The Wall Street Journal (Katherine Bindley).
Dans le secteur technologique, la frénésie de l’intelligence artificielle générative déséquilibre le marché du travail.
A l’heure où toutes les entreprises veulent subitement faire de l’intelligence artificielle (IA), pour les salariés, le changement, c’est maintenant : il faut acquérir les compétences que tout le monde recherche.
Pour y parvenir, tous cherchent à combler l’écart entre ce qu’ils savent déjà et ce qu’ils auront besoin de savoir demain, accumulant compétences et connaissances pour ne pas se laisser distancer par cette technologie révolutionnaire. Les sociétés technologiques, elles, veulent toutes devenir des spécialistes de l’IA et former leurs équipes pour qu’elles excellent en la matière.
« Depuis deux ou trois mois, j’envoie des CV très axés sur l’IA », témoigne ainsi Asif Dhani. Le trentenaire, qui vit à Irvine, en Californie, a été licencié de son poste de responsable produit technique chez Amazon en mars.
Il a passé d’innombrables entretiens d’embauche pour des postes de responsable produit IA, mais aucun n’a débouché sur une proposition concrète. Il a travaillé avec les grands modèles de langage (LLM), mais pas depuis 2016, or la technologie a beaucoup changé depuis. Et il ne sait pas non plus si les entreprises savent vraiment ce qu’elles cherchent. Cerise sur le gâteau : deux recruteurs lui ont dit crouler sous des centaines de candidatures.
« Les gens commencent de voir concrètement que leur job pourrait devenir obsolète. Et qu’ils ne seront vraisemblablement pas remplacés par l’IA, mais par quelqu’un qui sait s’en servir et va venir faire leur boulot à leur place »
Prochaine étape : deux semaines de formation chez Deep Atlas pour 6 800 dollars. « Me former, c’est un investissement qui en vaut le coup », affirme-t-il, même si le boot camp ne lui apporte pas de travail.
Une chose est sûre : dans la tech, en ce moment, il n’y a pas un marché du travail, mais deux. Dans le premier, il y a la crème de la crème des talents de l’IA, des gens qui possèdent les connaissances techniques ou l’expérience des grands modèles de langage (ces modèles qui permettent aux chatbots de générer du contenu), et des entreprises qui veulent les recruter mais ont du mal à le faire, parce qu’ils ne sont pas assez nombreux.
Dans le second, il y a tous les autres : des milliers de personnes qui ont été licenciées ces dernières années, ainsi qu’une grande partie de celles qui sont toujours en poste mais voient les styles de management évoluer, les réorganisations et les microcoupures budgétaires s’enchaîner, et les ressources aller de plus en plus souvent vers l’IA. Ces salariés sont en train de se former pour ajouter les qualificatifs si prisés à leur parcours avant d’aller se battre sur un marché du travail de plus en plus encombré.
Tony Phillips, cofondateur de Deep Atlas, raconte qu’il a remarqué que les salariés de la tech qui veulent se former expriment de plus en plus une forme d’urgence à le faire. La société vient d’ailleurs d’ouvrir cinq stages de formation à l’IA supplémentaires pour cet été.
« Les gens commencent de voir concrètement que leur job pourrait devenir obsolète, explique-t-il. Et qu’ils ne seront vraisemblablement pas remplacés par l’IA, mais par quelqu’un qui sait s’en servir et va venir faire leur boulot à leur place. »
Fin décembre, le nombre d’utilisateurs de LinkedIn mentionnant Copilot et ChatGPT dans leur liste de compétences était 142 fois plus élevé qu’un an plus tôt, selon l’indice 2024 Work Trend établit par Microsoft et le réseau social professionnel. Les offres d’emploi publiées sur LinkedIn mentionnant l’IA obtenaient, selon l’indice, 17% de candidatures de plus que les autres.
Le responsable commercial d’une entreprise de SaaS raconte que sa société a mené plusieurs réorganisations ; plusieurs petites vagues de licenciements ont été annoncées et les évaluations annuelles de performance ont été durcies. Fort de plus de dix ans d’expérience, il a postulé chez OpenAI et Anthropic en début d’année, mais n’a pas reçu de réponse. Il le sait : pour que son profil intéresse, il faut qu’il se forge une expérience de la vente avec l’IA.
De leur côté, si elles investissent massivement dans l’IA, les sociétés technologiques ne se sont pas lancées dans les campagnes intensives de recrutement qu’elles avaient menées il y a quelques années : le nombre moyen d’offres publiées par mois est ainsi, selon CompTIA, passé d’environ 308 000 en 2019 à 180 000 en avril dernier.
Les postes dans l’IA et le machine learning pèsent de plus en plus lourd dans les métiers de la tech aux Etats-Unis, mais ils y restent minoritaires : ils représentaient 9,5% des emplois technologiques en janvier 2023 et 11,5% en avril 2024, d’après des données du cabinet Lightcast. Cette progression intervient cependant dans un contexte de marasme du marché de l’emploi dans la tech, nuance Art Zeile, directeur général de DHI Group, la maison mère du site d’offres d’emploi Dice.
Selon lui, ce sont surtout les cabinets de conseil qui recrutent dans l’IA.
« Ce que cela signifie, c’est que les grandes entreprises commencent par embaucher des consultants pour travailler sur des prototypes », souligne-t-il.
Pour Nancy Xu, fondatrice du cabinet de recrutement Moonhub, spécialisé dans les métiers de l’intelligence artificielle, beaucoup de salariés de la tech veulent résoudre des problèmes liés à l’IA. Parfois, ils travaillent dans une société qui fait rêver, « mais ils la quittent parce qu’ils veulent travailler pour une entreprise qui ne fait que de l’IA ».
Pour elle, le manque d’expérience ne doit pas décourager les candidats : beaucoup d’entreprises cherchent des gens capables de concevoir des applications qui prennent les grands modèles de langage comme base, donc qui ont des compétences en ingénierie logicielle et pas forcément en IA.
OpenAi recrute d’ailleurs des personnes qui débutent dans ce domaine, souligne Elena Chatziathanasiadou, qui dirige le programme de résidence de la maison mère de ChatGPT, qui dure six mois. Plus que l’expérience dans l’IA, explique-t-elle, c’est l’envie d’apprendre et l’intérêt pour la mission de l’entreprise qui comptent. Le programme accepte ainsi les jeunes qui ont quitté la fac, des neuroscientifiques et même un diplômé de la Juilliard School [NDLR: un conservatoire new-yorkais de musique et de danse] qui a travaillé sur un projet de recherche en musicologie basé sur l’IA.
« Ce qu’on recherche, ce sont des gens capables de comprendre le domaine », affirme Mme Chatziathanasiadou.
Anna Wang, responsable de l’IA chez Multiverse, une société spécialisée dans les technologies de l’éducation, est en train de recruter une équipe d’ingénierie qui planchera sur l’apprentissage automatique. Ses trois principaux critères : des compétences en code, des soft skills (capacité à apprendre vite et à travailler en équipe), plus des bases de théorie de l’IA, même acquises sur Internet.
Elle a déjà beaucoup de mal à trouver des profils qui remplissent les deux premiers ; si elle ajoute le troisième en voulant des gens « qui ne savent pas que faire joujou avec ChatGPT » et comprennent vraiment quels outils d’IA sont pertinents pour quel problème, c’est presque mission impossible.
Les grands noms de la tech, de leur côté, essaient de former la totalité de leurs effectifs à l’IA. Trailhead, la plateforme de formation de Salesforce, propose par exemple 43 modules liés à l’IA, des fondamentaux à son usage éthique. Plus de 60 000 salariés du groupe en ont déjà suivi au moins un.
« Pour nous, tout le monde doit se former et, d’une manière ou d’une autre, avoir les compétences nécessaires pour réussir dans ce nouveau monde », explique Jayesh Govindarajan, vice-président senior de Salesforce AI.
Juliet Kelso, consultante qui a travaillé pour Meta et Google sur des projets destinés à repérer les cas dans lesquels il est pertinent d’avoir recours à l’IA, s’est intéressée au domaine il y a un an et demi, avant que la concurrence n’y devienne aussi intense. Elle a décidé de se former à l’IA par elle-même.
« J’ai fait un projet de recherche qui m’a permis de trouver les meilleurs outils d’IA en fonction de la taille de l’entreprise, du cas d’usage et de la plateforme d’IA que le client veut », détaille-t-elle.
Elle a aussi fondé Oasis Collective à San Francisco, un groupe qui propose des actions de réseautage et de formation pour les femmes de l’IA. Elle raconte qu’elle a rencontré des fondatrices qui s’étaient formées seules aux produits de l’IA pour pouvoir faire évoluer l’activité de leur start-up.
« Il y a une hiérarchie du cool chez les fondateurs de start-up d’IA, explique-t-elle. Le plus bas niveau de cool, c’est d’avoir une boîte, de simplement utiliser des outils d’IA intégrés à votre offre, mais de dire que vous êtes un spécialiste de l’IA. »
(Traduit à partir de la version originale en anglais par Marion Issard)
Dans le secteur technologique, la frénésie de l’intelligence artificielle générative déséquilibre le marché du travail.
A l’heure où toutes les entreprises veulent subitement faire de l’intelligence artificielle (IA), pour les salariés, le changement, c’est maintenant : il faut acquérir les compétences que tout le monde recherche.
Pour y parvenir, tous cherchent à combler l’écart entre ce qu’ils savent déjà et ce qu’ils auront besoin de savoir demain, accumulant compétences et connaissances pour ne pas se laisser distancer par cette technologie révolutionnaire. Les sociétés technologiques, elles, veulent toutes devenir des spécialistes de l’IA et former leurs équipes pour qu’elles excellent en la matière.
« Depuis deux ou trois mois, j’envoie des CV très axés sur l’IA », témoigne ainsi Asif Dhani. Le trentenaire, qui vit à Irvine, en Californie, a été licencié de son poste de responsable produit technique chez Amazon en mars.
Il a passé d’innombrables entretiens d’embauche pour des postes de responsable produit IA, mais aucun n’a débouché sur une proposition concrète. Il a travaillé avec les grands modèles de langage (LLM), mais pas depuis 2016, or la technologie a beaucoup changé depuis. Et il ne sait pas non plus si les entreprises savent vraiment ce qu’elles cherchent. Cerise sur le gâteau : deux recruteurs lui ont dit crouler sous des centaines de candidatures.
« Les gens commencent de voir concrètement que leur job pourrait devenir obsolète. Et qu’ils ne seront vraisemblablement pas remplacés par l’IA, mais par quelqu’un qui sait s’en servir et va venir faire leur boulot à leur place »
Une chose est sûre : dans la tech, en ce moment, il n’y a pas un marché du travail, mais deux. Dans le premier, il y a la crème de la crème des talents de l’IA, des gens qui possèdent les connaissances techniques ou l’expérience des grands modèles de langage (ces modèles qui permettent aux chatbots de générer du contenu), et des entreprises qui veulent les recruter mais ont du mal à le faire, parce qu’ils ne sont pas assez nombreux.
Dans le second, il y a tous les autres : des milliers de personnes qui ont été licenciées ces dernières années, ainsi qu’une grande partie de celles qui sont toujours en poste mais voient les styles de management évoluer, les réorganisations et les microcoupures budgétaires s’enchaîner, et les ressources aller de plus en plus souvent vers l’IA. Ces salariés sont en train de se former pour ajouter les qualificatifs si prisés à leur parcours avant d’aller se battre sur un marché du travail de plus en plus encombré.
Tony Phillips, cofondateur de Deep Atlas, raconte qu’il a remarqué que les salariés de la tech qui veulent se former expriment de plus en plus une forme d’urgence à le faire. La société vient d’ailleurs d’ouvrir cinq stages de formation à l’IA supplémentaires pour cet été.
« Les gens commencent de voir concrètement que leur job pourrait devenir obsolète, explique-t-il. Et qu’ils ne seront vraisemblablement pas remplacés par l’IA, mais par quelqu’un qui sait s’en servir et va venir faire leur boulot à leur place. »
Fin décembre, le nombre d’utilisateurs de LinkedIn mentionnant Copilot et ChatGPT dans leur liste de compétences était 142 fois plus élevé qu’un an plus tôt, selon l’indice 2024 Work Trend établit par Microsoft et le réseau social professionnel. Les offres d’emploi publiées sur LinkedIn mentionnant l’IA obtenaient, selon l’indice, 17% de candidatures de plus que les autres.
Le responsable commercial d’une entreprise de SaaS raconte que sa société a mené plusieurs réorganisations ; plusieurs petites vagues de licenciements ont été annoncées et les évaluations annuelles de performance ont été durcies. Fort de plus de dix ans d’expérience, il a postulé chez OpenAI et Anthropic en début d’année, mais n’a pas reçu de réponse. Il le sait : pour que son profil intéresse, il faut qu’il se forge une expérience de la vente avec l’IA.
De leur côté, si elles investissent massivement dans l’IA, les sociétés technologiques ne se sont pas lancées dans les campagnes intensives de recrutement qu’elles avaient menées il y a quelques années : le nombre moyen d’offres publiées par mois est ainsi, selon CompTIA, passé d’environ 308 000 en 2019 à 180 000 en avril dernier.
Les postes dans l’IA et le machine learning pèsent de plus en plus lourd dans les métiers de la tech aux Etats-Unis, mais ils y restent minoritaires : ils représentaient 9,5% des emplois technologiques en janvier 2023 et 11,5% en avril 2024, d’après des données du cabinet Lightcast. Cette progression intervient cependant dans un contexte de marasme du marché de l’emploi dans la tech, nuance Art Zeile, directeur général de DHI Group, la maison mère du site d’offres d’emploi Dice.
Selon lui, ce sont surtout les cabinets de conseil qui recrutent dans l’IA.
« Ce que cela signifie, c’est que les grandes entreprises commencent par embaucher des consultants pour travailler sur des prototypes », souligne-t-il.
Pour Nancy Xu, fondatrice du cabinet de recrutement Moonhub, spécialisé dans les métiers de l’intelligence artificielle, beaucoup de salariés de la tech veulent résoudre des problèmes liés à l’IA. Parfois, ils travaillent dans une société qui fait rêver, « mais ils la quittent parce qu’ils veulent travailler pour une entreprise qui ne fait que de l’IA ».
Pour elle, le manque d’expérience ne doit pas décourager les candidats : beaucoup d’entreprises cherchent des gens capables de concevoir des applications qui prennent les grands modèles de langage comme base, donc qui ont des compétences en ingénierie logicielle et pas forcément en IA.
« Pour nous, tout le monde doit se former et, d’une manière ou d’une autre, avoir les compétences nécessaires pour réussir dans ce nouveau monde »
« Ce qu’on recherche, ce sont des gens capables de comprendre le domaine », affirme Mme Chatziathanasiadou.
Anna Wang, responsable de l’IA chez Multiverse, une société spécialisée dans les technologies de l’éducation, est en train de recruter une équipe d’ingénierie qui planchera sur l’apprentissage automatique. Ses trois principaux critères : des compétences en code, des soft skills (capacité à apprendre vite et à travailler en équipe), plus des bases de théorie de l’IA, même acquises sur Internet.
Elle a déjà beaucoup de mal à trouver des profils qui remplissent les deux premiers ; si elle ajoute le troisième en voulant des gens « qui ne savent pas que faire joujou avec ChatGPT » et comprennent vraiment quels outils d’IA sont pertinents pour quel problème, c’est presque mission impossible.
Les grands noms de la tech, de leur côté, essaient de former la totalité de leurs effectifs à l’IA. Trailhead, la plateforme de formation de Salesforce, propose par exemple 43 modules liés à l’IA, des fondamentaux à son usage éthique. Plus de 60 000 salariés du groupe en ont déjà suivi au moins un.
« Pour nous, tout le monde doit se former et, d’une manière ou d’une autre, avoir les compétences nécessaires pour réussir dans ce nouveau monde », explique Jayesh Govindarajan, vice-président senior de Salesforce AI.
Juliet Kelso, consultante qui a travaillé pour Meta et Google sur des projets destinés à repérer les cas dans lesquels il est pertinent d’avoir recours à l’IA, s’est intéressée au domaine il y a un an et demi, avant que la concurrence n’y devienne aussi intense. Elle a décidé de se former à l’IA par elle-même.
« J’ai fait un projet de recherche qui m’a permis de trouver les meilleurs outils d’IA en fonction de la taille de l’entreprise, du cas d’usage et de la plateforme d’IA que le client veut », détaille-t-elle.
Elle a aussi fondé Oasis Collective à San Francisco, un groupe qui propose des actions de réseautage et de formation pour les femmes de l’IA. Elle raconte qu’elle a rencontré des fondatrices qui s’étaient formées seules aux produits de l’IA pour pouvoir faire évoluer l’activité de leur start-up.
« Il y a une hiérarchie du cool chez les fondateurs de start-up d’IA, explique-t-elle. Le plus bas niveau de cool, c’est d’avoir une boîte, de simplement utiliser des outils d’IA intégrés à votre offre, mais de dire que vous êtes un spécialiste de l’IA. »
(Traduit à partir de la version originale en anglais par Marion Issard)
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