Que manque t-il à Boughezoul, une ville nouvelle de la steppe algérienne
Sur les hauts plateaux algériens, à mi-chemin entre Alger et Djelfa, au sud de la wilaya de Médéa, le gouvernement de la république démocratique et populaire d'Algérie a décidé en 2006 la création d'une ville nouvelle : Boughezoul. En 2030, 350 000 à 400 000 personnes devraient habiter les lieux, venues pour beaucoup d'entre elles d'Alger (et de certaines wilayas limitrophes : Djelfa, Tiaret, M'sila) avec les sociétés d'Etat décentralisées.
En octobre 2013, sur les bords d'un ancien lac de barrage, à côté de l'ancienne cité, la ville sort des chaumes poussiéreux et des pâturages desséchés. Les camions et les scrappers fourmillent sans trêve au milieu des tranchées et des remblais. Deux entreprises sont à l'œuvre : le groupe coréen Daewoo (concepteur du projet et chargé des travaux de terrassement) et le groupe portugais Zagope chargé de l'aménagement du lac. Une avenue principale (dite « La magistrale ») de huit kilomètres est prévue. Les premières plantations de palmiers, de cyprès et de feuillus dans les avenues perpendiculaires à l'avenue magistrale ont déjà commencé. Sur plusieurs milliers d'hectares de la future ceinture verte, les jeunes oliviers et les plantations forestières promettent de créer une immense et salutaire campagne boisée au pied des contreforts arides de l'Atlas tellien.
Tous les ingrédients d'une ville durable exemplaire semblent réunis par les urbanistes et les ingénieurs des travaux publics. Maîtrise de la consommation énergétique et du rejet de C02 à partir du gaz et des sources éoliennes et solaires ; recyclage de l'eau issue des barrages et des forages parfois lointains, mais également des déchets domestiques ; et création d'emplois venus des secteurs innovants de recherche et de services.
Boughezoul rappelle le plan pilote de Brasilia par les rives de son lac, ses interminables avenues rectilignes et le milieu hostile le cerrado dans lequel elle a été installée. Les images fascinantes des vidéos des promoteurs, la maquette impressionnante de la ville, l'enthousiasme des responsables techniques et politiques, et la fébrilité des travaux en cours achèvent de convaincre les plus sceptiques. Boughezoul sera certainement à la hauteur de la vision futuriste de ses concepteurs. Peut-être même les ministères d'Alger viendraient-ils plus tard s'y localiser comme à Brasilia !
Pourtant, peu de choses indiquent que le futur habitant y trouvera un milieu de vie attractif. Même si 75 parcs sont prévus dont un « central park » prometteur. Non qu'il soit impossible d'installer une ville dans les conditions extrêmes de la steppe algérienne (longue sécheresse, pesante chaleur estivale et froid rude de l'hiver), comme les villes steppiques de M'sila, Djelfa et Bousaada le montrent aujourd'hui. Non que les liaisons routières, ferroviaires et aériennes avec les autres villes ne soient pas prévues, et que les lieux de loisirs et de culture, autant que les hôpitaux, les écoles et les centres sportifs n'aient pas été imaginés.
Ce qui semble manquer, et qu'il est certainement encore possible d'introduire, c'est l'accompagnement de la vie ordinaire et quotidienne de l'habitant dans l'espace public. Tel qu'il est représenté dans les documents de promotion, cet espace est celui de n'importe quelle ville nouvelle, n'importe où sur la planète ou presque. Il n'est pas imaginé, précisé, dessiné, adapté à la culture algérienne des steppes. Bou Saada et Msila disposent d'un périmètre irrigué et d'une palmeraie qui approvisionnent les marchés de la ville. Boughzoul n'a pas pensé, semble t-il, son autonomie alimentaire en produits frais (légumes, fruits, lait, etc.) en créant autour de la ville des périmètres irrigués de type oasien dans la ceinture verte. Celle-ci est conçue sur le mode forestier et agricole, alors que des circulations pédestres, cyclistes et avec des véhicules électriques permettraient de l'animer en permanence. La biodiversification du site n'est prévue que sur les bords des rives du lac de barrage sans relation fonctionnelle avec les parcs de la ville. D'une manière plus générale, les concepteurs n'ont pas pensé suffisamment le projet à partir des usages possibles de l'espace public et de leur hiérarchisation. Celui-ci risque de rester tel qu'il est prévu : un espace fonctionnel de circulation automobile et piétonnière, d'autant plus pollué que la ville est située dans une cuvette comme Ankara. À moins que ne soient généralisés les transports électriques privés et publics comme à Hanghzhou en Chine.
L'attractivité de la ville en souffrira d'autant.
Ne faudrait-il pas penser, avec précision et imagination, non seulement l'espace public de l'agglomération mais également celui de la totalité de la région urbaine ? Ne serait-il pas utile de préciser les stratégies végétales des espaces publics et des parcs en partie hors du modèle de l'espace vert irrigué, et par exemple semer des steppes d'armoise blanche dans la ville à la place de coûteux gazons irrigués ? Au lieu de craindre la menace de la progression du désert, ne conviendrait-il pas de construire la ville avec lui, comme l'ont fait les concepteurs des villes du M'zab au Sahara ?
Cette nouvelle éthique de la ville steppique, qui est aussi une esthétique à inventer, demande de nouvelles réflexions qui associent décideurs politiques, architectes, urbanistes, paysagistes, écologues, agronomes et anthropologues.
Brasilia disposait au départ de trois concepteurs majeurs : Oscar Niemeyer l'architecte, Lucio Costa l'urbaniste et le paysagiste Roberto Burle Marx. En 1987, la ville est devenue patrimoine mondial de l'Humanité du fait de l'évènement majeur que représentaient sa conception et sa réalisation dans l'histoire de l'urbanisme. À Boughezoul, il est difficile aujourd'hui d'identifier les trois figures présentes à Brasilia. Il est presque certain d'ailleurs que la compétence paysagiste n'est pas encore représentée. Aucune formation de concepteur et d'ingénieur paysagistes n'a d'ailleurs été mise en place en Algérie, contrairement à ses deux voisins maghrébins.
Dans ces conditions, il semble improbable que l'espace public puisse devenir facilement un bien commun respecté exprimant l'intérêt général des habitants dans les quartiers résidentiels et les lieux publics.
par P. Donadieu et F. Trodi
Sur les hauts plateaux algériens, à mi-chemin entre Alger et Djelfa, au sud de la wilaya de Médéa, le gouvernement de la république démocratique et populaire d'Algérie a décidé en 2006 la création d'une ville nouvelle : Boughezoul. En 2030, 350 000 à 400 000 personnes devraient habiter les lieux, venues pour beaucoup d'entre elles d'Alger (et de certaines wilayas limitrophes : Djelfa, Tiaret, M'sila) avec les sociétés d'Etat décentralisées.
En octobre 2013, sur les bords d'un ancien lac de barrage, à côté de l'ancienne cité, la ville sort des chaumes poussiéreux et des pâturages desséchés. Les camions et les scrappers fourmillent sans trêve au milieu des tranchées et des remblais. Deux entreprises sont à l'œuvre : le groupe coréen Daewoo (concepteur du projet et chargé des travaux de terrassement) et le groupe portugais Zagope chargé de l'aménagement du lac. Une avenue principale (dite « La magistrale ») de huit kilomètres est prévue. Les premières plantations de palmiers, de cyprès et de feuillus dans les avenues perpendiculaires à l'avenue magistrale ont déjà commencé. Sur plusieurs milliers d'hectares de la future ceinture verte, les jeunes oliviers et les plantations forestières promettent de créer une immense et salutaire campagne boisée au pied des contreforts arides de l'Atlas tellien.
Tous les ingrédients d'une ville durable exemplaire semblent réunis par les urbanistes et les ingénieurs des travaux publics. Maîtrise de la consommation énergétique et du rejet de C02 à partir du gaz et des sources éoliennes et solaires ; recyclage de l'eau issue des barrages et des forages parfois lointains, mais également des déchets domestiques ; et création d'emplois venus des secteurs innovants de recherche et de services.
Boughezoul rappelle le plan pilote de Brasilia par les rives de son lac, ses interminables avenues rectilignes et le milieu hostile le cerrado dans lequel elle a été installée. Les images fascinantes des vidéos des promoteurs, la maquette impressionnante de la ville, l'enthousiasme des responsables techniques et politiques, et la fébrilité des travaux en cours achèvent de convaincre les plus sceptiques. Boughezoul sera certainement à la hauteur de la vision futuriste de ses concepteurs. Peut-être même les ministères d'Alger viendraient-ils plus tard s'y localiser comme à Brasilia !
Pourtant, peu de choses indiquent que le futur habitant y trouvera un milieu de vie attractif. Même si 75 parcs sont prévus dont un « central park » prometteur. Non qu'il soit impossible d'installer une ville dans les conditions extrêmes de la steppe algérienne (longue sécheresse, pesante chaleur estivale et froid rude de l'hiver), comme les villes steppiques de M'sila, Djelfa et Bousaada le montrent aujourd'hui. Non que les liaisons routières, ferroviaires et aériennes avec les autres villes ne soient pas prévues, et que les lieux de loisirs et de culture, autant que les hôpitaux, les écoles et les centres sportifs n'aient pas été imaginés.
Ce qui semble manquer, et qu'il est certainement encore possible d'introduire, c'est l'accompagnement de la vie ordinaire et quotidienne de l'habitant dans l'espace public. Tel qu'il est représenté dans les documents de promotion, cet espace est celui de n'importe quelle ville nouvelle, n'importe où sur la planète ou presque. Il n'est pas imaginé, précisé, dessiné, adapté à la culture algérienne des steppes. Bou Saada et Msila disposent d'un périmètre irrigué et d'une palmeraie qui approvisionnent les marchés de la ville. Boughzoul n'a pas pensé, semble t-il, son autonomie alimentaire en produits frais (légumes, fruits, lait, etc.) en créant autour de la ville des périmètres irrigués de type oasien dans la ceinture verte. Celle-ci est conçue sur le mode forestier et agricole, alors que des circulations pédestres, cyclistes et avec des véhicules électriques permettraient de l'animer en permanence. La biodiversification du site n'est prévue que sur les bords des rives du lac de barrage sans relation fonctionnelle avec les parcs de la ville. D'une manière plus générale, les concepteurs n'ont pas pensé suffisamment le projet à partir des usages possibles de l'espace public et de leur hiérarchisation. Celui-ci risque de rester tel qu'il est prévu : un espace fonctionnel de circulation automobile et piétonnière, d'autant plus pollué que la ville est située dans une cuvette comme Ankara. À moins que ne soient généralisés les transports électriques privés et publics comme à Hanghzhou en Chine.
L'attractivité de la ville en souffrira d'autant.
Ne faudrait-il pas penser, avec précision et imagination, non seulement l'espace public de l'agglomération mais également celui de la totalité de la région urbaine ? Ne serait-il pas utile de préciser les stratégies végétales des espaces publics et des parcs en partie hors du modèle de l'espace vert irrigué, et par exemple semer des steppes d'armoise blanche dans la ville à la place de coûteux gazons irrigués ? Au lieu de craindre la menace de la progression du désert, ne conviendrait-il pas de construire la ville avec lui, comme l'ont fait les concepteurs des villes du M'zab au Sahara ?
Cette nouvelle éthique de la ville steppique, qui est aussi une esthétique à inventer, demande de nouvelles réflexions qui associent décideurs politiques, architectes, urbanistes, paysagistes, écologues, agronomes et anthropologues.
Brasilia disposait au départ de trois concepteurs majeurs : Oscar Niemeyer l'architecte, Lucio Costa l'urbaniste et le paysagiste Roberto Burle Marx. En 1987, la ville est devenue patrimoine mondial de l'Humanité du fait de l'évènement majeur que représentaient sa conception et sa réalisation dans l'histoire de l'urbanisme. À Boughezoul, il est difficile aujourd'hui d'identifier les trois figures présentes à Brasilia. Il est presque certain d'ailleurs que la compétence paysagiste n'est pas encore représentée. Aucune formation de concepteur et d'ingénieur paysagistes n'a d'ailleurs été mise en place en Algérie, contrairement à ses deux voisins maghrébins.
Dans ces conditions, il semble improbable que l'espace public puisse devenir facilement un bien commun respecté exprimant l'intérêt général des habitants dans les quartiers résidentiels et les lieux publics.
par P. Donadieu et F. Trodi
Commentaire