Les ouvrages sur le libéralisme contemporain ne manquent pas et il est difficile de ne pas y croiser Friedrich Hayek, qui en fut le principal inspirateur. Ils sont toutefois peu nombreux à s’arrêter sur son œuvre.
La fin de l’utopie libérale, introduction critique à l’œuvre de Friedrich Hayek (2023) aborde la pensée hayékienne par le biais de l’utopie, nous aidant à comprendre l’influence colossale qu’elle a exercée. Mais, on peut ne pas se sentir chez soi dans le monde dont Hayek nous donne la clé. C’est pourquoi il s’agit ici d’une introduction critique.
Ce qu’il faut retenir :
Le monde dans lequel nous vivons est le résultat d’un patient travail, commencé dans le monde des idées, et dont le maître d’œuvre a été Hayek. Celui-ci a d’abord développé une approche cognitive de l’économie : le prix, sur un marché, est un moyen de transmettre des informations.
Mais Hayek est aussi un adversaire irréductible du socialisme ; c’est pour le combattre qu’il a proposé de faire du libéralisme une utopie et qu’il est devenu sociologue.
Il s’est aussi toujours intéressé aux questions de méthode, ce qui l’a conduit à accorder une place centrale à l’idée d’ordre spontané, dont le marché est le prototype.
L’utopie libérale, c’est la Grande Société, une société d’hommes libres, pluraliste et ouverte, mais la main invisible a besoin du bras armé du droit.
La justice sociale faisant obstacle à l’avènement de la Grande Société, le libéral se doit de la combattre, mais il a pour cela besoin de l’intervention de l’État. Le but avoué est de détrôner la politique et de mettre l’État sous la surveillance du marché.
Alain Supiot a bien montré comment cette théorie du droit est insatisfaisante. La justice sociale n’est pas un atavisme, mais la demande d’une société ouverte qui soit autre chose qu’un marché mondial.
Biographie de l’auteur
Agrégé de philosophie et ancien élève de l’ENS de Saint-Cloud, Michel Bourdeau a longtemps enseigné à l’étranger. Recruté au CNRS, il a été membre du Centre d’analyse et de mathématiques sociales, puis de l’Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques.
Avertissement : Ce document est une synthèse de l’ouvrage de référence susvisé, réalisé par les équipes d’Élucid ; il a vocation à retranscrire les grandes idées de cet ouvrage et n’a pas pour finalité de reproduire son contenu. Pour approfondir vos connaissances sur ce sujet, nous vous invitons à acheter l’ouvrage de référence chez votre libraire. La couverture, les images, le titre et autres informations relatives à l’ouvrage de référence susvisé restent la propriété de son éditeur.
Plan de l’ouvrage
I. Hayek utopiste
Première partie. L’arrière-plan théorique
II. Économie, connaissance et technique
III. De La Route de la servitude à Contre-révolution en science
IV. Intermède épistémologique
Seconde partie. Le libéralisme comme utopie
V. La Grande Société et le marché mondial
VI. La croisade contre la justice sociale
VII. Défense et illustration de la justice sociale
Synthèse de l’ouvrage
Chapitre I. Hayek utopiste
Libéralisme ou néo-libéralisme ?
« Libéralisme » est un terme équivoque, qui change de sens non seulement avec les époques, mais aussi selon les pays. Il se présente sous deux formes, économique et politique, qui ne se recoupent pas (Hayek n’a eu aucun scrupule à soutenir le régime de Pinochet), mais présentent toutefois un trait commun : une défiance, voire une hostilité à l’égard de l’idée gouvernementale. Au-delà de cette première distinction, la tradition libérale a pris au cours de l’histoire des formes multiples et c’est pourquoi les libéraux d’aujourd’hui sont souvent appelés néo-libéraux. Pour sa part, Hayek, comme la plupart des néo-libéraux, préfère se présenter comme libéral, de façon à souligner une continuité historique. L’ouvrage se conforme à cet usage : il ne traite pas d’un libéralisme en soi, mais de la forme particulière qu’il a prise avec Hayek.
Hayek.
Il y a en effet de bonnes raisons de se focaliser sur l’économiste autrichien. La première est l’étendue prodigieuse de son influence sur les dirigeants politiques. Cela tient à ce que, comme Marx, il n’est pas seulement économiste, mais aussi sociologue : ce qui l’intéresse, c’est le mode de fonctionnement de la société en général, qu’il pense sur le modèle du marché. De plus, c’est aussi à sa façon un homme d’action et il n’aurait pas exercé une telle influence si, de 1947 à 1961, il n’avait pas été à la tête d’un des premiers think tanks, la Société du Mont-Pèlerin.
C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre le recours à l’utopie. En 1949, fixant la feuille de route de la Société récemment créée, il invitait, une fois n’est pas coutume, ses membres à prendre exemple sur les socialistes : si, dans l’immédiate après-guerre, ceux-ci semblaient l’emporter, ce n’est pas parce que leur cause était juste, mais parce que, grâce au soutien des intellectuels, l’opinion publique leur était majoritairement favorable. Les libéraux devaient donc accepter de mener la bataille sur le plan des idées, et pour cela, s’assurer du concours des second hand dealers in ideas, de façon à donner de leur programme, une image capable de mobiliser l’opinion.
Première partie. L’arrière-plan théorique
Chapitre II. Économie, connaissance et technique
L’école autrichienne.
Si c’est avant tout la philosophie sociale de Hayek qui explique son influence, il ne faut pas oublier qu’il est d’abord un économiste, et plus précisément un membre de l’École autrichienne d’économie. Son fondateur, Carl Menger, pour qui il a toujours marqué une profonde admiration, est un des pères de ce que l’on appelle l’école néoclassique, mais, à la différence de Walras, de Jevons ou de Pareto, il n’y parvient pas par les mathématiques, mais par une approche subjective qui est comme la marque de fabrique de cette école. En particulier, l’idée de donnée, considérée comme le prototype de l’objectivité, contient une dimension subjective inéliminable : une donnée est toujours donnée à quelqu’un, de sorte que « donné » peut être considéré comme synonyme de « connu ».
Une approche cognitive de l’économie : marché, prix et concurrence.
En 1937, dans Économie et connaissance, Hayek fait un pas de plus dans cette direction et s’en prend à cette pièce maitresse de l’école néoclassique qu’est la théorie de l’équilibre. Cette dernière suppose des agents omniscients, hypothèse qui n’est bien sûr jamais satisfaite. Par conséquent, elle renonce à toute prise sur la réalité. Si l’on veut donner un contenu empirique à l’économie, il faut procéder autrement : partir non de l’omniscience, mais de l’ignorance, et rendre compte du processus d’acquisition des connaissances.
Dans L’usage de la connaissance dans la société (1945), Hayek est ainsi conduit à établir un lien entre division du travail et division des connaissances. Plus la première est développée, moins l’agent économique est en mesure d’avoir une vue exacte des différents facteurs dont dépend le succès de son action. Il est donc indispensable de remédier à cet éclatement du savoir et de faire en sorte qu’une vue complète de l’ensemble du processus soit disponible. Pour cela, il existe deux moyens. Faire remonter l’ensemble des connaissances dispersées vers un organe central, être omniscient qui, fort de son savoir, pourra prendre les bonnes décisions et dira à chacun ce qu’il doit faire. C’est la solution socialiste, la planification. L’autre solution, c’est la libre entreprise, le marché et la concurrence. Un marché, en effet, est un lieu où s’échangent non seulement des marchandises, mais aussi des informations. Les prix sont des signaux au moyen desquels chacun met à la disposition d’autrui les connaissances dont il dispose. À ces deux types de solutions correspondent deux types de connaissance : la connaissance abstraite du savant, ou plus exactement de l’ingénieur, et la connaissance concrète de l’homme d’affaires.
Mais – et c’est la troisième étape du raisonnement – pour que le système des prix fonctionne bien comme moyen de transmission de l’information, il est indispensable que le marché respecte les règles de la concurrence. L’intransigeance sur la concurrence vient de ce qu’elle nous donne la solution au problème ignoré par les classiques : c’est d’abord une méthode de découverte, un moyen d’augmenter la connaissance de chacun et de permettre ainsi une collaboration efficace entre l’ensemble des agents.
Économie et technique.
L’opposition entre ingénieur et homme d’affaires a une contrepartie théorique cruciale pour une juste compréhension de ce qu’est l’économie et Lionel Robbins, qui fit venir Hayek à la London School of Economics, n’hésitait pas à affirmer : « Il n’est pas exagéré de dire qu’aujourd’hui, un des principaux dangers qui menacent la civilisation vient de l’incapacité des esprits formés aux sciences naturelles de percevoir la différence entre l’économique et le technique ». L’importance que nous accordons au progrès technique nous fait oublier qu’un problème économique n’est pas un problème technique : le rapport aux moyens est différent, tout comme la notion d’optimum.
Chapitre III. De La Route de la servitude à Contre-révolution en science (1941-1952)
Le grand projet théorique.
Dès Liberté et système économique (1938), Hayek avait tiré les conséquences politiques de son travail d’économiste. Aussi, convaincu que ce sont les idées qui gouvernent le monde, il entreprit une vaste enquête historique, qui l’occupa pendant près de dix ans, et qui visait à établir que les racines du totalitarisme se trouvent dans le socialisme. En 1944, il en publia un fragment, La Route de la servitude, ouvrage destiné à montrer aux Anglais, chez qui les idées socialistes gagnaient du terrain, qu’en abandonnant leur grande tradition libérale, ils s’engageaient sur la route de la servitude. L’ouvrage connut un tel succès que des extraits figurèrent dans le Reader Digest (magazine mensuel américain) et qu’il fut demandé à Hayek d’en rédiger une version plus particulièrement destinée au public nord-américain. Avec le réveil libéral qui en résulta, de nouvelles priorités surgirent et Hayek, occupé sur d’autres fronts, dut abandonner ce grand projet théorique, qui devait s’intituler L’abus et le déclin de la raison, Réflexions d’un économiste sur les tendances autodestructrices de notre civilisation scientifique.
N’en subsistent que deux séries d’articles publiés entre 1941 et 1944 et repris en 1952 dans Contre-révolution en science : l’une, historique, traitait de l’hubris polytechnicienne, c’est-à-dire avant tout de Saint-Simon et de Comte ; l’autre, Scientisme et sciences sociales, sera traduite l’année suivante en français par Raymond Barre. Elle présentait deux volets. L’un, constructif, exposait la méthodologie de l’école autrichienne : les données étant subjectives, la seule méthode qui leur soit adaptée est individualiste. L’autre en concluait à la triple erreur du scientisme : objectiviste, collectiviste et historiciste.
De la théorie à la pratique : entre Chicago et la Suisse.
Parallèlement à ce grand projet théorique, Hayek multipliait les initiatives pratiques. Une candidature malheureuse à une chaire d’économie à l’université de Chicago illustre la place singulière occupée dans sa discipline par le futur Nobel Prize Winner. Son échec tient en partie au succès même de La Route de la servitude : écrire de tels ouvrages destinés au grand public étant jugé par certains comme incompatible avec la condition d’universitaire. Mais, son hostilité envers l’économie mathématique l’a toujours tenu à l’écart du courant majoritaire chez les néoclassiques. Quelques années plus tard, en 1950, cependant, il revient à l’université de Chicago, mais sur un poste financé par des fonds privés et rattaché à un institut pluridisciplinaire, le Committee for Social Thought.
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