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La marchandisation du monde : le vrai-faux

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  • La marchandisation du monde : le vrai-faux


    Deux siècles et demi de dogme libéral, deux siècles et demi d'idées reçues, pour certaines particulièrement bien ancrées dans les esprits. Front Populaire démêle le vrai du faux.


    Le marché autorégulé crée un « ordre spontané » : FAUX


    Non seulement le marché est censé créer un ordre spontané, mais il est lui-même censé être à l’origine « naturel (1) », l’économie serait donc une science naturelle, au même titre que la physique. Or l’économie dominante fonctionne exactement à l’opposé d’une science naturelle. Alors que la démarche scientifique se veut descriptive et consiste à décrire le réel tel qu’il se présente, en appréhendant sa complexité par des modèles les moins simplificateurs possibles, l’économie dominante se veut normative : elle définit un modèle type idéal qualifié d’« optimal » et cherche dans le réel ce qui pourrait y correspondre. Inversion prodigieuse : c’est à la réalité de se soumettre à la théorie (2). Au fondement de cette mystique, la célèbre « main invisible » d’Adam Smith. Bien que souvent caricaturée (3), elle est devenue un totem de la science économique4. Pour autant, cette mystique du marché concerne en réalité moins les économistes classiques (Smith, Ricardo, Malthus…) que leurs successeurs, les néoclassiques (Jevons, Menger, Walras…). Comme le note l’économiste David Cayla, depuis 250 ans « toutes les tentatives pour tenter d’établir un modèle pertinent de ce marché parfait ont échoué. La théorie des économistes néoclassiques est simplement inadéquate (5) ». Bien que ses présupposés épistémologiques aient été réfutés, la théorie néoclassique née dans les années 1870 est toujours le modèle dominant de la théorie économique contemporaine ! L’exemple le plus éclatant : la théorie de l’équilibre général (TEG (6)) de Léon Walras, membre éminent, avec Vilfredo Pareto, de l’école néoclassique de Lausanne. Cette théorie – qui entend fonder scientifiquement la « main invisible » d’Adam Smith – stipule que les prix de marché finissent toujours, à force de tâtonnements successifs, par équilibrer l’offre et la demande et permettre une allocation optimale des ressources. Et Walras précise que « ce tâtonnement se fait naturellement et de lui-même sous le régime de la libre concurrence (7) ». Seulement voilà, il n’existe strictement aucune preuve de la validité de cette loi (8). Dans les années 1950, les néoclassiques modernes Kenneth Arrow et Gérard Debreu ont tenté de démontrer par un jeu d’équations mathématiques que l’équilibre général pouvait être atteint en théorie, mais au prix de conditions ultrarestrictives impossibles à réunir sur les marchés réels. Avec des amis comme ça… pas besoin d’ennemis ! Et ce d’autant plus que dans les années 1970, l’économiste Hugo Sonnenschein a démontré que le « tâtonnement walrasien » ne peut jamais converger vers l’équilibre, ce qu’a admis Gérard Debreu lui-même… Heureusement pour eux, les néoclassiques préfèrent les hypothèses invérifiables à la pratique.

    Notes :

    1. Les ancêtres français des libéraux étaient les « physiocrates » qui voulaient, comme leur nom l’indique, le gouvernement de la nature. Or comme le note Jean-Pierre Dupuy dans L’Enfer des choses : « Le marché concurrentiel (…) est si peu une institution “naturelle” qui ne demanderait qu’à apparaître dès lors que le pouvoir politique serait limité, qu’il a fallu toute la force consciente et souvent violente des États pour l’imposer. »

    2. Pour une démonstration complète et éclairante, voir David Cayla, L’Économie du réel, éd. De Boeck, 2018.

    3. Voir Jean Dellemotte, « La main invisible d’Adam Smith : pour en finir avec les idées reçues », L’Économie politique, n°44, 2009.

    4. Perrot Jean-Claude « La main invisible et le Dieu caché » dans Une histoire intellectuelle de l’économie politique, éd. EHESS, 1992.

    5. Cayla David, L’Économie du réel, éd. De Boeck, 2018.

    6. Dans Les Trous noirs de la science économique (éd. Seuil, 2003), Jacques Sapir fait de la TEG « l’une des énigmes scientifiques les plus étonnantes et irritantes du XXe siècle » et un « coup de force théorique ».

    7. Walras Léon, Éléments d’économie politique pure ou théorie de la richesse sociale [1874], éd. Hachette livre/BNF, 1926.

    8. Pour une longue analyse critique de la théorie de l’équilibre général (TEG), voir Jacques Sapir, Les Trous noirs de la science économique, éd. Seuil, 2003.


    L’échange marchand a toujours existé : FAUX


    Se méfier des évidences est le premier réflexe de la pensée critique pour favoriser ce que le biologiste Jean Rostand appelait une « hygiène préventive du jugement ». Un esprit affûté doit se méfier spontanément de ce qui aurait « toujours existé », processus classique de naturalisation des faits sociaux. L’être humain étant un être historique, rares sont les invariants qui échapperaient totalement à l’historicité. L’idée selon laquelle l’échange marchand a toujours existé est fondée sur un mythe construit de toutes pièces au XVIIIe siècle pour promouvoir une certaine conception (instrumentale) de la monnaie : le mythe du troc (1). Chacun a en tête l’image de deux sauvages en pagne troquant deux biens. Au XVIIIe siècle, à l’époque où se constituent l’économie politique classique et l’idéologie du progrès, cette image permet de fonder une conception marchande de l’économie : l’argent n’aurait fait que simplifier une pratique d’échange marchand qui existait déjà chez les peuples primitifs. Les échanges marchands existent depuis toujours et le passage du troc à l’échange monétaire est présenté comme un progrès historique. Seulement, il y a un léger problème dans cette histoire : elle est fausse. L’historien de la monnaie Michael Hudson note : « Ni les préhistoriens ni les anthropologues ne fournissent de preuves à l’appui de cette théorie du troc (2). » L’anthropologue britannique Caroline Humphrey de confirmer : « Aucun exemple d’économie de troc, pure et simple, n’a jamais été décrit, sans parler de l’émergence de la monnaie qui en découle (3). » Ce mythe libéral du troc permet néanmoins d’instituer la monnaie comme outil neutre de simplification marchande, en ce qu’elle répond au problème pratique de la double coïncidence des besoins. Cela impliquerait que l’histoire de la monnaie ait commencé par une monnaie marchandise concrète. Cette thèse est celle…d’Adam Smith, pour qui la monnaie procède de la propension naturelle des hommes au commerce. Dans son manuel universitaire, longtemps hégémonique dans la discipline, Paul Samuelson l’écrit : « Si nous devions construire l’histoire selon des lignes hypothétiques et logiques, nous devrions naturellement faire suivre l’âge du troc par l’âge de la monnaie marchandise (4). » Joli tour de passe-passe idéologique qui, faisant fi de la réalité historique et anthropologique, permet de fonder une approche dépolitisée de la monnaie (5). En réalité, les recherches montrent que la plupart des sociétés humaines, y compris les sociétés « primitives », ont eu recours à des instruments monétaires perpétuant des pratiques à caractère non pas marchand, mais sociopolitique.

    Notes :

    1. Voir Jean-Michel Servet, « Le troc primitif : un mythe fondateur d’une approche économiste de la monnaie », Revue numismatique, 6e série, tome 157, 2001.

    2. Hudson Michael, Dette, rente et prédation néolibérale, éd. Le Bord de l’eau, 2021.

    3. Humphrey Caroline, « Barter and Economic Disintegration », Man, New Series, vol. 20, n°1, 1985.

    4. Cité par Michael Hudson dans Dette, rente et prédation néolibérale, éd. Le Bord de l’eau, 2021.

    5. Cette approche idéologique est bien montrée par David Graeber dans son ouvrage Dette : 5000 ans d’histoire, éd. Les Liens qui libèrent, 2013.
    وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر

  • #2

    Le modèle de l’homo economicus est dépassé : VRAI

    L’homo economicus est la représentation théorique du comportement de l’être humain qui sert de base au modèle néoclassique en économie. Il est fondé sur la « rationalité de l’agent » c’est-à-dire qu’homo economicus cherche à atteindre des objectifs de la meilleure façon possible en fonction des contraintes. L’origine de l’expression est incertaine. On la trouve chez Vilfredo Pareto en 1906, mais elle pourrait être antérieure (1). L'homo economicus 1/ est capable de maximiser sa satisfaction en utilisant au mieux ses ressources : il maximisera son utilité (et non pas son profit) 2/ sait analyser et anticiper le mieux possible la situation et les événements du monde qui l'entoure afin de prendre les décisions permettant cette maximisation. En attribuant à tous les agents économiques ces caractéristiques rationnelles, et si le marché est entièrement libre, alors on peut bâtir des modèles économiques maximisant l'utilité de chacun, autrement dit, des modèles conformes à la sous-hypothèse de « l'efficience du marché ». La « concurrence pure et parfaite » exige une présomption centrale : l’hypothèse des « anticipations rationnelles (2) ». Elle implique que les agents économiques, rationnels en toutes circonstances, en savent autant que les économistes modélisateurs et anticipent parfaitement l’avenir compte tenu de l’information disponible. Hypothèse absolument irréaliste. Les néoclassiques, Léon Walras en tête, savaient que l’homo economicus était une sorte d’idéal type de l’agent économique. En réalité, les travaux sur les limites cognitives de la rationalité ne manquent pas (3), mais ils ont fait des percées définitives en économie comportementale dans les années 1970 avec les travaux d’Amos Tversky et Daniel Kahneman sur l’enracinement contextuel des préférences et l’asymétrie des perspectives de perte et de gain (4). À partir des années 2000, la neuroéconomie (l’application des études en neuroimagerie en économie) a fini de démolir l’homo economicus, sans parler des travaux en anthropologie qui réfutent le réductionnisme de l’approche néoclassique (5). Et Jacques Sapir de commenter : « Tous ces travaux, qui s’étalent aujourd’hui sur près d’un demi-siècle, ont démontré, grâce à des tests pratiqués sous des protocoles expérimentaux standardisés, qu’aucune des hypothèses fondant la vision classique de l’agent économique n’était vérifiée (6). »

    Notes :

    1. Dans L'Homme économique, essai sur les racines du néolibéralisme (éd. Gallimard, 2007), Christian Laval entreprend la généalogie de cette représentation « utilitariste » de l’homme devenu hégémonique avec le capitalisme néolibéral.

    2. Formulée par l’économiste néolibéral Milton Friedman en 1953.

    3. Par exemple, les travaux d’Herbert Simon et Adrian de Groot dans les années 1950. Ainsi est née la notion de « rationalité limitée ».

    4. Voir le chapitre 13 de Jacques Généreux explique l’économie à tout le monde, éd. Seuil, 2014.

    5. Dans son ouvrage de vulgarisation Système 1 Système 2, les deux vitesses de la pensée (éd. Flammarion, 2012), Kahneman montre que notre cerveau émotionnel (le système 1) dirige la majorité de nos processus de décision.

    6. Sapir Jacques, La Fin de l’eurolibéralisme, éd. Seuil, 2006.



    Nos modes de vie sont dictés par le marché : VRAI


    C’est le principe même de la marchandisation du monde, et qui dit marchandisation du monde dit marchandisation des existences. Les sphères de l’existence humaine qui échappent encore à l’emprise de la logique marchande fondent comme la neige au soleil du capital. Dans son maître ouvrage (1), Karl Polanyi a dégagé la notion de « marchandise fictive » pour qualifier les biens non-marchands illégitimement transformés en marchandise par le capitalisme, en l’occurrence : la terre, le travail et la monnaie. Il est peu de dire que ce mouvement de marchandisation n’a pas reflué. « Le néolibéralisme y a ajouté la fiction de l'entreprise marchandise (2) », note le juriste Alain Supiot. Et en effet, la globalisation a mis les entreprises au service de la finance et les États en situation de concurrence fiscale, sociale et écologique. Les entreprises deviennent des marchandises (simples outils de création de valeur pour les actionnaires) et puisque les États deviennent des entreprises… Le sociologue britannique Michael Burawoy (3) a avancé l’idée que le « savoir » est également devenu une marchandise fictive, avec le développement du capitalisme cognitif et de l’économie de la connaissance. Même son de cloche chez l’économiste Geneviève Azam : « C’est un choc culturel qui sépare la connaissance, dans laquelle s’exprime et s’accomplit l’humanité, des autres activités de la vie pour la soumettre à l’appropriation et à la loi du marché (4). » Cette logique décrite par Geneviève Azam peut s’étendre à la vie sociale en général puisque le capitalisme est un « fait social total » (Michéa). C’est d’ailleurs ce que montre le philosophe Mark Hunyadi lorsqu’il parle de la « tyrannie des modes de vie (5) ». Il met au jour un des paradoxes de l’époque : par la promotion libérale des droits individuels, chacun se trouve garanti et protégé dans son statut à un niveau jamais atteint dans l’histoire de la civilisation occidentale, mais ce règne de l’individu roi atomisé est simultanément la meilleure garantie pour les systèmes instrumentaux (économiques, financiers, technoscientifiques…) d’enrégimenter les vies collectives. Qui a été consulté pour la généralisation de Burger King, des QR codes, des écrans publicitaires et des caisses automatiques ? Les émotions humaines elles-mêmes ont été marchandisées, rationalisées, processualisées, ce que la sociologue Eva Illouz appelle « le capitalisme émotionnel (6) » : « Les actes de consommation et la vie émotionnelle s’entrelacent désormais jusqu’à devenir inséparables (7). » Que reste-t-il de l’humanité, lorsque même l’amour n’est plus un miracle ?

    Notes :

    1. Polanyi Karl, La Grande Transformation [1944],

    éd. Gallimard, 1983.

    2. Supiot Alain, entretien au Figaro : « Des urnes au travail, nous assistons à la sécession des gens ordinaires », 22/07/2022.

    3. Burawoy Michael, « From Polanyi to Pollyanna : the False. Optimism of Global Labor Studies », Global Labour Journal, 2010.

    4. Azam Geneviève, « La connaissance, une marchandise fictive », La Revue du M.A.U.S.S., n°29, 2007.

    5. Mark Hunyadi, La Tyrannie des modes de vie, éd. Le Bord de l’eau, 2015.

    6. Illouz Eva, Les Sentiments du capitalisme, éd. Seuil, 2006.

    7. Illouz Eva (sous la dir.), Les Marchandises émotionnelles, éd. Premier Parallèle, 2019.




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