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La révolte des paysans allemands contre Berlin : “Où en sera-t-on dans dix ans ?”

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  • La révolte des paysans allemands contre Berlin : “Où en sera-t-on dans dix ans ?”


    Politique fiscale plus sévère, sentiment de déclassement social… Les paysans allemands manifestent en masse. La “Frankfurter Allgemeine Zeitung”, quotidien conservateur, est allée à la rencontre d’agriculteurs rhénans, bien remontés contre le monde politique.

    Une étable, une large travée et, de part et d’autre, des cornadis. Certaines vaches passent la tête au travers, d’autres restent couchées derrière. Lennard Berbecker passe devant elles au volant de son tracteur et le fourrage tombe de la mélangeuse-distributrice avec une régularité de métronome.

    Son frère Christoph suit la scène de l’autre bout de l’étable. “C’est la mélangeuse qu’on voudrait automatiser, commente-t-il. C’est pour ça que vous voyez des rails en l’air.” Ils serviront à alimenter en électricité le robot d’alimentation qui défilera devant les animaux. Le tracteur ne sera dès lors plus nécessaire pour cette étape du processus.

    Cette installation permettra de faire des économies de gazole, un produit dont le gouvernement des sociaux-démocrates, des Verts et des libéraux allemands voudrait justement augmenter le prix pour les agriculteurs. L’exonération fiscale sur l’achat de carburant dont ils bénéficient devrait être progressivement supprimée sur trois ans.

    Au départ, le gouvernement souhaitait aussi soumettre les agriculteurs à la Kfz-Steuer, une taxe annuelle prélevée sur tous les véhicules et dont ils étaient jusqu’ici exemptés. Devant la colère de ces derniers, Berlin a fait machine arrière. Pour le monde agricole, la hache de guerre n’en est pas moins déterrée.

    Mobilisation aux quatre coins du pays


    Les agriculteurs se rebiffent dans toute l’Allemagne. Christoph Berbecker s’apprête à partir avec sa compagne, son frère et ses parents, pour Lüdenscheid, le chef-lieu d’arrondissement de La Marck, dans le nord-ouest du pays. Parce qu’il l’a mauvaise. “Ce n’est pas juste la question financière, c’est aussi lié à la place qu’on occupe dans la société en tant que producteurs de nourriture, justifie-t-il. Ça pourrait bien devenir notre problème numéro un, à terme.”

    Le 8 janvier, avant de partir pour la manifestation, l’agriculteur de 28 ans doit d’abord s’acquitter des travaux de la ferme. Il nettoie au jet un box de la salle de traite automatisée, vérifie la production de biogaz sur l’ordinateur et retourne dans l’étable, où il retrouve son père, Ernst. “Tu peux t’occuper de la 383, là ?” lui demande-t-il. La vache en question a vêlé quinze jours trop tôt.

    Le père raconte qu’il y avait aussi des manifestations autrefois. Dans les années 1960 déjà, ses parents étaient descendus dans la rue pour protester contre le plan Mansholt[du nom du commissaire européen à l’Agriculture de l’époque], qui prévoyait une rationalisation de l’agriculture communautaire. Lui-même a participé à la grève des producteurs de lait, voilà quelques années, et se trouvait à Bonn en 2019 pour une manifestation du mouvement Land schafft Verbindung [La terre crée du lien]. Son fils Christoph s’était rendu à Berlin à l’époque et, en décembre dernier, Lennard Berbecker, 25 ans, représentait la famille dans les blocages organisés par la filière dans la capitale.



    La Rhénanie-du-Nord-Westphalie, en Allemagne. COURRIER INTERNATIONAL

    Le mouvement actuel revêt cependant une dimension nouvelle. Il est rarissime de voir autant d’agriculteurs se mobiliser aux quatre coins du pays – y compris dans une bourgade de Rhénanie-du-Nord-Westphalie comme Halver, où se trouve la ferme des Berbecker. Un des facteurs de cette dynamique contestataire tient au fait que le gazole non routier (GNR) concerne tout le monde dans l’agriculture, les éleveurs porcins et laitiers comme les producteurs de fruits.

    Le mot d’ordre est par ailleurs accrocheur : le gouvernement veut prendre l’argent des agriculteurs. Mais il ne suffit pas à expliquer l’étendue du mouvement. Les ferments de la colère étaient déjà nombreux avant cela.

    “On nage dans le flou”


    Après ses diverses tâches dans l’étable, c’est l’heure du petit déjeuner pour Christoph Berbecker, qui prend place à la table de la cuisine aux côtés de sa grand-mère, de ses parents, de sa compagne et de son frère Lennard. Lennard raconte avoir entendu à la radio que du fumier a été déversé devant une bretelle d’autoroute. “On ne fait pas beaucoup de mal”, commente-t-il.

    Ernst Berbecker a repris l’exploitation de ses parents en 1990 et la dirige aujourd’hui avec ses deux fils, qui ont un frère et une sœur plus âgés. Ils ont 280 laitières, 150 veaux et génisses et 240 hectares de surface agricole.

    Quelles sont, à leurs yeux, les raisons de la mobilisation, au-delà des mesures d’austérité du gouvernement ? “L’incertitude joue aussi beaucoup, on nage dans le flou, observe Ernst Berbecker. On n’est plus capable de dire où on en sera dans dix ans.” Il fait allusion à la valse des réglementations dans la filière.

    Ce que dit l’agriculteur se rapproche beaucoup de l’analyse de l’agronome Peter Breunig. Les exploitations ont l’impression qu’on les pressure ou qu’on les ampute chaque année de quelque chose, analyse ce chercheur. Les décisions du gouvernement fédéral ne sont qu’une moitié du problème. Les grandes décisions financières sont prises à l’échelle de l’Union européenne, où il s’est passé beaucoup de choses ces dernières années. Les primes à l’hectare ont par exemple été revues à la baisse et les exploitations sont désormais tenues de laisser 4 % de leurs terres en jachère.

    5 % de manque à gagner


    Le petit déjeuner avalé, les Berbecker se mettent en route pour la manifestation. Au volant de son tracteur, Christoph se rend sur la place où se rassemble ce matin-là une soixantaine d’engins. Sur sa pancarte de la Fédération nationale des agriculteurs, à l’origine de cette semaine d’action, on peut lire : “Une vision politique à long terme, qu’ils disaient !”

    Le cortège s’ébroue, précédé d’un véhicule de police. Les agriculteurs ont prévu une opération escargot. Ils se traînent à 10 kilomètres-heure sur la route de Lüdenscheid. Un automobiliste chanceux a tout juste le temps de s’engager sur la B229 avant les agriculteurs.

    S’il souhaite se faire entendre, Christoph tient néanmoins à préciser : “Je ne suis pas du genre à me plaindre. Je n’aime pas ça, me mettre dans le rôle de la victime, ça ne sert à rien.” S’il faut se serrer la ceinture pour acheter du GNR, ce sera “très malvenu”, commente-t-il, mais la grogne ne s’arrête pas aux 5 % de manque à gagner.

    “Ce qui est déterminant, c’est le contexte politique, le fait qu’ils se disent : bon, on a un trou dans le budget, voyons où on peut faire des économies, les agriculteurs vont bien avaler la pilule, on va rogner de leur côté, et ça ira.”


    Peter Breunig, l’agronome, chiffre à environ 430 millions d’euros par an les pertes liées à la suppression progressive de l’exonération de taxes sur le gazole agricole. Si l’on rapporte ce chiffre aux bénéfices de la filière ces dernières années, cela correspond à un trou de 2 % à 5 %. “Les mesures en projet vont avoir des répercussions sur la rentabilité, mais ça reste gérable”, observe-t-il. Selon lui, il n’y a pas de raison de s’attendre à des faillites liées à la taxation du gazole agricole.

    Breunig pointe néanmoins l’amalgame qui est parfois fait entre trois questions relatives à cette suppression : menace-t-elle les exploitations, est-elle juste et est-il normal de subventionner le GNR ? Sur la question de l’équité, l’agronome rappelle que les filières agricole et alimentaire représentent environ 1,5 % du budget fédéral global. Les 430 millions d’euros de pertes découlant de la taxation du gazole agricole font peser à ses yeux une charge disproportionnée sur les épaules des agriculteurs. “Sur ce point, je peux comprendre les critiques adressées au gouvernement”, ajoute-t-il.

    Par contre, Peter Breunig tient pour peu judicieux le système actuel d’exonération forfaitaire de taxes sur le GNR. C’est aller à contre-courant de l’époque que de continuer à vouloir subventionner les énergies fossiles dans l’agriculture, alors qu’il existe un large consensus scientifique en faveur d’une taxation globale du carbone.

    L’extrême droite aux aguets


    Christoph Berbecker envoie plusieurs coups de klaxon à l’arrivée du cortège à Lüdenscheid, peu avant 11 heures. Affluant de toutes parts, les tracteurs se regroupent sur la place de la fête foraine.

    Derrière le camion qui tient lieu de scène aux agriculteurs, un homme a garé son véhicule sur lequel est accroché un drapeau prussien [un symbole souvent utilisé par l’extrême droite et les milieux néonazis]. L’image jure au milieu des engins d’agriculteurs, qui, pour la plupart, expriment sur leurs pancartes des revendications pondérées, réclamant davantage de clairvoyance ou rappelant qu’il est “minuit moins cinq”.

    Seuls les politiciens de la WerteUnion [Union des valeurs, aile droite de la droite chrétienne-démocrate] et de l’AfD [Alternative pour l’Allemagne, extrême droite] trouvent grâce aux yeux de l’homme au drapeau prussien, qui dénonce l’étiquette de “nazis” qu’on leur colle à tout bout de champ.

    La Fédération de Westphalie-Lippe, dont dépend l’arrondissement de La Marck, avait pourtant bien précisé en amont de la manifestation qu’il s’agissait uniquement de réclamer l’annulation des coupes budgétaires prévues dans l’agriculture. Son président, Hubertus Beringmeier, avait fait savoir qu’il se désolidarisait sans équivoque des personnes “qui fantasment un renversement du pouvoir ou qui font l’apologie de la violence, qui menacent ou qui harcèlent les responsables politiques, ainsi que des sympathisants d’extrême droite ou d’autres groupuscules radicaux”.

    Quelque 400 tracteurs et 70 autres véhicules sont regroupés devant la scène. C’est à la coalition gouvernementale de Berlin qu’on en veut. Sur une pancarte posée devant un tracteur, un dessin montre un feu tricolore [emblème du gouvernement, en raison des couleurs des partis qui le composent] tombant dans une corbeille.

    En parlant avec les agriculteurs, on perçoit beaucoup de rancœur à l’endroit des partis au pouvoir, mais aussi de la politique en général. Quand on leur demande quelles solutions ils entrevoient, beaucoup réagissent en haussant les épaules. Un tel état d’esprit interroge.

    “Gilets jaunes” allemands ?


    Selon Rolf Heinze, sociologue à l’université de la Ruhr, à Bochum, on peut dire à l’heure actuelle que beaucoup d’agriculteurs se portent plutôt bien sur le plan financier, mais que la peur de l’avenir est grande au sein de la profession. “Beaucoup de jeunes agriculteurs voient leur avenir dans le flou et beaucoup d’agriculteurs plus âgés constatent que leurs enfants ne veulent pas reprendre l’exploitation.” Un des nœuds du problème serait la question de la reconnaissance sociale et l’impression de déclassement ; beaucoup se sentent déconsidérés et étouffés sous la paperasse.

    “D’où un sentiment de frustration et de ressentiment contre ‘ceux d’en haut’.”
    Un petit groupe d’artisans se trouve également sur la place de la fête foraine. L’un d’eux lâche que les agriculteurs ne sont que les premiers à se lancer, que le gouvernement donne de l’argent au monde entier [mais pas à ceux qui en ont besoin]. La grogne des agriculteurs ne serait-elle que le préambule d’un mouvement plus large ?

    Rolf Heinze relativise. Il se dit surpris de l’écho rencontré par la mobilisation des agriculteurs en Allemagne : “Ce soutien, qui vient également du secteur des transports et de l’artisanat”, lui fait penser au mouvement des “gilets jaunes” qui a éclaté en France voilà cinq ans. “Mais je ne crois pas à une massification du mouvement en Allemagne.”

    Quand Christoph Berbecker et les autres agriculteurs quittent la place, même les cadavres de bouteilles ont regagné leurs caisses. À la campagne, on ne laisse rien traîner.

    Sur le chemin du retour, l’agriculteur dénombre les fermes dans le paysage. La société veut des petites exploitations, “or, chaque fois qu’on rajoute quelque chose, que ce soient des restrictions budgétaires, des réglementations ou des directives, c’est exactement l’inverse que l’on obtient”, dénonce-t-il. Depuis les années 1950, le nombre d’exploitations recule en Allemagne, même si le phénomène se tasse depuis quelques années.

    Cette tendance se retrouve à petite échelle sur une plaquette de la fédération locale de Halver. On y lit qu’on dénombrait encore 108 fermes à Halver en 1992, contre 46 en 2017, dont 31 seulement correspondaient à une activité principale. Agriculteur, Christoph Berbecker a toujours su qu’il voulait le devenir. Et il a l’intention de le rester.

    Tobias Schrörs
    وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر
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