Al Jazeera a perdu la fièvre révolutionnaire à Bahreïn
Par Mohamed El Oifi | Maître de conférences à l'Institut ... | 13/04/2011 |
rue89
Une idée tenace mais invérifiable s'est installée parmi les protagonistes du jeu politique moyen-oriental : la chaîne d'information Al Jazeera jouerait un rôle décisif dans les processus révolutionnaires qui secouent le monde arabe depuis quelques mois.
Cet impact présumé prend une dimension quasi-mythologique.
L'effet magique d'Al Jazeera dissipé à Bahrein
Qu'il soit positif ou négatif, cet effet supposé d'Al Jazeera semble remplir des fonctions plurielles parfois contradictoires et souvent inavouables.
La construction de ce mythe moderne se pose comme une explication transversale pour une situation extraordinaire. « La révolution Al Jazeera » permet souvent de faire l'économie d'une véritable réflexion sur les enjeux spécifiques placés dans leur contexte régional.
L'essoufflement du processus révolutionnaire à Bahreïn serait dû au supposé manque d'intérêt d'Al Jazeera pour un pays gouverné par une monarchie autoritaire sunnite dont la majorité de la population est chiite.
L'effet magique d'Al Jazeera, accélérateur du processus révolutionnaire, se serait dissipé aux frontières de l'île, au grand dam de l'opposition bahreïnie qui se déclare trahie par la chaîne.
Les commentaires audacieux ont disparu
Les détracteurs d'Al Jazeera ont trouvé un argument supplémentaire pour dénigrer la chaîne. En effet, sa récente légitimation, acquise grâce à la couverture des révolutions arabes, a discrédité en grande partie leur stratégie.
Les soutiens de la chaîne éprouvent une certaine gêne devant cette couverture timide. Ils tentent de justifier ce désintérêt par la taille des autres foyers révolutionnaires, comme au Yémen et en Libye.
La hiérarchie de l'information s'est imposée à toutes les grandes chaînes arabes sauf, peut-être, à Al-Manar, financée par le Hezbollah libanais ou Al-Alam, chaîne d'information en continu lancée par l'Iran.
En réalité, Al Jazeera a couvert les révoltes populaires à Bahreïn et mis l'accent sur les évènements marquants. Elle donne la parole à l'opposition bahreïnie qui a dénoncé en direct « des forces d'occupation saoudiennes ».La chaîne diffuse également les images de la brutalité de la répression des services de sécurité contre des manifestants pacifiques.
Les commentaires audacieux et dévastateurs, donnant un sens révolutionnaire aux images, c'est-à-dire la « marque de fabrique » de la chaîne, sont cependant absents. Le choix des termes et le ton restent également d'une grande neutralité. Bref, il y a un manque d'enthousiasme pour les révolutionnaires bahreïnis sur Al Jazeera.
Moins de militantisme pro-démocratique
Les lieux des manifestations au Bahreïn ne bénéficient pas d'une couverture médiatique permanente comme la place Tahrir au Caire et encore moins d'un appel en direct au tyrannicide du « dictateur » comme celui du cheikh Youssef al-Qaradawi contre le colonel Kadhafi.
Cette sagesse et cette prudence contrastent avec l'entrain et le militantisme pro-démocratique de la chaîne vis-à-vis des autres révolutions.
Depuis le début des protestations populaires à Bahreïn, le 14 février 2011, les éditorialistes de la presse arabe s'opposent à propos des raisons de cette couverture différenciée d'Al Jazeera.
Cette dernière n'est pas basée sur la logique géographique ni sur les affinités politiques ou diplomatiques de l'Etat qatari comme on le prétend souvent. Le clivage géographique Maghreb/Machrek et Golfe n'est pas valable non plus.
Les luttes au Yémen, dans la péninsule arabique, sont couvertes avec la même intensité que la Libye ou l'Egypte. La proximité de l'émir du Qatar avec le président syrien Bachar al-Assad influe peu sur la couverture des affrontements entre manifestants et forces de sécurité en Syrie.
Le clivage doctrinal entre sunnites et chiites
Deux explications ont emergé pour expliquer le traitement prudent d'Al Jazeera des luttes populaires à Bahreïn : l'hypothèse confessionnelle, d'une part, et politique, d'autre part.
Le clivage doctrinal entre sunnites et chiites pourrait expliquer le soi-disant parti pris médiatique d'Al Jazeera en faveur d'une monarchie sunnite contre des contestataires chiites, accusés d'être des alliés de l'Iran.
L'agitation de l'épouvantail de la menace iranienne sur le monde arabe sunnite vise à mettre l'Iran (chiite) et ses alliés arabes (chiites ou non) sur la défensive.
C'est l'argument de l'opposition bahreïnie et de ses sympathisants dans le monde arabe. Mais aussi de certains spécialistes de l'islam politique et autres tenants du paradigme islamiste qui ont pris l'habitude d'expliquer tout ce qui se passe dans le monde arabe par la religion.
« Contre la distinction entre les gens selon la doctrine et la secte »
Dans ses déclarations, le cheikh Youssef al-Qaradawi – souvent associé à Al Jazeera et soutien zélé des révolutions en Tunisie, en Egypte et en Libye – considère que la révolte des peuples contre leurs dirigeants et leurs aspirations démocratiques constituent des causes légitimes que la morale islamique encourage.
Dans le cas de Bahreïn, al-Qaradawi estime qu'il ne s'agit nullement de la révolte d'un peuple contre le despotisme :
« […] mais d'une révolution confessionnelle des chiites contre des sunnites et moi, je suis contre la distinction entre les gens selon la doctrine et la secte. Le danger apparaît lorsque les chiites déclarent leur allégeance à un autre pays et brandissent les portraits de Khamenei (le guide de la révolution iranienne) et Nassrallah (le secrétaire général du Hezbollah libanais), c'est comme s'ils appartiennent à un autre pays et non pas à Bahreïn. »
Dans cette perspective, la réussite de cette révolution labellisée confessionnelle se traduira par un gain stratégique pour l'Iran. Ses positions seront consolidées face à l'Arabie saoudite, qui a déjà perdu en Egypte, son principal soutien contre l'Iran.
Pas de fragmentation confessionnelle à Al Jazeera
Cependant, cet argument confessionnel est fragile et recèle une série de confusions. Tout d'abord, le mélange de l'équipe d'Al Jazeera avec la perception que al-Qaradawi peut avoir du chiisme et de l'Iran.
Al-Qaradawi est hostile à ce qu'il présente comme l'expansionnisme chiite aussi bien sur le plan doctrinal (notamment dans son pays d'origine l'Egypte) que stratégique. Il s'est également montré un farouche soutien du Hezbollah dans sa lutte contre Israël.
De même, l'émir du Qatar n'est pas connu pour son hostilité ni au chiisme et encore moins à l'Iran, avec lequel il entretient des bons rapports. La ligne éditoriale de la chaîne ne présente donc aucune sensibilité particulière par rapport au chiisme.
Le noyau dur de la rédaction est composé de journalistes jordano-palestiniens, égyptiens et maghrébins pour lesquels le clivage sunnite/chiite influe très marginalement sur leurs orientations idéologiques. En effet, leurs sociétés d'origine ne connaissent pas de fragmentation confessionnelle.
Par Mohamed El Oifi | Maître de conférences à l'Institut ... | 13/04/2011 |
rue89
Une idée tenace mais invérifiable s'est installée parmi les protagonistes du jeu politique moyen-oriental : la chaîne d'information Al Jazeera jouerait un rôle décisif dans les processus révolutionnaires qui secouent le monde arabe depuis quelques mois.
Cet impact présumé prend une dimension quasi-mythologique.
L'effet magique d'Al Jazeera dissipé à Bahrein
Qu'il soit positif ou négatif, cet effet supposé d'Al Jazeera semble remplir des fonctions plurielles parfois contradictoires et souvent inavouables.
La construction de ce mythe moderne se pose comme une explication transversale pour une situation extraordinaire. « La révolution Al Jazeera » permet souvent de faire l'économie d'une véritable réflexion sur les enjeux spécifiques placés dans leur contexte régional.
L'essoufflement du processus révolutionnaire à Bahreïn serait dû au supposé manque d'intérêt d'Al Jazeera pour un pays gouverné par une monarchie autoritaire sunnite dont la majorité de la population est chiite.
L'effet magique d'Al Jazeera, accélérateur du processus révolutionnaire, se serait dissipé aux frontières de l'île, au grand dam de l'opposition bahreïnie qui se déclare trahie par la chaîne.
Les commentaires audacieux ont disparu
Les détracteurs d'Al Jazeera ont trouvé un argument supplémentaire pour dénigrer la chaîne. En effet, sa récente légitimation, acquise grâce à la couverture des révolutions arabes, a discrédité en grande partie leur stratégie.
Les soutiens de la chaîne éprouvent une certaine gêne devant cette couverture timide. Ils tentent de justifier ce désintérêt par la taille des autres foyers révolutionnaires, comme au Yémen et en Libye.
La hiérarchie de l'information s'est imposée à toutes les grandes chaînes arabes sauf, peut-être, à Al-Manar, financée par le Hezbollah libanais ou Al-Alam, chaîne d'information en continu lancée par l'Iran.
En réalité, Al Jazeera a couvert les révoltes populaires à Bahreïn et mis l'accent sur les évènements marquants. Elle donne la parole à l'opposition bahreïnie qui a dénoncé en direct « des forces d'occupation saoudiennes ».La chaîne diffuse également les images de la brutalité de la répression des services de sécurité contre des manifestants pacifiques.
Les commentaires audacieux et dévastateurs, donnant un sens révolutionnaire aux images, c'est-à-dire la « marque de fabrique » de la chaîne, sont cependant absents. Le choix des termes et le ton restent également d'une grande neutralité. Bref, il y a un manque d'enthousiasme pour les révolutionnaires bahreïnis sur Al Jazeera.
Moins de militantisme pro-démocratique
Les lieux des manifestations au Bahreïn ne bénéficient pas d'une couverture médiatique permanente comme la place Tahrir au Caire et encore moins d'un appel en direct au tyrannicide du « dictateur » comme celui du cheikh Youssef al-Qaradawi contre le colonel Kadhafi.
Cette sagesse et cette prudence contrastent avec l'entrain et le militantisme pro-démocratique de la chaîne vis-à-vis des autres révolutions.
Depuis le début des protestations populaires à Bahreïn, le 14 février 2011, les éditorialistes de la presse arabe s'opposent à propos des raisons de cette couverture différenciée d'Al Jazeera.
Cette dernière n'est pas basée sur la logique géographique ni sur les affinités politiques ou diplomatiques de l'Etat qatari comme on le prétend souvent. Le clivage géographique Maghreb/Machrek et Golfe n'est pas valable non plus.
Les luttes au Yémen, dans la péninsule arabique, sont couvertes avec la même intensité que la Libye ou l'Egypte. La proximité de l'émir du Qatar avec le président syrien Bachar al-Assad influe peu sur la couverture des affrontements entre manifestants et forces de sécurité en Syrie.
Le clivage doctrinal entre sunnites et chiites
Deux explications ont emergé pour expliquer le traitement prudent d'Al Jazeera des luttes populaires à Bahreïn : l'hypothèse confessionnelle, d'une part, et politique, d'autre part.
Le clivage doctrinal entre sunnites et chiites pourrait expliquer le soi-disant parti pris médiatique d'Al Jazeera en faveur d'une monarchie sunnite contre des contestataires chiites, accusés d'être des alliés de l'Iran.
L'agitation de l'épouvantail de la menace iranienne sur le monde arabe sunnite vise à mettre l'Iran (chiite) et ses alliés arabes (chiites ou non) sur la défensive.
C'est l'argument de l'opposition bahreïnie et de ses sympathisants dans le monde arabe. Mais aussi de certains spécialistes de l'islam politique et autres tenants du paradigme islamiste qui ont pris l'habitude d'expliquer tout ce qui se passe dans le monde arabe par la religion.
« Contre la distinction entre les gens selon la doctrine et la secte »
Dans ses déclarations, le cheikh Youssef al-Qaradawi – souvent associé à Al Jazeera et soutien zélé des révolutions en Tunisie, en Egypte et en Libye – considère que la révolte des peuples contre leurs dirigeants et leurs aspirations démocratiques constituent des causes légitimes que la morale islamique encourage.
Dans le cas de Bahreïn, al-Qaradawi estime qu'il ne s'agit nullement de la révolte d'un peuple contre le despotisme :
« […] mais d'une révolution confessionnelle des chiites contre des sunnites et moi, je suis contre la distinction entre les gens selon la doctrine et la secte. Le danger apparaît lorsque les chiites déclarent leur allégeance à un autre pays et brandissent les portraits de Khamenei (le guide de la révolution iranienne) et Nassrallah (le secrétaire général du Hezbollah libanais), c'est comme s'ils appartiennent à un autre pays et non pas à Bahreïn. »
Dans cette perspective, la réussite de cette révolution labellisée confessionnelle se traduira par un gain stratégique pour l'Iran. Ses positions seront consolidées face à l'Arabie saoudite, qui a déjà perdu en Egypte, son principal soutien contre l'Iran.
Pas de fragmentation confessionnelle à Al Jazeera
Cependant, cet argument confessionnel est fragile et recèle une série de confusions. Tout d'abord, le mélange de l'équipe d'Al Jazeera avec la perception que al-Qaradawi peut avoir du chiisme et de l'Iran.
Al-Qaradawi est hostile à ce qu'il présente comme l'expansionnisme chiite aussi bien sur le plan doctrinal (notamment dans son pays d'origine l'Egypte) que stratégique. Il s'est également montré un farouche soutien du Hezbollah dans sa lutte contre Israël.
De même, l'émir du Qatar n'est pas connu pour son hostilité ni au chiisme et encore moins à l'Iran, avec lequel il entretient des bons rapports. La ligne éditoriale de la chaîne ne présente donc aucune sensibilité particulière par rapport au chiisme.
Le noyau dur de la rédaction est composé de journalistes jordano-palestiniens, égyptiens et maghrébins pour lesquels le clivage sunnite/chiite influe très marginalement sur leurs orientations idéologiques. En effet, leurs sociétés d'origine ne connaissent pas de fragmentation confessionnelle.
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