Annonce

Réduire
Aucune annonce.

Le rêve libertarien du monde fragmenté

Réduire
X
 
  • Filtre
  • Heure
  • Afficher
Tout nettoyer
nouveaux messages

  • Le rêve libertarien du monde fragmenté

    Dans son dernier ouvrage, « Le Capitalisme de l’apocalypse », l’historien canadien Quinn Slobodian continue d’explorer les liens contemporains entre capitalisme et démocratie. Cette fois, il explore les leviers utilisés par les libertariens pour réaliser leur sinistre utopie.

    Romaric Godin

    ourPour saisir la vision du monde de ceux qui ont porté et entourent aujourd’hui Donald Trump, l’ouvrage de Quinn Slobodian, Le Capitalisme de l’apocalypse. Ou le rêve d’un monde sans démocratie (Seuil),qui vient de paraître, est une lecture indispensable. Il commence d’ailleurs par un rêve de Peter Thiel, un des plus grands investisseurs du secteur technologique et grand soutien du nouveau président états-unien, également connu pour son complotisme. Ce rêve, formulé en 2009, c’est celui d’un monde composé de plus de mille États. « Si nous voulons plus de liberté, nous devons augmenter le nombre de pays », concluait-il.

    En 2018, l’historien canadien, qui enseigne à l’université de Boston (États-Unis), avait rédigé un livre remarqué, Les Globalistes (traduit au Seuil en 2022). Il y décrivait l’idéologie et les politiques des néolibéraux qui cherchaient à imposer un ordre international favorable au capital en verrouillant, tant par les traités internationaux que par les constitutions, les choix démocratiques.

    Cette fois, il explore les rêves des fondamentalistes du marché, les libertariens, qui se sont toujours opposés aux néolibéraux (même si, ponctuellement, ils ont pu en être les alliés intéressés) et sont longtemps restés marginaux. Mais depuis le début des années 2020, ils sont devenus une force importante du capitalisme contemporain. Arrivés au pouvoir en Argentine en 2023 avec Javier Milei, ils dominent désormais dans les secteurs de la finance et de la technologie, et entourent Donald Trump.

    Un « capitalisme de fragmentation »


    La démarche de Quinn Slobodian est la même que pour Les Globalistes : il s’agit de tracer une histoire intellectuelle du mouvement à travers ses obsessions, mais aussi ses réalisations concrètes. La démarche prend la forme d’un voyage dans les différents modèles qui ont enthousiasmé les libertariens et dans leurs essais pour créer « leur » monde idéal. Il en ressort une vision très claire de leurs objectifs : un capitalisme pur, débarrassé de toute contrainte démocratique et dominant un État minimal devenu une entreprise comme les autres.

    Agrandir l’image : Illustration 1Quinn Slobodian. © Photomontage Mediapart avec portrait Wikimedia Commons

    Cette vision a besoin, selon l’auteur, de ce monde parcellisé décrit par Peter Thiel et qui est résumé dans le titre anglais du livre, Crack-Up Capitalism ou « capitalisme de fragmentation ». C’est assez logique : la haine que les libertariens vouent à l’État les conduit à chercher son affaiblissement. Or, un système d’États de taille réduite conduit à une concurrence entre États faibles, qui amène ces derniers à chercher l’appui de la puissance du capital pour assurer leur développement.

    Mécaniquement, un État de taille réduite se doit donc de mener une politique favorable au capital et, en dernier ressort, de se laisser gouverner par le capital. L’État devient alors lui-même une entreprise comme une autre, soumise à l’injonction de l’accumulation du capital.

    C’est ce schéma qui se dessine dans les exemples décrits par Quinn Slobodian et qui sont devenus des modèles pour les libertariens : Hong Kong, Singapour, le Liechtenstein ou Dubaï. Ces confettis issus soit du colonialisme britannique, soit de l’absolutisme féodal, soit des deux, sont caractérisés par une gouvernance non démocratique calquée en grande partie sur celle des entreprises.

    Pour devenir le lieu de prédilection des capitaux, il ne peut y avoir de contraintes démocratiques. Le cas le plus extrême de ce principe est celui de l’ancien prince du Liechtenstein, Hans-Adam II, lui-même libertarien convaincu, qui, en 2002, menaçait de vendre sa principauté si ses sujets n’acceptaient pas de lui donner davantage de pouvoir.

    Ces territoires sont des modèles qui ont pu inspirer des politiques concrètes, notamment les très nombreuses zones économiques spéciales qui ont fleuri dans le monde entier au cours des quatre dernières décennies. Quinn Slobodian développe l’exemple des Docklands de Londres, construits sur l’exemple hong-kongais d’une enclave isolée de toute forme de démocratie locale. Mais dans la suite du Brexit, c’est l’exemple de Singapour qui alimentera les fantasmes de l’ancienne métropole coloniale.
    La menace de la « zone »


    En réalité, l’effet de ces confettis est plus complexe qu’une simple contagion. Le monde qui nous est familier, découpé en États souverains remplissant des territoires colorés en plein, n’est pas le monde réel. Celui-ci est parsemé d’enclaves plus ou moins minuscules, plus ou moins souveraines, qui ont des lois spéciales conçues sans démocratie pour les besoins du capital. Ces « trous » dans la carte constituent ce que l’auteur appelle « la zone » : une vaste région faite de milliers d’ensembles qui permettent aux capitaux et à leurs détenteurs d’échapper aux lois qui s’appliquent aux autres citoyens.

    Le monde compte aujourd’hui 5 400 de ces « trous », qui ont une fonction conforme à l’idéologie libertarienne, celle de permettre au capital de « faire sécession » du reste du monde et, en cela, d’exercer une pression sur l’ensemble du capitalisme mondial. Si les autres territoires veulent prospérer, ils doivent se soumettre à cette logique de la « zone », c’est-à-dire désarmer l’État face au capital et neutraliser tout choix démocratique. C’est une sécession qui se veut active : elle vise à saper les bases de tout sentiment collectif d’appartenance qui ne serait pas basé sur la logique contractuelle.

    Prenant pied sur cette logique, les libertariens ont tenté de construire leur utopie de société anarcho-capitaliste pour réaliser une sécession complète d’un monde qu’ils jugent en proie au socialisme et à l’arbitraire de l’État. Ces tentatives sont nombreuses et anciennes. Quinn Slobodian raconte ainsi comment des intellectuels ont essayé de transformer le Ciskei, un État fantoche créé par le régime de l’apartheid, ou la Somalie des années 1990, en paradis capitaliste sans État.

    Ces tentatives ayant échoué, les libertariens ont rêvé d’un « territoire libre flottant » au milieu de l’océan ou d’une ville privée « sous contrat » sur une île au large du Honduras. En vain, encore une fois. Finalement, cette utopie s’est transposée dans le monde virtuel. Balaji Srinivasan, un investisseur de la Silicon Valley, construit l’idée d’une sécession libertarienne en ligne permettant de créer une communauté « libre » qui viendrait ensuite se réaliser dans un territoire.

    Derrière ces tentatives un peu pathétiques, on trouve les grands traits d’une idéologie qui n’est plus anecdotique : la nostalgie pour une Europe médiévale fantasmée comme un immense champ de compétition entre intérêts privés ; la volonté de remplacer la souveraineté par les intérêts personnels concurrents, la démocratie par le marché et la loi par le contrat. C’est ce que l’auteur appelle le « capitalisme de l’apocalypse ». Un terme si bien choisi que Peter Thiel lui-même l’a utilisé dans un texte délirant publié récemment par le Financial Times, où il faisait de Donald Trump le moment de la « révélation », c’est-à-dire, en grec, de l’apocalypse…

    La contradiction entre capitalisme et démocratie


    Le livre de Quinn Slobodian est paru en 2023 en anglais. L’auteur ne pouvait prévoir les événements actuels et l’arrivée de ces libertariens au pouvoir aux États-Unis. Alors que le nouveau président états-unien évoque des droits de douane et des annexions, on a cependant l’impression que le projet trumpiste est assez éloigné de ce capitalisme par fragmentation. Mais il ne faut pas s’y tromper : ce que Donald Trump et ses alliés capitalistes proposent, c’est bel et bien une sécession des États-Unis.

    Cette sécession passe par une sécurisation de ses ressources et de ses marchés, mais aussi par une politique de destruction de l’État fédéral et des régulations pour attirer massivement les capitaux. L’État n’est conservé que comme une arme nécessaire pour le développement d’une utopie libertarienne : il est donc agressif envers l’extérieur, mais impuissant à l’intérieur. Ce n’est pas tout à fait l’utopie libertarienne des mille États, mais c’est en quelque sorte encore mieux : faire de la première puissance mondiale leur utopie réactionnaire. Et on ne peut exclure que la « zone » ne s’étende encore aux États-Unis, au nom de cet « âge d’or » promis par Trump...
    Car la vraie leçon de ce livre et du précédent, c’est que le lien naturel entre capitalisme et démocratie, qui a constitué le cœur de l’idéologie dominante dans les années 1990 et 2000, dans la foulée du fameux texte de Francis Fukuyama sur la « fin de l’histoire », apparaît aujourd’hui comme une illusion funeste. Les efforts des libertariens comme des néolibéraux ont consisté principalement à faire échapper le capitalisme de la démocratie.

    Désormais, l’expérience de la « zone » et le succès du capitalisme asiatique viennent confirmer qu’il y a un choix à faire entre la prospérité capitaliste et la démocratie, entre la liberté économique et la liberté politique. Ces notions ne sont donc pas complémentaires et indissociablement liées, mais bien plutôt contradictoires et antinomiques. Avec l’essor de la concurrence mondiale et le ralentissement de la croissance, cette contradiction ne peut que croître, ce que l’actualité prouve avec éclat.

    وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر
Chargement...
X