Il y a quatre-vingts ans naissait la Sécurité sociale. La socialisation d’une part de la richesse allait permettre d’éradiquer la misère des retraités. Mais, plutôt que la célébration de cet anniversaire, 2025 pourrait marquer un tournant pour des citoyens français transformés en « actionnaires malgré eux », et inaugurer le retour de la pauvreté parmi ceux qu’on avait cherché à protéger.
par Simon Arambourou
C’est une figure éculée du discours conservateur : plaider l’audace pour justifier un tête-à-queue sur l’autoroute du progrès social. « Osons la retraite par capitalisation ! », s’intitulait une tribune signée par quarante-quatre sénateurs dans Le Figaro du 2 mars 2023. Tandis que des centaines de milliers de Français défilaient contre le projet de réforme du gouvernement de Mme Élisabeth Borne, la prise de position des parlementaires participait de la contre-offensive (1). Car, au fond, on connaîtrait la solution miracle pour sauver le système.
Au sein du « conclave » réuni depuis fin février à la demande du premier ministre François Bayrou, la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME) et le Mouvement des entreprises de France (Medef) y reviennent. Les futurs retraités devraient épargner auprès d’institutions privées chargées de faire fructifier leur pécule avant de le leur reverser sous forme de rente. « Sur la capitalisation, nous n’avons pas de tabou », déclare pour sa part la secrétaire générale de la Confédération française démocratique du travail (CFDT) Marylise Léon (Le Figaro, 22 mai 2025). Le gouvernement saura opposer cet état d’esprit, constructif, à la rigidité des autres syndicats. Car la ministre du travail Astrid Panosyan-Bouvet regrettait précisément un « tabou dans les discussions sociales » dans Le Parisien (25 avril 2025). Alors, oui, levons-le. En passant en revue les idées reçues qui érigent la capitalisation en évidence.
« La générosité de la répartition creuse l’écart entre retraités et actifs »
« Les retraités ont un meilleur niveau de vie que la population française », avance le site de BFM TV (22 janvier 2025). À cet égard, pour ses promoteurs, l’instauration d’un dispositif par capitalisation serait vectrice de justice sociale, par rapport au système par répartition. Si le niveau de vie des retraités — apprécié en tenant compte de la propriété éventuelle de leur logement — se compare à celui des actifs (une catégorie qui comprend les chômeurs), voire l’excède légèrement, ce constat général masque des disparités. Le montant moyen des pensions s’élève à 1 662 euros net par mois ; 15 % des retraités ont un niveau de vie mensuel — après soustraction du coût du logement — égal ou inférieur à 1 020 euros. Plus bas que celui de l’ensemble de la population (14,5 %), le taux de pauvreté des retraités (10 %) reste supérieur à celui des salariés (6,1 %) (2). Certes, il y a des retraités riches. Mais leur niveau de vie repose moins sur les retraites qu’ils perçoivent que sur leur patrimoine accumulé. Bref, les retraités riches ne le sont que parce qu’ils ont été des actifs riches.
« La capitalisation est une solution novatrice »
« La retraite par capitalisation est l’incontournable solution d’avenir », clame M. Marc Fiorentino, cofondateur du site Meilleurtaux Placement (Midi libre, 21 février 2025). Il s’agit pourtant d’un mécanisme éprouvé, aux défauts bien connus. Les premières caisses de retraite mises en place au milieu du XIXe siècle puis le premier système de retraite national instauré en France en 1910 reposaient sur cette logique. Incapables de servir des pensions permettant aux retraités d’échapper à la pauvreté et inadaptés aux périodes de forte inflation (fréquentes à l’époque), ils furent abandonnés. À la création de la Sécurité sociale, on leur préféra la répartition. Elle a depuis démontré sa capacité à faire face aux crises financières et à progressivement sortir les retraités de l’indigence : leur taux de pauvreté en France est l’un des plus faibles d’Europe (3).
« La capitalisation existe, la justice sociale implique de l’ouvrir à tous »
Les pharmaciens ou les fonctionnaires jouissent déjà de retraites qui s’appuient en partie sur la capitalisation. La tribune des sénateurs précitée vante les mérites d’une généralisation : « Passer d’une capitalisation limitée qui ne bénéficie qu’à quelques-uns à une capitalisation collective permettra de limiter les inégalités patrimoniales et de faire bénéficier à tous des plus-values du capital. » « Un vrai rêve marxiste ! », renchérit l’économiste Nicolas Bouzou, fondateur du cabinet de lobbying propatronal Asterès (L’Express, 28 novembre 2024).
Pour l’heure, le projet réjouit surtout les assureurs et les sociétés proposant des produits financiers. La capitalisation permet d’ouvrir au privé la plus grosse part du gâteau de la protection sociale, soit 355 milliards d’euros en 2022. Si le projet devenait réalité, ils ne seraient d’ailleurs pas seuls à festoyer : le développement de la capitalisation — tout comme la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) sociale promue par le patronat et soutenue à demi-mot par le chef de l’État lors de son intervention télévisée le 13 mai — permettrait d’envisager une diminution des cotisations des employeurs.
Karl Marx aurait-il applaudi à cette adhésion contrainte des futurs retraités au capitalisme boursier ? Ou encore au remplacement de la solidarité qui, aujourd’hui, lie les générations par une autre, entre retraités et actionnaires ? Les premiers en viendraient à plaider pour qu’on satisfasse les seconds — quitte à nuire aux travailleurs, aux générations futures et à la planète. Le « capitalisme malgré soi », celui qui contraint les actifs à recourir à l’emprunt, promeut l’actionnariat salarié ou, avant même l’entrée sur le marché du travail, fait ployer les étudiants sous le poids de la dette. Ne manquait plus qu’un moyen de toucher les seniors. En faire des actionnaires offre de surcroît des perspectives intéressantes en matière de maintien de l’ordre social dans un pays où les plus de 60 ans, toujours plus nombreux, votent davantage que les autres.
« On n’introduit qu’une dose de capitalisation, de façon à sauvegarder le système actuel »
« Il ne s’agit pas d’une révolution, plaident les sénateurs, mais d’une optimisation. Un système à deux étages dont le socle serait la retraite “universelle” garantie par notre système de répartition actuel, auquel viendrait s’adosser une retraite par capitalisation. » L’expérience suggère toutefois que l’introduction d’un dispositif à deux vitesses, même généralisé, enfonce un coin entre les classes sociales. Il devient plus facile pour les gouvernements de réduire encore les contributions alimentant le mécanisme solidaire, et de circonscrire peu à peu les logiques de répartition. Plutôt que de préserver la nature « universelle » de la protection sociale, la capitalisation accentue son individualisation. M. Jean-Philippe Delsol ne s’y trompe pas : la capitalisation, explique cet avocat fiscaliste, « contribuerait à responsabiliser chacun et favoriserait ainsi la résolution de cette crise de la responsabilité qui est peut-être la crise majeure que vit notre société biberonnée depuis trop longtemps à l’État-providence » (L’Opinion, 9 octobre 2024).
« Les oppositions à la capitalisation sont avant tout idéologiques »
« À la gauche du spectre politique, estime M. Bertrand Martinot, ancien conseiller de M. Nicolas Sarkozy et auteur d’une étude pour la Fondapol, un think tank libéral, l’idée selon laquelle les salariés seraient liés au capital et non pas uniquement aux fruits de leur travail, c’est-à-dire les salaires, pose un problème doctrinal. » D’un côté, donc, la rigidité idéologique ; de l’autre, le bon sens, à chacun selon son mérite — un principe que peuvent défendent aussi les tenants de la retraite à points tels que Thomas Piketty (4).
La capitalisation s’inscrit, en réalité, dans un projet au long cours : la casse de la Sécurité sociale comme instrument de solidarité et de socialisation. L’ancien numéro deux du Medef Denis Kessler fixait l’objectif aux réformateurs de « défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance » et « tout ce qui a été mis en place entre 1944 et 1952, sans exception » (Challenges, 4 octobre 2007). On a connu pragmatisme moins doctrinaire.
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