Les défaillances ont atteint, dans ce secteur, un niveau historiquement élevé. Les clients sont moins nombreux, détournés notamment par la hausse des prix à la carte.
Par Jessica Gourdon

La terrasse d’un restaurant à Paris, le 20 janvier 2025. JULIE SEBADELHA/AFP
Pour Eddy Zouari, 59 ans, la vie de patron de restaurant, c’est terminé. Plus question de reprendre les rênes d’une nouvelle affaire : il est encore traumatisé par le redressement judiciaire de sa dernière brasserie parisienne, située porte de Clichy, qu’il avait ouverte fin 2020. L’affaire aurait pu marcher : un restaurant refait à neuf, un quartier vivant, une terrasse de 150 places, des sièges d’entreprises ou d’administrations à proximité… A la carte, du très classique, du burger à la salade César, en passant par le tartare de saumon et l’entrecôte.
Mais l’essor du télétravail et les nouvelles habitudes des clients ont bouleversé son business plan. « Je ne travaillais bien que le mardi et le jeudi midi. Le reste du temps : presque personne. Je n’ai jamais été dans mes chiffres,évoque cet ex-patron de brasseries, reconverti en professeur de cuisine dans un lycée professionnel. Maintenant, le midi, les gens vont moins au restaurant. Ils se rabattent sur des formules à 12 euros à la boulangerie. Et quand ils vont au restaurant, ils font très attention. Un midi, un client m’a juste commandé un œuf mayo et deux corbeilles de pain ! Et quand je lui ai demandé s’il prenait un café, il m’a dit : “Non merci, je le prendrai au bureau”… Les petits “plus” passent à la trappe. Or, nous, les restaurateurs, c’est sur le café, le dessert ou le verre de vin qu’on fait nos marges. »
Alors que le nombre d’entreprisesentrées dans des procédures collectives en France a atteint, en 2024, son plus haut niveau depuis quinze ans, l’hôtellerie-restauration est encore plus touchée que les autres secteurs, d’après les statistiques de la Banque de France, publiées le 20 février. En janvier, le nombre de défaillances était supérieur de 17 % à la moyenne constatée entre 2010 et 2019 dans ce secteur. Selon la dernière édition de l’Observatoire de la Banque populaire Caisse d’épargne, publiée en janvier, 2 % des emplois – soit environ 25 000 – sont menacés. En moyenne, chaque restaurant a enregistré une baisse de chiffre d’affaires de 1 % à 2 % en 2024, selon les analyses du cabinet Food Service Vision, avec des grosses variations d’un établissement à un autre. Surtout, les taux de marge ont fondu.
« Il y a un décrochage. Ceux qui résistent, ce sont, d’un côté, ceux qui sont dans des zones touristiques, qui attirent des étrangers, avec des prix plutôt élevés. Et de l’autre, ceux qui proposent des prix très bas, notamment en faisant du volume. Entre les deux, il y a une masse de restaurants qui trinquent. Dans les grandes villes, les fermetures se multiplient », observe Franck Pinay-Rabaroust, fondateur du média spécialisé Bouillantes. « Certains ont été artificiellement protégés pendant les années qui ont suivi la pandémie de Covid-19, grâce au système d’aides. Ils se font aujourd’hui rattraper, et les plus faibles ferment », poursuit François Blouin, directeur de Food Service Vision.
Manque d’innovation
Si de nombreux restaurants rencontrent des difficultés, c’est avant tout parce que les clients sont moins nombreux. Outre le télétravail, qui a bouleversé les habitudes de consommation le midi, l’essor d’enseignes moins chères (coffee shops, boulangeries avec places assises) a détourné une partie de la clientèle de la restauration classique. « Les restaurateurs constatent aussi qu’il y a moins de notes de frais, que les déjeuners d’affaires sont plus rares. Ils ont perdu toute une clientèle de notables du coin », remarque Franck Pinay-Rabaroust.
Beaucoup de clients ont été échaudés par la hausse des prix à la carte : en cumulé, environ 20 % depuis deux ans, selon une étude du cabinet Food Service Vision. Les Français sont devenus encore plus sensibles à ce paramètre : 89 % déclarent être attentifs aux prix lorsqu’ils vont au restaurant. « C’est 5 points au-dessus de 2023 », observe François Blouin. Pour l’Union des métiers et des industries de l’hôtellerie, le principal lobby des restaurateurs, la possibilité de faire ses courses en supermarché avec des titres-restaurant, prolongée, mi-janvier, jusqu’en 2026, est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. La part de marché des restaurants dans l’utilisation de ces chèques a en effet dégringolé depuis 2022, au profit des supermarchés et des traiteurs.
Si les clients se pressent moins dans les restaurants, c’est aussi parce que nombre d’entre eux déçoivent, notamment en raison d’un manque d’innovation, d’adaptation aux nouvelles attentes des consommateurs. « Beaucoup d’établissements ne se sont pas mis à proposer des plats avec plus de végétal, n’ont pas mis en place la réservation en ligne, ne soignent pas leur communication », remarque Karim Soleilhavoup, directeur du groupe d’hôtels-restaurants Logis Hôtels.
Surtout, la qualité dans l’assiette n’est pas toujours au rendez-vous. « Il y a une crise de confiance entre les Français et le monde des restaurants »,s’alarme Stéphane Manigold, propriétaire de huit restaurants à Paris (Maison Rostang, Granite, Contraste, Le Bistrot Flaubert…). « La France prétend être le pays de la gastronomie, et pourtant, le client ne sait pas si, dans son assiette, c’est du fait maison ou si c’est un plat surgelé fabriqué en Pologne, qui sort juste du micro-ondes. Personne n’a envie de payer 21 euros une blanquette qui sort de chez [le grossiste] Metro. Autant rester chez soi. Il faut un électrochoc pour plus de transparence », poursuit-il.
Remboursement des prêts garantis par l’Etat
Parallèlement, les restaurateurs font face, depuis deux ans, à une explosion de leurs charges (énergie, matières premières…), « qu’ils sont loin d’avoir répercutée intégralement dans leurs prix à la carte », assure François Blouin. Ils ont aussi augmenté les salaires de leurs employés, en raison de la mise en place de nouvelles grilles dans la profession, accordées pour tenter de résoudre le problème d’attractivité dans ce secteur. A tout cela s’ajoute le remboursement des prêts octroyés par l’Etat pendant la pandémie de Covid-19, qui met certains restaurants sous pression. « De nombreux établissements n’ont pas bien géré leur PGE [prêt garanti par l’Etat] et se retrouvent en grosse difficulté à l’heure de rembourser les mensualités »,remarque Karim Soleilhavoup.
« Après la crise liée au Covid-19, on a eu deux très belles années : les gens avaient soif de ressortir. Les restaurateurs s’y sont habitués, et aujourd’hui, c’est la douche froide. C’est l’effet ciseau : on a à la fois plus de charges et moins de clients », résume Hakim Gaouaoui, propriétaire de douze restaurants situés majoritairement à l’ouest de Paris (Tata Yoyo, Splash, Les Bistrots Pas Parisiens…). « Certains d’entre eux marchent bien, on a une clientèle avec un pouvoir d’achat assez élevé, ça nous protège. On travaille beaucoup la déco, l’ambiance, mais parfois ça ne suffit pas. Dans certains cas, on a perdu de 6 % à 7 % de chiffre d’affaires. Le mauvais temps de l’été 2024 n’a pas aidé »,devise-t-il.
A Paris, Christophe Joulie, propriétaire de plusieurs brasseries parisiennes, voit de nombreux confrères baisser le rideau. Le nouveau contexte – avec des flux de clients beaucoup plus imprévisibles, de nouvelles attentes managériales chez les jeunes recrues, un rôle crucial des réseaux sociaux – demande des compétences dans lesquelles certains patrons ne se retrouvent plus. « Je n’ai jamais vu autant d’affaires à vendre qu’en ce moment. Les difficultés actuelles accélèrent les départs à la retraite. Il y a toute une génération qui arrête », observe Christophe Joulie.
Par Jessica Gourdon

La terrasse d’un restaurant à Paris, le 20 janvier 2025. JULIE SEBADELHA/AFP
Pour Eddy Zouari, 59 ans, la vie de patron de restaurant, c’est terminé. Plus question de reprendre les rênes d’une nouvelle affaire : il est encore traumatisé par le redressement judiciaire de sa dernière brasserie parisienne, située porte de Clichy, qu’il avait ouverte fin 2020. L’affaire aurait pu marcher : un restaurant refait à neuf, un quartier vivant, une terrasse de 150 places, des sièges d’entreprises ou d’administrations à proximité… A la carte, du très classique, du burger à la salade César, en passant par le tartare de saumon et l’entrecôte.
Mais l’essor du télétravail et les nouvelles habitudes des clients ont bouleversé son business plan. « Je ne travaillais bien que le mardi et le jeudi midi. Le reste du temps : presque personne. Je n’ai jamais été dans mes chiffres,évoque cet ex-patron de brasseries, reconverti en professeur de cuisine dans un lycée professionnel. Maintenant, le midi, les gens vont moins au restaurant. Ils se rabattent sur des formules à 12 euros à la boulangerie. Et quand ils vont au restaurant, ils font très attention. Un midi, un client m’a juste commandé un œuf mayo et deux corbeilles de pain ! Et quand je lui ai demandé s’il prenait un café, il m’a dit : “Non merci, je le prendrai au bureau”… Les petits “plus” passent à la trappe. Or, nous, les restaurateurs, c’est sur le café, le dessert ou le verre de vin qu’on fait nos marges. »
Alors que le nombre d’entreprisesentrées dans des procédures collectives en France a atteint, en 2024, son plus haut niveau depuis quinze ans, l’hôtellerie-restauration est encore plus touchée que les autres secteurs, d’après les statistiques de la Banque de France, publiées le 20 février. En janvier, le nombre de défaillances était supérieur de 17 % à la moyenne constatée entre 2010 et 2019 dans ce secteur. Selon la dernière édition de l’Observatoire de la Banque populaire Caisse d’épargne, publiée en janvier, 2 % des emplois – soit environ 25 000 – sont menacés. En moyenne, chaque restaurant a enregistré une baisse de chiffre d’affaires de 1 % à 2 % en 2024, selon les analyses du cabinet Food Service Vision, avec des grosses variations d’un établissement à un autre. Surtout, les taux de marge ont fondu.
« Il y a un décrochage. Ceux qui résistent, ce sont, d’un côté, ceux qui sont dans des zones touristiques, qui attirent des étrangers, avec des prix plutôt élevés. Et de l’autre, ceux qui proposent des prix très bas, notamment en faisant du volume. Entre les deux, il y a une masse de restaurants qui trinquent. Dans les grandes villes, les fermetures se multiplient », observe Franck Pinay-Rabaroust, fondateur du média spécialisé Bouillantes. « Certains ont été artificiellement protégés pendant les années qui ont suivi la pandémie de Covid-19, grâce au système d’aides. Ils se font aujourd’hui rattraper, et les plus faibles ferment », poursuit François Blouin, directeur de Food Service Vision.
Manque d’innovation
Si de nombreux restaurants rencontrent des difficultés, c’est avant tout parce que les clients sont moins nombreux. Outre le télétravail, qui a bouleversé les habitudes de consommation le midi, l’essor d’enseignes moins chères (coffee shops, boulangeries avec places assises) a détourné une partie de la clientèle de la restauration classique. « Les restaurateurs constatent aussi qu’il y a moins de notes de frais, que les déjeuners d’affaires sont plus rares. Ils ont perdu toute une clientèle de notables du coin », remarque Franck Pinay-Rabaroust.
Beaucoup de clients ont été échaudés par la hausse des prix à la carte : en cumulé, environ 20 % depuis deux ans, selon une étude du cabinet Food Service Vision. Les Français sont devenus encore plus sensibles à ce paramètre : 89 % déclarent être attentifs aux prix lorsqu’ils vont au restaurant. « C’est 5 points au-dessus de 2023 », observe François Blouin. Pour l’Union des métiers et des industries de l’hôtellerie, le principal lobby des restaurateurs, la possibilité de faire ses courses en supermarché avec des titres-restaurant, prolongée, mi-janvier, jusqu’en 2026, est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. La part de marché des restaurants dans l’utilisation de ces chèques a en effet dégringolé depuis 2022, au profit des supermarchés et des traiteurs.
Si les clients se pressent moins dans les restaurants, c’est aussi parce que nombre d’entre eux déçoivent, notamment en raison d’un manque d’innovation, d’adaptation aux nouvelles attentes des consommateurs. « Beaucoup d’établissements ne se sont pas mis à proposer des plats avec plus de végétal, n’ont pas mis en place la réservation en ligne, ne soignent pas leur communication », remarque Karim Soleilhavoup, directeur du groupe d’hôtels-restaurants Logis Hôtels.
Surtout, la qualité dans l’assiette n’est pas toujours au rendez-vous. « Il y a une crise de confiance entre les Français et le monde des restaurants »,s’alarme Stéphane Manigold, propriétaire de huit restaurants à Paris (Maison Rostang, Granite, Contraste, Le Bistrot Flaubert…). « La France prétend être le pays de la gastronomie, et pourtant, le client ne sait pas si, dans son assiette, c’est du fait maison ou si c’est un plat surgelé fabriqué en Pologne, qui sort juste du micro-ondes. Personne n’a envie de payer 21 euros une blanquette qui sort de chez [le grossiste] Metro. Autant rester chez soi. Il faut un électrochoc pour plus de transparence », poursuit-il.
Remboursement des prêts garantis par l’Etat
Parallèlement, les restaurateurs font face, depuis deux ans, à une explosion de leurs charges (énergie, matières premières…), « qu’ils sont loin d’avoir répercutée intégralement dans leurs prix à la carte », assure François Blouin. Ils ont aussi augmenté les salaires de leurs employés, en raison de la mise en place de nouvelles grilles dans la profession, accordées pour tenter de résoudre le problème d’attractivité dans ce secteur. A tout cela s’ajoute le remboursement des prêts octroyés par l’Etat pendant la pandémie de Covid-19, qui met certains restaurants sous pression. « De nombreux établissements n’ont pas bien géré leur PGE [prêt garanti par l’Etat] et se retrouvent en grosse difficulté à l’heure de rembourser les mensualités »,remarque Karim Soleilhavoup.
« Après la crise liée au Covid-19, on a eu deux très belles années : les gens avaient soif de ressortir. Les restaurateurs s’y sont habitués, et aujourd’hui, c’est la douche froide. C’est l’effet ciseau : on a à la fois plus de charges et moins de clients », résume Hakim Gaouaoui, propriétaire de douze restaurants situés majoritairement à l’ouest de Paris (Tata Yoyo, Splash, Les Bistrots Pas Parisiens…). « Certains d’entre eux marchent bien, on a une clientèle avec un pouvoir d’achat assez élevé, ça nous protège. On travaille beaucoup la déco, l’ambiance, mais parfois ça ne suffit pas. Dans certains cas, on a perdu de 6 % à 7 % de chiffre d’affaires. Le mauvais temps de l’été 2024 n’a pas aidé »,devise-t-il.
A Paris, Christophe Joulie, propriétaire de plusieurs brasseries parisiennes, voit de nombreux confrères baisser le rideau. Le nouveau contexte – avec des flux de clients beaucoup plus imprévisibles, de nouvelles attentes managériales chez les jeunes recrues, un rôle crucial des réseaux sociaux – demande des compétences dans lesquelles certains patrons ne se retrouvent plus. « Je n’ai jamais vu autant d’affaires à vendre qu’en ce moment. Les difficultés actuelles accélèrent les départs à la retraite. Il y a toute une génération qui arrête », observe Christophe Joulie.
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