... et nous ne la reverrons plus de notre vivant»
GRAND ENTRETIEN - L’annonce, mercredi, par Donald Trump de sa volonté de suspendre pendant 90 jours les tarifs douaniers, à l’exception de ceux visant la Chine, inaugure une période de «mise aux enchères» du marché américain, explique le journaliste économique.
François Lenglet est journaliste économique à TF1 et RTL. Dernier livre paru : Combien de temps ça va durer ? 100 vérités bonnes à dire (Plon, 2023).
LE FIGARO. - Comment interpréter le revirement de Donald Trump, qui vient de suspendre les droits de douane réciproques pour 90 jours , le jour même de leur entrée en vigueur ? A-t-il été rattrapé par la patrouille des marchés financiers ?
FRANÇOIS LENGLET. - Oui, à l’évidence. Mercredi dernier, la situation menaçait d’être hors de contrôle, avec l’effondrement des obligations américaines et un risque élevé de crise financière. Il y a eu aussi les gémissements des oligarques trumpistes, qui n’avaient visiblement pas lu le programme du président avant de financer sa campagne à coups de centaines de millions et de se prosterner devant lui. Ce sont les entrepreneurs de la tech, les financiers et les patrons du secteur pétrolier du bassin permien, qui ont eu une crise de panique en voyant le cours de l’or noir s’effondrer en début de semaine. « Big Oil », « Big Tech » et « Big Money » qui pleurent, ça faisait trop.
Trump a tapé trop fort. Son offensive était mal calibrée, à la fois dans son périmètre - tous les pays du monde ou presque - et dans son ampleur, avec des droits de douane déments. Il a donc cillé le premier. Avec lui, il va falloir s’habituer aux négociations « fast and furious », comme dans ces courses automobiles où deux bolides se foncent dessus et où il faut contrôler sa peur pour s’écarter à l’ultime seconde avant la collision.
Encore faut-il noter que, à ce jour, Trump a obtenu ce qu’il voulait : l’ouverture d’un guichet de négociation mondiale pour vendre au plus cher l’accès au marché américain. Avec, en plus, une taxe universelle de 10 % comme point de départ, qui est désormais entérinée. Gardons-nous donc de parler de défaite. Jusqu’ici, tout est conforme au plan du président.
Quel est ce plan et comment lire l’offensive douanière du président américain qui a entraîné, en début de semaine, une session boursière catastrophique en Asie et en Europe ?
Donald Trump est un maniaque du business qui veut faire de l’argent avec tout. La hausse annoncée des droits de douane montre que la parenthèse d’un accès au marché américain gratuit est en train de se refermer. Peter Navarro, le conseiller américain au commerce et à l’industrie, avait fixé le prix de ce nouveau marché : il espérait récupérer 600 milliards de dollars par an afin, par la suite, de baisser les impôts sur les sociétés dans son pays. Nous entrons donc dans une phase de mise aux enchères, pour 90 jours.
Ce plan n’est pas une foucade, il signe la dernière étape en date d’un processus d’affaissement du maître du monde qu’était l’Amérique.
Aux yeux du président des États-Unis, entretenir un ordre mondial n’est plus intéressant en termes de bénéfices. Cela coûte trop d’argent sur le plan économique et trop d’hommes sur le plan militaire
Depuis l’ère Obama, l’ex-superpuissance américaine évolue et envoie un message constant : nous nous retirons des affaires du monde. En 2013, le président démocrate avait fixé une « ligne
rouge » au sujet de la Syrie, avant de rétropédaler, et de ne pas ordonner des frappes contre le régime syrien à la suite des attaques à l’arme chimique dans la banlieue de Damas. En 2016, Donald Trump a continué cette politique, avec un objectif affiché d’isolationnisme. Joe Biden a marché dans ses pas, avec le retrait calamiteux en Afghanistan et le refus d’envoyer des troupes combattre en Ukraine.
Donald Trump va plus loin dans cette logique en se retournant contre ses alliés, de façon agressive, parce qu’il souhaite mettre la défense de l’Amérique devant tout. Aux yeux du président des États-Unis, entretenir un ordre mondial, en soutenant ses alliés et des organismes multilatéraux comme l’OMC n’est plus intéressant en termes de bénéfices. Cela coûte trop d’argent sur le plan économique et trop d’hommes sur le plan militaire. Les États-Unis sont entrés dans la situation de « surexposition impériale », selon l’historien britannique Paul Kennedy, le moment où les ressources d’une superpuissance ne sont plus suffisantes pour financer les épopées guerrières aux quatre coins de la planète.
Le Royaume-Uni l’a connue entre 1880 et 1914. Aujourd’hui, dans l’esprit de Trump, le meilleur rapport qualité-prix pour que les États-Unis puissent rester en tête, c’est Maga : « Make America Great Again. » Il est donc en train de dilapider le capital de soft power accumulé par ses prédécesseurs, qui leur avait permis de diriger l’ordre mondial. Une grande puissance ne peut pas se retourner contre tout le monde. Elle doit inspirer confiance et admiration à ses alliés. Mais Trump s’en moque, car ce n’est pas sa stratégie.
Pékin a promis mardi de « lutter jusqu’au bout » dans cette guerre commerciale. Par ailleurs, la suspension des tarifs douaniers ne concerne pas la Chine, qui écope d’une surtaxe. Est-ce le début d’une escalade sino-américaine ?
La Chine ne cédera pas, parce qu’elle pense que l’heure est venue pour elle d’affirmer son pouvoir face à l’Amérique et de prendre, enfin, la place que l’Occident lui a volée en 1842, avec le traité de Nankin, mettant fin à la guerre de l’opium. C’est l’heure de la grande confrontation. Pour Pékin, Trump n’est que la dernière étape grimaçante du déclin américain, la posture politique d’une superpuissance affaiblie - et ce n’est pas faux. À l’inverse, selon Donald Trump, la confrontation commerciale est un moyen de « cartonner » la Chine, de l’isoler. Derrière cette guerre économique, il y a la rivalité sino-américaine pour prendre la tête de l’ordre mondial, qui est le fait majeur des prochaines années.
La Chine était l’usine du monde, elle va devenir l’Ehpad de la planète
Les faiblesses structurelles très importantes en Chine font probablement penser à Xi Jinping que la fenêtre de tir pour l’emporter se refermera peut-être dans cinq ans. La première faiblesse, c’est que le modèle économique chinois repose sur le surinvestissement des entreprises, les surcapacités, les entreprises surnuméraires. Pékin produit pour ne rien faire, hormis inonder les marchés de biens dont personne ne veut, ce qui fait baisser les prix et alimente une sorte de déflation mondiale. Cela ne règle pas le problème de la consommation dans ce pays. Contrairement au Japon, à Taïwan ou à la Thaïlande, la consommation intérieure n’a pas pris le relais de la demande extérieure. Car, à la différence de ces pays, l’empire se refuse à laisser sa monnaie s’apprécier, ce qui comprime les revenus des ménages, et entretient la dépendance vis-à-vis des marchés étrangers.
Et puis ce pays est à la veille d’un effondrement démographique spectaculaire. Entre 1980 et 2017, 240 millions d’actifs avaient rejoint les rangs des forces de travail mondial, ce qui a expliqué le boom chinois. Il disparaît aujourd’hui 10 millions de personnes entre 15 et 64 ans chaque année. La Chine était l’usine du monde, elle va devenir l’Ehpad de la planète.
Les États-Unis ont-ils vu le passage à vide boursier comme une « période de transition » vers un nouvel âge d’or et un rêve américain remodelé ?
Pour Donald Trump, la chute boursière a été très utile : elle a attendri la viande chez ses partenaires. Ce coup de semonce l’a mis en position de force. La preuve : le monde s’est précipité à son chevet pour négocier les tarifs douaniers.
Mais l’effondrement des obligations l’a quand même obligé à revoir sa stratégie. Quel rôle a joué la Chine dans cette vente massive des obligations américaines ? A-t-elle voulu déclencher une sorte de « Pearl Harbor monétaire » contre l’Amérique, qui ne peut que se poursuivre avec d’autres troubles financiers ? En tout cas, les Chinois parient sur l’affaiblissement de la confiance qu’inspirait le dollar, et sur une refonte monétaire internationale. Ils ont probablement raison. L’hyperpuissance américaine et son soft power pouvaient entretenir la fiction d’une puissance financière illimitée, avec le dollar comme ancre planétaire. Avec Trump, c’est fini. Il n’a plus d’alliés, rien que des obligés et des victimes. C’est un tout autre monde, beaucoup plus fragile que naguère, où le ressentiment contre l’Amérique va gagner en puissance, ce qui sert les objectifs de la Chine.
Trump cherche-t-il à jouer la carte du président du peuple contre les élites financières ? Cette stratégie peut-elle fonctionner ?
C’est indubitable. On l’a vu avec la mise en scène d’ouvriers lors de la présentation des droits de douane. Ne nous y trompons pas : le libre-échange a désindustrialisé l’intérieur de tous nos pays. Cette stratégie a eu deux grands bénéficiaires, le consommateur et l’actionnaire, mais elle a fait des victimes. Contrairement à ce qu’affirmait l’économiste américain Paul Krugman il y a trente ans, qui est revenu sur ses propos ensuite, le commerce international avec la Chine a fait des dégâts sur l’emploi.
L’analyse de Trump, en économie politique, est bonne. Les tarifs douaniers sont un outil parmi d’autres pour redonner du pouvoir d’achat aux classes moyennes, le problème étant qu’ils ont été mis en place de façon désordonnée et dangereuse avec cette salve universelle. Mais la réindustrialisation va prendre du temps.
Peut-on analyser cette séquence comme une forme de « protectionnisme intelligent » qui se retourne contre l’Europe ?
Pour paraphraser Raymond Aron, Trump fait l’histoire, mais il ne sait pas l’histoire qu’il fait. Il se prépare un autre monde, protectionniste, avec des frictions plus importantes et la résurgence des frontières. Il est le point d’inflexion entre ces deux mondes.
Trump est lui-même au service d’une tendance très puissante qui s’exprime dans nos sociétés depuis dix ou quinze ans. Il répond à la demande d’ordre et d’autorité des populations, qui est aussi un signe de défiance contre les élites traditionnelles, qui, elles, défendent un monde avec moins d’ordre et de frontières afin de faire leurs affaires.
On a vécu une parenthèse, un microclimat exceptionnel qui n’était pas le monde normal et qui nous semblera étonnant dans dix ans.
François Lenglet
François Lenglet
Je ne sais pas quel sera le destin de ce mandat. Il est peu probable qu’il se termine à l’heure prévue. Mais il est probable que les idées défendues par le président américain, excessif, seront ensuite reprises par des politiciens plus nobles, au sens moral du terme. Donald Trump n’est que l’incarnation caricaturale et grossière d’un mouvement qui l’a précédé et le suivra. Cette tendance le dépasse.
L’ère du libre-échange et de la mondialisation débridée est-elle en train de se refermer ? N’était-ce qu’une parenthèse ?
Oui, on a vécu une parenthèse, un microclimat exceptionnel qui n’était pas le monde normal et qui nous semblera étonnant dans dix ans. Une parenthèse libérale dont on peut tracer les bornes. L’ouverture a été la chute du mur de Berlin en 1989, complétée par l’arrivée de la Chine sur le marché mondial, quelques années plus tard. Ces événements ont fait disparaître le risque géopolitique. Du coup, les entreprises se sont élancées aux quatre coins de la planète, elles ont mondialisé l’économie.
La borne de fermeture a été l’invasion de l’Ukraine, le 24 février 2022, qui a fait réapparaître le risque géopolitique, ce qui incite les entreprises à rentrer chez elles. Le retour au pouvoir de Donald Trump va renforcer encore ce mouvement centripète des entreprises et du capital, des périphéries vers les terres natales ou amies.
Cette parenthèse de mondialisation avancée correspondait à l’apogée de la puissance américaine, qui n’avait plus de rivaux. Et ce n’est pas un hasard. Une hyperpuissance effraie tous les autres, et fait donc disparaître le risque. De plus, elle émet une monnaie mondiale et définit des règles universelles pour les échanges. On a connu cela entre 1860 et 1914 avec la Pax Britannica (latin pour « paix britannique », sur le modèle de Pax Romana, NDLR). Le Royaume-Uni était le maître du monde, avant d’être interrompu par l’attentat de Sarajevo et ses développements. La guerre d’Ukraine vient d’interrompre la suprématie américaine, et a fait réapparaître le risque géopolitique en Europe, tout comme l’élection de Trump.
Nous avons donc vécu une période de mondialisation comme il y en a une par siècle. Nous n’en reverrons plus de notre vivant. Nous sommes revenus dans le monde normal, celui qui prévaut le plus souvent, où les grandes puissances s’affrontent. Qui plus est au moment où la couronne de maître du monde est menacée. Et, pour la première fois depuis 1492, cette couronne peut passer chez un non-Occidental, la Chine.
Par Ronan Planchon
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