominé le secteur, paraît aujourd’hui la plus fragilisée.
Ces difficultés arrivent au moment où la Commission européenne a arrêté des objectifs des plus élevés en matière de transition énergétique : les capacités de production des éoliennes devraient être portées à 500 GW – soit un quasi-doublement – d’ici à 2030 pour répondre aux objectifs de décarbonation de l’énergie. Mais cela ne peut se réaliser sans « une filière en bonne santé, solide et compétitive », reconnaît-elle. L’objectif, qui était déjà qualifié de très ambitieux, est-il encore tenable avec la crise qu’affronte le secteur ?
Les États-Unis sont confrontés au même questionnement. Pourront-ils répondre aux impératifs de la transition écologique, si le secteur est en crise ? « L’industrie éolienne américaine est fondamentalement en miettes et doit être repensée », a soutenu le responsable des énergies « propres » de BP, en train de devenir un des grands acteurs de l’éolien, lors d’un sommet sur la transition énergétique début novembre.

Agrandir l’image : Illustration 2« Vents forts à venir. Soyez prudents. » Parc éolien dans la vallée de Coachella, en Californie (États-unis), le 22 février 2023. © Photo Mario Tama / Getty Images via AFP
La course vers le gigantisme
On n’a pas vraiment pris note de ce qui s’est passé dans l’éolien au cours des dernières décennies. Pourtant, le bond technique est spectaculaire. En 1991, comme le rappelle Cédric Philibert, chercheur associé à l’Institut français des relations internationales (Ifri) dans son livre Éoliennes, pourquoi tant de haine ? (éditions Les Petits Matins, 2023), la première éolienne en mer, conçue au Danemark par l’ancêtre d’Orsted, mesure entre 20 et 30 mètres, a des pales de quelques mètres de long, et sa puissance ne dépasse pas 300 kW. De quoi alimenter quelques dizaines de maisons à peine. Le coût de l’électricité produite tourne alors autour de 180 dollars le MWh.
Année après année, les éoliennes en mer n’ont cessé de grandir – 30, 50, 100 mètres – et leurs performances d’augmenter. Aujourd’hui, les éoliennes, à la recherche de vents plus hauts et plus stables – ce qui augmente les temps de charge de la turbine –, mesurent plus de 100 mètres, ont des pales rotatives de plus de 60 mètres, avec une puissance pouvant aller jusqu’à 8,5 MW.
Mais la course au gigantisme ne s’arrête pas. Les constructeurs de turbines veulent aller toujours plus haut afin de pouvoir capter des vents plus stables, ce qui permet d’augmenter les rendements. Le géant américain GE, grâce au rachat d’Alstom, très en avance dans ce domaine, comme le précise le New York Times, s’est engagé dans cette voie. Son éolienne en mer, nommée Haliade-X et construite en grande partie en France, ressemble à un monstre : elle mesure environ 260 mètres de haut (presque la tour Eiffel), avec des pales de plus de 100 mètres permettant de développer une puissance de 12 MW.
Siemens Gamesa a riposté en présentant un nouveau modèle d’éolienne offshore nommée SG 14-222 DD. Ce devrait être l’éolienne la plus puissante du monde. Haute de plus de 250 mètres elle aussi, avec des pales de 108 mètres de long et un rotor de 222 mètres de diamètre, sa puissance installée est censée atteindre 14-15 MW. Cette nouvelle éolienne offshore ainsi que sa turbine 5-X semblent en partie à l’origine des difficultés financières actuelles du groupe.
Est-on arrivé à un palier technologique ? La course au gigantisme a-t-elle conduit à concevoir des équipements beaucoup trop compliqués à maîtriser, au point qu’ils ne sont plus rentables ? « Je ne le pense pas. Je crois qu’il s’agit plutôt d’erreurs internes commises par Siemens », dit Cédric Philibert. Les déboires actuels de Siemens en tout cas ne sont pas sans rappeler ceux d’Alstom (avant son rachat par GE) en 2003, après acquisition des turbines à gaz du groupe helvético-suédois ABB.
Effets de levier
Ces monstres ont toutefois déjà changé la donne. Depuis les premières éoliennes installées, les progrès techniques, le développement en série, l’amélioration des temps de charge ont permis de diminuer notablement les coûts de production et d’améliorer la rentabilité de chaque projet. De 180 dollars le MWh à ses débuts, le coût est tombé en moyenne à 140 dollars en 2010, 80 dollars en 2015 et autour de 60 dollars en 2020.
Mais cette tendance s’est inversée. Le développement de ces superturbines demande de lourds investissements. Les constructeurs manquent de débouchés pour amortir sur de longues séries les frais de recherche et de développement. Car dans cette activité à haute intensité capitalistique, peu d’acteurs sont susceptibles de porter de tels paris financiers sur le long terme. D’autant que l’environnement financier a radicalement changé.
Tous les acteurs mesurent maintenant combien le temps de l’argent gratuit les a aidés : les politiques monétaires ultra-accommodantes de ces dix dernières années ont été un puissant accélérateur pour la transition écologique en général, pour l’éolien en particulier. Grâce au taux zéro, le secteur a utilisé des effets de levier gigantesques qui ont permis de faire émerger des projets de fermes éoliennes en mer qui n’auraient jamais pu voir le jour autrement.
La normalisation financière, voulue par les banques centrales pour lutter contre l’inflation, plonge des promoteurs et les constructeurs – qui sont souvent partenaires dans la création de nouveaux champs – dans le brouillard. Les fermes éoliennes existantes voient leur rentabilité se dégrader avec l’envolée des taux d’intérêt qu’il faut bien payer. Les projets, signés il y a deux ou trois ans, quand tous les acteurs étaient persuadés d’évoluer dans un environnement relativement stable, avec des garanties de rachat de leur production autour de 60-65 dollars le MWh, voient les montages imaginés s’écrouler.
Car l’équation financière ne tient plus. Entre-temps, le coût des matières premières et les ruptures dans les chaînes d’approvisionnement ont surenchéri les prix de chaque éolienne. Les charges financières s’alourdissent. Les fournisseurs sont en première ligne, pressés de faire des efforts, de rogner sur leurs marges. « On perd 8 % sur chaque turbine vendue », a récemment avoué Henrik Andersen, PDG de Vestas, un autre grand constructeur danois d’éoliennes.
La contrainte financière est d’autant plus lourde que les délais de raccordement au réseau – c’est-à-dire le moment où l’électricité produite peut être vendue – ne cessent de s’allonger. « Il y a une file d’attente de cinq ans en France pour être raccordé au réseau », dit Cédric Philibert. Les mêmes problèmes existent dans d’autres pays comme l’Allemagne ou la Grande-Bretagne.
Ces retards ne sont pas dus à une mauvaise volonté ou à des lenteurs administratives : il y a des réalités physiques et industrielles qui font mauvais ménage avec les annonces politiques calquées sur l’instantanéité des marchés financiers. Il faut du temps pour renforcer un réseau, accueillir de nouvelles productions : cela signifie déployer des câbles sous-marins, de nouvelles lignes à haute et moyenne tension, de nouvelles interconnexions, des transformateurs, des stations intermédiaires. Autant de contingences souvent négligées.
Mais pendant ce temps, les compteurs financiers tournent.
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