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Le modèle de développement du Sud global est confronté à une impasse

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  • Le modèle de développement du Sud global est confronté à une impasse


    La Banque mondiale a dû reconnaître que le rattrapage entre les pays à revenus moyens et les pays occidentaux marquait le pas. Les crises sociales et politiques de cet été confirment la défaillance du modèle de développement dominant.

    Romaric Godin


    Bangladesh, Kenya, Nigeria, Thaïlande… les crises sociales et politiques des pays dits « émergents » ont émaillé l’actualité de l’été. Plus globalement, depuis 2019, les tensions internes ou géopolitiques semblent se multiplier dans ce qu’il est désormais convenu d’appeler le « Sud global ». Progressivement, les promesses de développement des années 1990 et 2000, quand beaucoup croyaient à la « mondialisation heureuse », semblent devenir de plus en plus difficiles à tenir.

    Le phénomène avait déjà été mis en avant au printemps 2024 par le Programme des Nations unies pour le développement (Pnud) qui avait souligné une inversion de tendance depuis une décennie : les inégalités entre pays riches et pays pauvres se creusent à nouveau.

    Cette fois, c’est la Banque mondiale, temple du consensus de Washington et des politiques néolibérales, qui doit reconnaître dans son dernier Rapport sur le développement mondial, paru début août 2024, que les pays « à revenus moyens » sont plus que jamais pris dans un piège qui limite leurs capacités à rejoindre les pays du Nord.

    Agrandir l’image : Illustration 1Manifestation contre les difficultés économiques à Lagos (Nigeria), le 5 août 2024. © Photo Sunday Alamba / Ap via Sipa

    Cette catégorie, très large et assez discutable dans son unité, regroupe l’ensemble des pays dont le revenu brut intérieur (RIB) par habitant est compris entre 1 135 et 13 845 dollars états-uniens (en prenant une moyenne de trois ans des taux de change) : pas moins de cent huit pays, qui représentent 75,4 % de la population mondiale et 38,6 % du PIB planétaire.

    L’importance de ce groupe, qui a doublé de volume depuis la fin des années 1970, semble confirmer un fait clairement énoncé par l’institution de Washington : « Il est plus facile d’entrer dans cette catégorie que d’en sortir. » Ce qui suggère que ces pays vont avoir le plus grand mal à rejoindre la catégorie des hauts revenus, alors même qu’il s’agit d’un des objectifs fixés par la plupart de leurs gouvernements.

    Le piège du revenu moyen


    Pékin entend ainsi faire entrer la Chine dans le club des hauts revenus en 2035. L’Inde et l’Indonésie en ont fait un but pour fêter les centenaires de leurs indépendances, respectivement en 2047 et 2045. Le Vietnam s’est fixé la date de 2045 pour y parvenir, et l’Afrique du Sud l’espère dès 2030. Mais tout cela semble très largement chimérique.

    En réalité, la croissance économique de ces pays ne cesse de ralentir. Elle est passée de 5 % de moyenne annuelle dans les années 2000 à 3,5 % dans la décennie suivante. Et la situation ne présente aucun signe d’amélioration rapide. La fragmentation du commerce mondial, les changements démographiques et les tensions géopolitiques n’aident pas, mais en réalité, le mouvement est plus structurel que conjoncturel.


    Agrandir l’image : Illustration 2Trajectoire de croissance de plusieurs pays à revenus moyens. © Banque Mondiale

    La modélisation de croissance à long terme de la Banque mondiale la conduit à conclure que « la plupart des pays à revenus moyens sont susceptibles de connaître des ralentissements significatifs de leur croissance entre 2024 et 2100 ». Dès lors, il semble inévitable que cette croissance soit insuffisante pour combler le fossé avec les pays du Nord, en dépit du faible dynamisme de ces économies.

    Dès 2007, la Banque mondiale mettait en avant ce « piège du revenu moyen ». En moyenne, l’expansion de ces pays semble connaître un coup d’arrêt lorsqu’ils atteignent un RIB par habitant proche de 11 % de celui des États-Unis, soit aujourd’hui environ 8 000 dollars par habitant.

    Depuis 1990, trente-quatre pays ont franchi ce seuil, soit en moyenne un par an. Mais ils ne comptent que 250 millions de personnes, soit 3 % de la population mondiale. Il s’agit donc de l’exception plutôt que de la règle. Les chiffres sont d’ailleurs gonflés par deux phénomènes.

    D’abord, la présence de pays peu peuplés, souvent hyperspécialisés, où il est plus aisé de faire gonfler le ratio par la croissance d’une seule activité : par exemple, les casinos à Macao, la finance au Panama ou le tourisme aux Seychelles. On compte une bonne dizaine de ces pays dans la liste.


    Agrandir l’image : Illustration 3Évolution du revenu national brut par habitant entre 1990 et 2022, pour les nouveaux pays à hauts revenus. © Banque Mondiale

    La plupart des autres pays à avoir franchi le seuil sont des pays de l’Union européenne qui ont bénéficié des politiques de convergence et de l’intégration dans un marché de pays à hauts revenus.

    En dehors de ces deux groupes, très peu de pays ont été capables de franchir l’obstacle : l’Uruguay, le Chili, l’Arabie saoudite et la Corée du Sud. Aucun pays africain ou d’Asie du Sud-Est n’a pu passer dans la catégorie des hauts revenus.

    Par ailleurs, la majorité de ces trente-quatre pays reste encore à un niveau inférieur à 30 % de celui des États-unis, ce qui nous ramène à la question de la définition des « revenus moyens ». Il est possible que, dans certains contextes, le piège du revenu moyen se situe plus haut que ne l’estime la Banque mondiale, qui utilise un critère mondial. Ce pourrait être le cas de certains pays d’Europe centrale, par exemple.

    Les causes du piège


    Comment expliquer cette relative stagnation et cette incapacité à converger de la plupart des économies émergentes ? La Banque mondiale se livre à des contorsions théoriques qui ne peuvent que laisser sceptique. Outre les explications conjoncturelles et les « pressions populistes » qui inciteraient les gouvernements à « ne pas réformer », l’institution évoque un « manque de sophistication » des économies à moyens revenus.

    Selon elle, pour sortir du niveau de faible revenu, les pays mobilisent du capital étranger pour développer des facteurs de production : machines, infrastructures et travail. À un certain moment, ces facteurs se révèlent insuffisants pour poursuivre le développement, et les « perspectives de croissance dépendent de la capacité du pays à faire émerger la sophistication dans ses procédés de production ».

    L’analyse de la Banque mondiale est typiquement néoschumpétérienne et se revendique comme telle. Elle reprend le discours à la mode en Occident dans les années 1990 de l’« économie de la connaissance », où l’innovation permettrait de soutenir l’expansion. Pour sortir du piège du revenu moyen, il convient donc d’importer d’abord les technologies nouvelles puis de créer un climat des affaires favorable à l’innovation pour permettre un nouveau décollage. Le rapport n’a pour fonction que de défendre ce point de vue, qui semble cependant assez fragile.

    Car plusieurs éléments ne fonctionnent pas dans cette logique. D’abord, parce que c’est désormais la stratégie de nombreux pays à revenus moyens. On pense bien sûr à la Chine, qui a basé toute sa croissance sur le développement technologique, mais aussi à des pays comme l’Indonésie, l’Inde, l’Afrique du Sud ou encore le Kenya. Comment expliquer que les perspectives de croissance ne s’y améliorent pas, alors que les activités technologiques s’y développent ?

    La réponse c’est que ces activités sont, en réalité, un piètre soutien à la croissance. La stratégie néoschumpétérienne n’a pas empêché le ralentissement de la croissance dans les pays avancés. Certes, la Banque mondiale peut s’appuyer sur le cas de la Corée du Sud, qualifiée de « superstar de la croissance », mais c’est oublier un peu rapidement que ce développement sud-coréen est à la fois relativement isolé (on pourrait citer également le cas assez proche de Taïwan) et très hautement dépendant du contexte géopolitique qui a favorisé les investissements états-uniens et d’une politique active de l’État, plus que d’une stimulation de l’« entrepreneuriat ».

    Pour les deux autres exemples mis en avant par le rapport, le Chili et la Pologne, on semble assez loin des prescriptions de l’institution : le Chili est devenu une économie stagnante, et la Pologne est d’abord une puissance industrielle financée fortement par les délocalisations des entreprises allemandes.
    وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر

  • #2

    L’impasse du développement capitaliste


    Bref, le catéchisme néolibéral à coups d’innovations et de « croissance endogène » digne des années Clinton aux États-Unis peine à convaincre et n’apporte guère d’explications claires à la situation. Un ouvrage publié récemment par trois économistes brésiliens d’inspiration marxiste, Adalmir Marquetti, Alessandro Miebach et Henrique Morrone, titré Unequal Development and Capitalism (Routledge, 2024, non traduit), propose une interprétation plus convaincante.

    En s’appuyant sur des données inédites, les auteurs montrent que les pays émergents bénéficient dans leur phase de décollage d’une faible productivité du travail, mais d’une importante « productivité du capital » : la rentabilité des investissements est forte, en raison d’un coût du travail faible qui s’explique précisément par une faible productivité. À mesure que ces pays s’industrialisent, la productivité du capital baisse puisque les machines et les usines s’accumulent, tandis que la productivité du travail, elle, augmente.

    Ce phénomène conduit à un déclin de la rentabilité de ces économies. Ce déclin suppose une réduction des investissements et, finalement, un affaiblissement des gains de productivité et de la croissance. C’est un phénomène proche de ce que connaissent les économies occidentales, mais qui se produit plus rapidement et à un niveau de développement inférieur. La croissance reste supérieure à celle du « Nord », puisque le niveau de productivité du capital demeure supérieur, mais elle est cependant trop faible pour envisager un réel rattrapage : c’est le phénomène décrit par le rapport de la Banque mondiale.

    Cette vision, comme le remarque l’économiste britannique Michael Roberts dans un post de blog récent, est proche de la vision de Marx concernant la « composition organique du capital ». Ce qui se dessine, c’est une convergence progressive à la baisse des taux de croissance des deux blocs, avancé et émergent, et donc une neutralisation des hiérarchies existantes.

    Comme le résume l’économiste Alexis Moraitis dans un texte traduit dans le numéro 4 de la revue A-M-A’ en 2023 : « La croissance continue de la productivité a progressivement rendu l’industrie manufacturière incapable d’agir comme un levier de développement. » Des pays comme le Bangladesh se retrouvent ainsi enfermés dans une spécialisation néfaste soumise à une forte compétition où la rentabilité se réduit, empêchant toute diversification.

    On comprend alors la logique de la Banque mondiale : contourner cette impasse en développant une économie de services à forte valeur ajoutée fondée sur la technologie. Cela a été le choix des pays occidentaux, mais on en a vu les limites.


    Agrandir l’image : Illustration 5Les « success stories » des pays à revenus moyens. © Banque Mondiale

    Une autre solution serait alors, comme le propose, à partir des cas chinois et vietnamien, Aldamir Marquetti, de « maintenir de hauts niveaux d’investissements en dépit d’une profitabilité déclinante » afin de maintenir la croissance de la productivité. « C’est une condition fondamentale du rattrapage », conclut-il. Autrement dit, la clé du développement serait de faire intervenir l’État, ce qui a de quoi rendre fous les experts de la Banque mondiale, mais qui, pour le coup, serait cohérent avec le cas particulier de la Corée du Sud où le soutien public a été massif.

    Mais là non plus, il n’est pas certain que ce soit la solution miracle. Tout dépend en effet de ce pour quoi l’État intervient. S’il s’agit de se substituer à l’économie marchande pour tenter d’assurer une croissance future, l’opération risque de se heurter aux mêmes limites. C’est d’ailleurs ce que l’on constate dans le cas chinois : le surinvestissement public n’a pas empêché le ralentissement de la croissance, il l’a même alimenté, et le basculement de ce surinvestissement dans les technologies de pointe n’a pas changé la donne.

    Malgré le poids de l’État dans son économie et un régime fondé sur la domination du Parti communiste, la Chine est un pays capitaliste qui soumet son économie à la nécessité de la production de valeur. Elle est donc inévitablement confrontée aux limites de cette organisation sociale. S’il y a fort à parier qu’elle finira par sortir des pays à « revenus moyens » (elle en est déjà proche), une convergence vers les États du Nord semble inenvisageable, alors que son revenu par habitant représente 17 % de celui des États-Unis et que sa croissance n’est que deux fois supérieure à celle de ce pays et a plutôt tendance à ralentir.

    Redéfinir la notion de développement


    Tout cela doit amener à une inévitable conclusion : celle du sens de cette course au rattrapage. La question centrale est celle du niveau de vie. Pour la plupart des pays qui cherchent à entrer dans le club des pays « à hauts revenus », la promesse politique est bien d’améliorer la vie quotidienne des populations. Mais la nature de cette amélioration n’est souvent pas questionnée. Elle est ramenée à une simple convergence avec les pays occidentaux en termes de mode de vie et de volume de consommation.

    La population de ces pays est alors prise entre deux feux. D’une part l’espoir de cette convergence, et d’autre part la crainte de retomber dans le sous-développement et les pénuries. D’autant que, malgré les progrès passés, ces pays regroupent 60 % de la population mondiale en situation d’extrême pauvreté. C’est cette situation entre espoirs déçus et peur du retour en arrière qui expliquent en grande partie les soulèvements au Nigeria, au Kenya et au Bangladesh.

    Cette situation est une impasse à plusieurs titres. D’abord parce que le développement dans le capitalisme est une chimère. En réalité, il est très probable que la convergence générale soit impossible, et que le système fonctionne structurellement sur un principe d’inégalités entre pays, de la même manière qu’il fonctionne, dans chaque pays, sur un principe d’inégalité des populations.

    Ensuite, parce qu’il n’est pas certain qu’une convergence fondée sur le RIB par habitant soit souhaitable. Pour deux raisons au moins. La première est qu’elle suppose un coût écologique intenable. Si le développement est synonyme de production élevée de valeur, cela signifie une consommation de ressources naturelles et une émission de gaz à effet de serre qui n’est pas tenable. Les pays à revenus moyens sont déjà responsables de 64 % des émissions de CO2.

    La seconde, c’est que le développement conçu comme un accès aux délices de la société de consommation est essentiellement décevant et insatisfaisant. L’état des sociétés occidentales le dit assez, notamment aux États-Unis, mais il faut également insister sur l’envers du décor du « miracle sud-coréen », acquis par une pression immense sur la population. La Corée du Sud est le pays de l’OCDE avec le plus haut taux de suicide, soit vingt-six cas par 100 000 habitants, et c’est la première cause de décès chez les personnes de moins de 40 ans.

    En réalité, la situation économique, environnementale et sociale exige un changement complet de modèle de développement. Compter sur l’augmentation de la richesse définie par le capital pour développer une société est une impasse. Il s’agit désormais de partir de deux priorités : redéfinir les besoins sociaux indépendamment de ceux du capital et prendre en compte les limites écologiques.

    Ce double impératif oblige à abandonner les logiques statistiques de développement fondées sur le RIB par habitant pour passer à des objectifs plus concrets. Il oblige aussi les pays dits en développement à abandonner la fuite en avant de la surconsommation et à prendre acte de leur responsabilité dans le changement climatique actuel. Ce mouvement implique une solidarité internationale et nationale capable d’assurer un niveau de vie décent à chacun.

    Tout cela peut paraître éloigné des réalités, mais la situation actuelle exige de prendre en compte les limites du développement capitaliste. En cela, ce sont bien plutôt les positions de la Banque mondiale et de son « miracle » néoschumpétérien qui relèvent du doux rêve.
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