Au mépris de la sécurité sanitaire, en dépit de ses promesses de réindustrialisation, l’Élysée soutient sans hésitation le rachat du fabricant de Doliprane par un fonds américain. Au nom de l’attractivité de la France.
Tout se met en place pour que l’affaire Doliprane prenne les allures d’un nouveau scandale Alstom. Même s’ils s’attendaient à des soubresauts, le gouvernement et Sanofi n’avaient sans doute pas anticipé que l’annonce de la vente du médicament le plus vendu en France allait susciter des réactions aussi fortes.
Depuis que le groupe pharmaceutique a déclaré le 11 octobre être entré en négociations exclusives avec le fonds américain CD&R en vue de lui céder Opella, sa branche pharmaceutique grand public, le tollé est général.
Dès dimanche, le ministre de l’industrie, Marc Ferracci, a tenté d’éteindre l’incendie, promettant d’arracher « des engagements solides et écrits » auprès du fonds américain. Le ministre de l’économie, Antoine Armand, s’est rendu ce lundi à l’usine de Lisieux (Calvados) – qui fabrique le Doliprane –, pour tenter de calmer les inquiétudes des 250 salarié·es en grève. Il a assuré que les emplois seraient maintenus en France. Mais les salarié·es l’ont appris de longue date : les promesses n’engagent que ceux qui les reçoivent.

De toutes parts, la condamnation de cette opération est unanime. À gauche comme à droite, les demandes pour bloquer cette cession se multiplient. « Le président s’occupe qu’Emily in Paris reste en France. Je préférerais qu’il s’occupe que le Doliprane reste en France », a cinglé Olivier Faure, premier secrétaire du Parti socialiste (PS).
Signe que l’heure est grave, 62 député·es des groupes Ensemble pour la République (EPR), du MoDem, Horizons, et de la Droite républicaine (ex-Les Républicains) ont cosigné une lettre adressée à Bercy dans laquelle ils dénoncent « la passivité de l’État » face à la fuite des activités pharmaceutiques hors de France. « Nous nous sommes mobilisés déjà au printemps contre la vente de Biogaran », rappellent-ils.
Craintes sur la sécurité sanitaire
Qu’importe le bord politique, tous soulignent la crainte de perte de souveraineté industrielle et sanitaire de la France. Un sujet sur lequel Emmanuel Macron avait pris des engagements précis au moment du covid. La France – comme tous les pays européens et les États-Unis – avait alors découvert son extrême dépendance et vulnérabilité en matière de santé : plus de 80 % des principes actifs utilisés dans les principaux médicaments étaient importés d’Inde et de Chine.
Alors que des pénuries menaçaient, notamment sur le paracétamol, le chef de l’État avait promis un plan de reconquête pour assurer la sécurité sanitaire en France. Un plan d’investissement public de 150 millions d’euros a été engagé à cet effet pour produire du paracétamol dans la région de Toulouse. « Que va devenir cet investissement si ces activités passent sous contrôle américain ? Il y a une vraie inquiétude sur les débouchés. La seule usine de Lisieux fabrique 450 millions de boîtes par an », rappelle le député PS de l’Eure Philippe Brun, cosignataire d’une tribune pour demander l’arrêt de cette cession.
Un groupe protégé
La colère des responsables politiques est d’autant plus forte qu’ils ont le sentiment que les pouvoirs publics se sont beaucoup mobilisés pour défendre Sanofi ces dernières années. Il est depuis des années le premier bénéficiaire du crédit impôt recherche. En dix ans, il a touché quelque 1,5 milliard d’euros par ce biais, ce qui ne l’a pas empêché de supprimer massivement des emplois dans ses centres de recherche et développement français pour les délocaliser dans des pays européens à bas coûts comme la Slovénie et la Roumanie. Longtemps présenté comme le leader mondial des vaccins, le groupe a été incapable de mettre au point un vaccin contre le covid en temps voulu.
Bien que Sanofi ait depuis longtemps calqué sa stratégie sur celle des grands groupes pharmaceutiques mondiaux, et que son centre de gravité se soit déplacé de longue date aux États-Unis, le groupe a ménagé les apparences. Moyennant subsides de l’État. Soucieux de conserver des activités de production pharmaceutiques en France, tout en veillant aux intérêts actionnariaux de Sanofi, les gouvernements successifs ont ainsi accepté d’instaurer de multiples dispositifs pour le protéger.
C’est notamment vrai pour le Doliprane. « Depuis des années, le ministère de l’industrie s’oppose à ce que le Doliprane puisse être changé par un produit générique », pointe Philippe Brun. En clair, lorsqu’un médecin prescrit du Doliprane, le pharmacien ne peut lui subsister un médicament équivalent et moins cher et doit obligatoirement délivrer du Doliprane. Coût pour la Sécurité sociale : des dizaines de millions chaque année. Sanofi dégage une marge nette de 23 % sur chaque boîte vendue.
Grandes opérations de scission
Mais cela ne suffit plus à Sanofi. Comme tous ses grands concurrents, le groupe pharmaceutique estime qu’il n’y a plus aucun intérêt à vendre des médicaments grand public, à trop faible marge selon eux, et qui peuvent être rapidement concurrencés, car la propriété intellectuelle est tombée dans le domaine public.
Tous, à commencer par Johnson & Johnson, Pfizer, GSK, Merck, ont lancé de grandes opérations de scission pour vendre ou coter en Bourse les activités les moins rémunératrices, afin « d’extérioriser de la valeur pour les actionnaires ». Sanofi a décidé de suivre le même chemin. « Avec retard », se sont plaints des investisseurs et des analystes, qui trouvent que le groupe ne prend pas suffisamment soin d’eux.
Depuis l’arrivée de Frédéric Oudéa à la présidence du conseil d’administration de Sanofi en mai 2023, l’ancien président de la Société générale semble déterminé à pousser les feux. Dès octobre 2023 , le groupe a annoncé son intention de se séparer de ses activités grand public, regroupées sous le nom Opella, et a accéléré la restructuration de son portefeuille. De 251 marques à la fin 2020, il n’en compte plus que 115 aujourd’hui.
Dans un premier temps, le groupe prévoit de céder 50 % du capital. Mais comme il le reconnaît : il n’a pas vocation à conserver cette participation « pendant dix ans ». Cette scission « a pour objectif de maximiser la création de valeur et de récompenser les actionnaires de Sanofi », rappelle le conseil d’administration du groupe. La cession se fait sur une base de valorisation autour de 15 milliards d’euros.
Sous le haut patronage d’Alexis Kohler
Ne se sentant plus obligé de faire preuve de prévenance, Sanofi n’avait même pas pris la peine d’avertir le gouvernement de sa décision de vendre Opella. Il lui avait même soutenu le contraire quelques semaines auparavant.
Au ministère de l’industrie, c’est la douche froide à la découverte des intentions du groupe pharmaceutiques : Opella en France, cela représente quelque 950 emplois dont 250 à Lisieux et 300 à Compiègne (Oise) et la marque de médicament la plus connue des Français. La ligne arrêtée par Roland Lescure, alors ministre de l’industrie, est claire : tout doit être fait pour garder ces activités en France et il faut favoriser une reprise par des fonds français.

Agrandir l’image : Illustration 2Le ministre français de l’économie, Antoine Armand, et le ministre délégué à l’industrie, Marc Ferracci, lors d’une réunion avec des représentants syndicaux sur le site de production du médicament Doliprane de Sanofi, à Lisieux, le 14 octobre 2024. © Photo Lou Benoist / AFP
Mais à la faveur de la dissolution, de l’interminable période de gouvernement démissionnaire, c’est Alexis Kohler qui a repris la main. Le secrétaire général de l’Élysée, manifestement, n’entend pas céder une once du pouvoir qu’il a acquis depuis sept ans sur les dossiers financiers et industriels, en dépit des changements politiques. Il compte bien régler lui-même cette opération. Et il ne partage pas du tout la vision du ministère de l’industrie.
Alors que Michel Barnier a été nommé à Matignon le 5 septembre, que le gouvernement est formé le 21 septembre, Alexis Kohler, comme l’a raconté par la suite La Lettre, reçoit le 18 septembre le fonds français PAI. Celui-ci a monté une offre de reprise d’Opella avec l’aide des fonds souverains d’Abou Dhabi et de Singapour et la caisse de retraite de la Colombie-Britannique. Alexis Kohler a des doutes, semble-t-il, sur le sérieux de cette proposition. Il s’interroge sur la gouvernance. Un problème sur lequel le secrétaire général est des plus pointilleux, comme il l’a prouvé à maintes reprises.
L’offre de PAI vient surtout déranger les projets de Sanofi, soutenu par l’Élysée : elle pourrait porter ombrage à celle du fonds américain CD&R. Ce fonds est « très en cour à l’Élysée », pour reprendre l’expression des Échos. Selon nos informations, il a lui aussi été reçu par Alexis Kohler à l’Élysée.
Depuis ces entrevues, le discours a changé. Alors que Bercy semblait défendre une reprise française, le nouveau ministre de l’industrie, Marc Ferracci – par ailleurs très proche d’Emmanuel Macron –, a infléchi la ligne. L’important désormais est de « protéger la santé des Français », « de garantir la souveraineté sanitaire » et « de conserver les emplois ». Des conditions que le fonds américain est tout à fait capable d’honorer, selon lui. Le gouvernement est prêt à « mettre des garanties très strictes » pour faire respecter ces engagements.
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