Les faillites sont au plus haut depuis 2008-2009, même s’il s’agit partiellement d’un rattrapage après l’étonnante résilience durant la période de la pandémie de Covid-19.
Par Eric Albert (Londres, correspondance)
Sur les bureaux de S&P Global Ratings, les dossiers de défaut de paiement d’entreprises s’accumulent. A travers l’Europe, le nombre de défauts comptabilisé en 2023 a doublé par rapport à 2022, à trente. « En novembre, on anticipait qu’on atteindrait un taux de défaut de 3,75 % [du nombre d’entreprises classées « spéculatives »] cette année en Europe. Au rythme actuel, on sera au-dessus », explique Paul Watters, qui dirige la recherche crédit pour l’Europe à S&P.
Pas d’alarmisme pour autant : le taux de défauts en Europe reste moitié moindre que lors de la grande crise financière de 2008-2009, quand il avait frôlé 10 %. « Ce n’est pas un tsunami mais dans de nombreux pays, on est désormais au-dessus du taux de défaut d’avant la pandémie », poursuit M. Watters.
Jeudi 15 février, les statistiques des faillites dans l’Union européenne sont venues confirmer cette analyse. Leur nombre au quatrième trimestre 2023 a progressé de 60 % par rapport à leur point bas de mi-2020, pendant la pandémie de Covid-19, quand les aides publiques avaient maintenu à flot toute l’économie. Plus inquiétant, il y en a désormais plus que la moyenne de 2016-2019. Il faut remonter à 2015, pendant la crise de la monnaie unique, pour retrouver un tel niveau.
« On va rentrer dans le dur maintenant »
Au Royaume-Uni, la situation est pire : en 2023, le nombre de faillites était au plus haut depuis trente ans, avec 25 000 entreprises liquidées. En France, le nombre de défaillances l’an passé a atteint 55 500, en hausse de 34 % par rapport à 2022, mais encore légèrement au niveau de la moyenne de 2010-2019.
« On a une très forte remontée des faillites à travers le monde, et pas seulement en Europe, confirme Maxime Lemerle, d’Allianz Trade,une société qui répertorie les défaillances à travers le monde. Ce n’est pas une grosse surprise. » Avec le choc de l’inflation et la forte remontée des taux d’intérêt, la zone euro stagne depuis fin 2022. « Or, il s’écoule généralement dix-huit mois entre le ralentissement économique et les difficultés financières des entreprises », rappelle Douglas McWilliams, vice-président du Centre for Economics and Business Research, un cabinet britannique. Le gros des problèmes doit donc arriver dans les prochains mois. « On va rentrer dans le dur maintenant, confirme M. Lemerle. On n’a plus les mesures de soutien, la croissance ne reprend pas, en tout cas pas tout de suite, les taux d’intérêt ne vont pas redescendre très rapidement… »
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L’effondrement du conglomérat autrichien Signa illustre le phénomène. Possédé par le sulfureux tycoon René Benko, ce groupe semble sur le point de s’effondrer. Plusieurs de ses entités ont déposé le bilan ces derniers mois. Derrière les obscurs montages financiers se trouvent des actifs connus de tous : les grands magasins Selfridges au Royaume-Uni, leur équivalent allemand, Galeria Karstadt Kaufhof, qui a déposé le bilan le 9 janvier, le palace vénitien Bauer…
Pendant des années, l’homme d’affaires autrichien avait financé ses acquisitions à coups d’emprunts bon marché. Dans le cas de Selfridges, il avait contracté les prêts début 2022… à taux variables, adossés au niveau du taux de la Banque d’Angleterre. Depuis, celle-ci l’a augmenté de 5,15 points, à 5,25 %. D’un coup, tout l’équilibre financier de l’acquisition, déjà délicat, est en train de s’effondrer.
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Une faillite par jour
Mondialement, Allianz Trade comptabilise désormais une faillite par jour d’une entreprise au chiffre d’affaires supérieur à 50 millions d’euros. « Il s’agit en partie d’un rattrapage des années où il y avait beaucoup de mesures de soutien [des Etats], d’abord pendant le Covid puis pendant le choc énergétique », poursuit M. Lemerle. Pendant ces années, la plupart des entreprises ont pu se refaire une santé financière. Les taux d’intérêt étaient historiquement bas, les refinancements particulièrement aisés, et les entreprises sont sorties de cette période avec d’importantes liquidités et des carnets de commandes pleins.
« Depuis, les aides publiques ont été retirées, explique M. Lemerle. En France, dans le cas des PGE [prêts garantis par l’Etat], il faut même les rembourser. » Aujourd’hui, un peu plus de la moitié des 144 milliards de d’euros d’encours de PGE ont été honorés.
Trois secteurs sont particulièrement touchés. L’hôtellerie et la restauration, qui avaient été les plus aidées ces dernières années, et qui avaient connu de 2020 à 2022 des niveaux de défaillance anormalement bas. Le commerce de détail, qui subit la concurrence exacerbée de la vente en ligne, est également très fragilisé, comme le rappelle la litanie des restructurations : Camaïeu, Kookaï, Chaussexpo, Minelli, Naf Naf…
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« Les entreprises qui feront faillite en 2024 et 2025 seront celles qui sont en difficulté depuis le Covid et ne s’en sont jamais vraiment remises, (…) comme les commerces », explique M. McWilliams. Enfin, comme à chaque crise, la construction et le bâtiment sont très ralentis par la flambée des taux d’intérêt. « Derrière des chiffres macroéconomiques pas trop mauvais se cachent beaucoup de faiblesses dans certaines entreprises », conclut M. Lemerle.
