Intervention de Gabriel Robin, Ambassadeur de France, lors du séminaire "La France et ses stratèges", tenu le 22 mars 2010.
La difficulté à concevoir une stratégie aujourd’hui pour la France tient moins aux contraintes matérielles, politiques, militaires auxquelles, comme tout pays, nous sommes soumis qu’aux contraintes intellectuelles, rédhibitoires. Nous ne sortirons de cette absence de stratégie que le jour où nous accepterons de penser librement.
Dans l’Histoire, il y a des périodes où les circonstances imposent naturellement une stratégie. Ce fut le cas pour l’Allemagne au cours de la deuxième moitié du XXe siècle : la volonté de retrouver l’unité allemande a servi de fil conducteur à la politique, donné de la cohérence à la démarche, galvanisé les énergies et, finalement, a permis le succès. Nous avions connu la même chose après la guerre de 1870, en dépit de conditions particulières : des gouvernements faibles et instables soumis à des crises à répétition réussirent pourtant à conduire, de 1871 à 1914, une stratégie relativement cohérente, continue et persévérante qui nous permit sinon d’éviter la guerre, en tout cas de ne pas la perdre.
D’autres périodes, malheureusement, sont moins fastes. Ce fut le cas de la période entre les deux guerres. Nous avions gagné la Grande guerre et nous ne savions plus dans quel monde nous vivions, nous ne savions plus où était notre ennemi ni même où nous étions nous-mêmes. Fallait-il se tourner vers l’utopie communiste, rester fidèles aux démocraties anglo-saxonnes ou se laisser séduire par l’efficacité fasciste ? Tel l’âne de Buridan, nous hésitions entre tous ces choix, ce qui aboutit au désastre.
Je suggère que nous vivons une période plus proche de l’entre-deux-guerres que des années qui suivirent 1870. J’en trouve l’aveu, sinon la preuve, dans l’interview qu’a récemment donnée le général Georgelin au Figaro. À la question : « À quoi devons-nous nous préparer aujourd’hui ? », il répondait : « À tout ! » Il est clair que, quand les moyens sont nécessairement limités, se préparer à tout signifie n’être prêt à rien et n’avoir aucune stratégie.
J’essaierai de développer cette hypothèse en trois points :
Nous n’avons pas de conception du monde.
Considérons le monde tel qu’il est depuis la chute du mur de Berlin. En vingt ans, nous avons trouvé le moyen de changer trois ou quatre fois de paradigme, de clef de lecture, pour expliquer le monde. Pionniers de la détente, nous fûmes dans l’arrière-garde de la guerre froide et l’Union soviétique était déjà par terre que nous n’étions pas encore persuadés que nous avions gagné la guerre froide, soupçonnant une ruse diabolique, un piège en vue d’endormir la vigilance de l’Occident. Après avoir refusé de « céder aux dividendes de la paix », nous avons fini, comme tout le monde mais après tout le monde, par nous rendre à l’évidence : nous avions gagné la guerre froide, le danger soviétique n’existait plus. C’est alors que nous avons basculé dans la conviction de vivre dans un monde unipolaire, assimilant globalisation et américanisation. Puisqu’il n’y avait plus qu’une seule superpuissance en activité dans le monde, il convenait de se mettre en rangs derrière les gendarmes du monde. Puis il est apparu que ce gendarme était malcommode et pas toujours très efficace et nous avons inventé un concept dont nous étions très fiers : le monde multipolaire. En réalité, nous disions « multipolaire » mais nous pensions « oligopolaire », c’est-à-dire un petit nombre de grandes puissances qui gouverneraient le monde, parmi lesquelles nous espérions bien que l’Europe figurerait au premier rang, avec les États-Unis, la Chine, peut-être l’Inde, le Brésil, quelques astres montants. Nous nous sommes aperçus que cette conception ne correspondait pas non plus à la réalité du monde. C’était peut-être un espoir, une anticipation mais ce n’était pas la réalité du jour. La preuve en est que la tentative de réformer le Conseil de sécurité pour le rendre conforme à l’image de ce monde oligopolaire a été un échec total : le monde n’acceptait pas de se reconnaître dans ce portrait. Alors nous avons renoncé, on n’entend plus guère parler, depuis deux ou trois ans, de ce concept de monde multipolaire.
Il paraît qu’il ne sonnait pas très bien aux oreilles américaines, c’est peut-être une raison. Nous sommes donc passés à autre chose, c’est-à-dire à rien… si ce n’est à l’hypothèse d’un monde bipolaire. C’est là qu’intervient la leçon éclatante de la conférence de Copenhague, non que le sujet soit important, mais le symbole est très intéressant. Nous avions imaginé qu’il y aurait un leadership américain inspiré par l’Europe qui, dans le trou du souffleur, soufflerait les bonnes idées. Après avoir constaté que les Américains ne suivaient pas nos recommandations, un peu isolés, nous avons misé sur les pays émergents à qui nous avons fait une cour intense. Mais les pays émergents ont joué leur propre jeu, Brésil, Chine, Inde se sont entendus et ne se sont pas occupés de l’Europe. Pour finir, nous nous sommes trouvés en face d’un monde auquel nous ne nous attendions pas, un monde constitué de deux cents souverainetés disparates dont aucune n’avait l’intention de s’effacer ou d’abdiquer.
Décidément, le monde ne ressemblait pas à ce que nous pensions ! Il faudrait donc changer ce monde, avons-nous conclu, car nous n’allions quand même pas changer nos lunettes !
C’est alors que les esprits les plus hardis de l’analyse géopolitique nous ont appris que nous étions dans « un monde en transition ». En transition vers quoi ? Ils ne le savaient pas, mais en transition. Un monde opaque, compliqué, bizarre, imprévisible, et dangereux ! D’aucuns se laissent même aller à dire que le monde est plus dangereux que du temps de la guerre froide, ce qui ne les empêche pas de voter des crédits de défense trois fois moindres. Là encore il suffit de lire le général Georgelin qui exprime très bien cette conception : « Le livre blanc demandé par le président de la République l'a montré, il y a un ressenti d'incertitudes colossales dans nos pays. Les menaces sont aussi dans nos cœurs et nos esprits. » Les menaces sont donc partout, c’est dire si ce monde est dangereux !
Il ne s’agit pas d’une simple panne de radar qui nous empêcherait de comprendre ce qui se passe. Notre démarche elle-même est hésitante. Nous ne savons pas très bien si nous sommes dans un monde gouverné par le droit et si nous devons, par conséquent, nous référer au droit international, faire appel à l’ONU, utiliser les mécanismes classiques de la diplomatie ou bien si nous sommes dans une jungle gouvernée par la loi du plus fort où il s’agit d’accumuler de la puissance militaire pour être capable de s’imposer partout. Cette dichotomie, cette incertitude sur le monde où nous sommes, fait que nous agissons tantôt en fonction d’une théorie, tantôt en fonction d’une autre. Je veux bien admettre qu’il est préférable de n’avoir aucune stratégie plutôt qu’une mauvaise stratégie mais le mieux est d’avoir une bonne stratégie ! Pour le moment nous choisissons des mauvaises stratégies et nous les combinons de façon contradictoire. Tantôt nous invoquons la souveraineté nationale, tantôt nous considérons qu’elle est dépassée. Tantôt nous estimons que le recours à la force ou la menace de l’emploi de la force est une horreur, tantôt nous la pratiquons nous-mêmes, passant notre temps à décréter des sanctions ou à menacer d’en prendre, toutes choses interdites par l’ONU dont nous sommes membres fondateurs. Bref, nous sommes dans l’incertitude complète sur ce qu’est le monde et nous n’arrivons pas à sortir de ce « brouillard » stratégique.
La difficulté à concevoir une stratégie aujourd’hui pour la France tient moins aux contraintes matérielles, politiques, militaires auxquelles, comme tout pays, nous sommes soumis qu’aux contraintes intellectuelles, rédhibitoires. Nous ne sortirons de cette absence de stratégie que le jour où nous accepterons de penser librement.
Dans l’Histoire, il y a des périodes où les circonstances imposent naturellement une stratégie. Ce fut le cas pour l’Allemagne au cours de la deuxième moitié du XXe siècle : la volonté de retrouver l’unité allemande a servi de fil conducteur à la politique, donné de la cohérence à la démarche, galvanisé les énergies et, finalement, a permis le succès. Nous avions connu la même chose après la guerre de 1870, en dépit de conditions particulières : des gouvernements faibles et instables soumis à des crises à répétition réussirent pourtant à conduire, de 1871 à 1914, une stratégie relativement cohérente, continue et persévérante qui nous permit sinon d’éviter la guerre, en tout cas de ne pas la perdre.
D’autres périodes, malheureusement, sont moins fastes. Ce fut le cas de la période entre les deux guerres. Nous avions gagné la Grande guerre et nous ne savions plus dans quel monde nous vivions, nous ne savions plus où était notre ennemi ni même où nous étions nous-mêmes. Fallait-il se tourner vers l’utopie communiste, rester fidèles aux démocraties anglo-saxonnes ou se laisser séduire par l’efficacité fasciste ? Tel l’âne de Buridan, nous hésitions entre tous ces choix, ce qui aboutit au désastre.
Je suggère que nous vivons une période plus proche de l’entre-deux-guerres que des années qui suivirent 1870. J’en trouve l’aveu, sinon la preuve, dans l’interview qu’a récemment donnée le général Georgelin au Figaro. À la question : « À quoi devons-nous nous préparer aujourd’hui ? », il répondait : « À tout ! » Il est clair que, quand les moyens sont nécessairement limités, se préparer à tout signifie n’être prêt à rien et n’avoir aucune stratégie.
J’essaierai de développer cette hypothèse en trois points :
- Nous n’avons pas de conception du monde.
- Nous n’avons pas d’identification de l’ennemi.
- Nous n’avons même pas de conscience de ce que nous sommes.
- Comment pourrions-nous avoir une stratégie ?
Nous n’avons pas de conception du monde.
Considérons le monde tel qu’il est depuis la chute du mur de Berlin. En vingt ans, nous avons trouvé le moyen de changer trois ou quatre fois de paradigme, de clef de lecture, pour expliquer le monde. Pionniers de la détente, nous fûmes dans l’arrière-garde de la guerre froide et l’Union soviétique était déjà par terre que nous n’étions pas encore persuadés que nous avions gagné la guerre froide, soupçonnant une ruse diabolique, un piège en vue d’endormir la vigilance de l’Occident. Après avoir refusé de « céder aux dividendes de la paix », nous avons fini, comme tout le monde mais après tout le monde, par nous rendre à l’évidence : nous avions gagné la guerre froide, le danger soviétique n’existait plus. C’est alors que nous avons basculé dans la conviction de vivre dans un monde unipolaire, assimilant globalisation et américanisation. Puisqu’il n’y avait plus qu’une seule superpuissance en activité dans le monde, il convenait de se mettre en rangs derrière les gendarmes du monde. Puis il est apparu que ce gendarme était malcommode et pas toujours très efficace et nous avons inventé un concept dont nous étions très fiers : le monde multipolaire. En réalité, nous disions « multipolaire » mais nous pensions « oligopolaire », c’est-à-dire un petit nombre de grandes puissances qui gouverneraient le monde, parmi lesquelles nous espérions bien que l’Europe figurerait au premier rang, avec les États-Unis, la Chine, peut-être l’Inde, le Brésil, quelques astres montants. Nous nous sommes aperçus que cette conception ne correspondait pas non plus à la réalité du monde. C’était peut-être un espoir, une anticipation mais ce n’était pas la réalité du jour. La preuve en est que la tentative de réformer le Conseil de sécurité pour le rendre conforme à l’image de ce monde oligopolaire a été un échec total : le monde n’acceptait pas de se reconnaître dans ce portrait. Alors nous avons renoncé, on n’entend plus guère parler, depuis deux ou trois ans, de ce concept de monde multipolaire.
Il paraît qu’il ne sonnait pas très bien aux oreilles américaines, c’est peut-être une raison. Nous sommes donc passés à autre chose, c’est-à-dire à rien… si ce n’est à l’hypothèse d’un monde bipolaire. C’est là qu’intervient la leçon éclatante de la conférence de Copenhague, non que le sujet soit important, mais le symbole est très intéressant. Nous avions imaginé qu’il y aurait un leadership américain inspiré par l’Europe qui, dans le trou du souffleur, soufflerait les bonnes idées. Après avoir constaté que les Américains ne suivaient pas nos recommandations, un peu isolés, nous avons misé sur les pays émergents à qui nous avons fait une cour intense. Mais les pays émergents ont joué leur propre jeu, Brésil, Chine, Inde se sont entendus et ne se sont pas occupés de l’Europe. Pour finir, nous nous sommes trouvés en face d’un monde auquel nous ne nous attendions pas, un monde constitué de deux cents souverainetés disparates dont aucune n’avait l’intention de s’effacer ou d’abdiquer.
Décidément, le monde ne ressemblait pas à ce que nous pensions ! Il faudrait donc changer ce monde, avons-nous conclu, car nous n’allions quand même pas changer nos lunettes !
C’est alors que les esprits les plus hardis de l’analyse géopolitique nous ont appris que nous étions dans « un monde en transition ». En transition vers quoi ? Ils ne le savaient pas, mais en transition. Un monde opaque, compliqué, bizarre, imprévisible, et dangereux ! D’aucuns se laissent même aller à dire que le monde est plus dangereux que du temps de la guerre froide, ce qui ne les empêche pas de voter des crédits de défense trois fois moindres. Là encore il suffit de lire le général Georgelin qui exprime très bien cette conception : « Le livre blanc demandé par le président de la République l'a montré, il y a un ressenti d'incertitudes colossales dans nos pays. Les menaces sont aussi dans nos cœurs et nos esprits. » Les menaces sont donc partout, c’est dire si ce monde est dangereux !
Il ne s’agit pas d’une simple panne de radar qui nous empêcherait de comprendre ce qui se passe. Notre démarche elle-même est hésitante. Nous ne savons pas très bien si nous sommes dans un monde gouverné par le droit et si nous devons, par conséquent, nous référer au droit international, faire appel à l’ONU, utiliser les mécanismes classiques de la diplomatie ou bien si nous sommes dans une jungle gouvernée par la loi du plus fort où il s’agit d’accumuler de la puissance militaire pour être capable de s’imposer partout. Cette dichotomie, cette incertitude sur le monde où nous sommes, fait que nous agissons tantôt en fonction d’une théorie, tantôt en fonction d’une autre. Je veux bien admettre qu’il est préférable de n’avoir aucune stratégie plutôt qu’une mauvaise stratégie mais le mieux est d’avoir une bonne stratégie ! Pour le moment nous choisissons des mauvaises stratégies et nous les combinons de façon contradictoire. Tantôt nous invoquons la souveraineté nationale, tantôt nous considérons qu’elle est dépassée. Tantôt nous estimons que le recours à la force ou la menace de l’emploi de la force est une horreur, tantôt nous la pratiquons nous-mêmes, passant notre temps à décréter des sanctions ou à menacer d’en prendre, toutes choses interdites par l’ONU dont nous sommes membres fondateurs. Bref, nous sommes dans l’incertitude complète sur ce qu’est le monde et nous n’arrivons pas à sortir de ce « brouillard » stratégique.
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