La "Méditerranée" un faux concept
Intervention de Hubert Védrine, Ancien ministre des Affaires étrangères, au colloque "Quelles perspectives pour la France en Méditerranée?" du 17 janvier 2011.
Voici, cher Jean-Pierre Chevènement, la meilleure annonce possible pour décevoir, d’autant qu’une obligation m’imposera la brièveté et m’empêchera d’écouter les autres intervenants, ce dont je suis désolé. J’ai tenu à contribuer quand même à cette réunion. Je le ferai par quelques réflexions où, compte tenu du peu de temps dont je dispose, je m’embarrasserai, moins encore que d’habitude, de précautions sur le sujet.
Je ne crois pas au caractère politiquement opérationnel du mot « Méditerranée ». Cette affirmation ne vise personne ni aucun projet. « Méditerranée », au-delà de son sens océanographique, est un mot pour les discours. Je ne néglige pas les liens extraordinaires, uniques, exceptionnels, personnels qui unissent des groupes, des collectivités et des entreprises, des associations et des ONG. Mais ce tissu humain admirable, magnifique, exceptionnel ne fournit aucun levier politique, ni pour la France ni pour aucune autre entité en Europe. La plupart des autres États ne s’y intéressent d’ailleurs pas. Ces liens ne doivent pas faire illusion. Trop de divergences, de différences, d’affrontements, de conflits irrésolus – et en partie insolubles – font du mot « Méditerranée » un faux concept. Je le dis sans vouloir agresser Henri Guaino dont je respecte la démarche parce que les fondamentaux de sa pensée sont estimables : Je n’ai jamais cru que les conditions étaient réunies pour faire fonctionner une « Union de la Méditerranée », un bel objectif, certes, mais, selon moi, actuellement inopérationnel. Les déconvenues rencontrées en cours de route, les horreurs de Gaza n’ont aucune part dans ma conviction, affirmée dès le départ.
Je vois encore moins que cet ensemble fragile aurait pu apporter quoi que ce soit à la question du Proche-Orient. Si on voulait achever de le désintégrer, il faudrait le consacrer à cette tâche impossible ! Sur le Proche-Orient, mes idées sont assez connues. Je crois malheureusement qu’aucune puissance existante n’est capable de surmonter le blocage créé en amont par l’affrontement politique israélo-israélien ni de donner ensuite une crédibilité suffisante au monde palestinien qui, délibérément divisé, est pour le moment incapable d’assumer un hypothétique processus de paix.
Par élimination, les États-Unis sont théoriquement la seule force au monde mais on a vu que, en dépit de leurs bonnes intentions, Obama et sa petite équipe ont échoué tout de suite par une mauvaise approche du sujet. Un président des États-Unis ne demande pas au Premier ministre d’Israël d’arrêter la colonisation s’il n’est pas en mesure de lui forcer la main. Il ne peut exposer le crédit américain en exprimant une demande non suivie d’effet. Ce ratage est tout à fait tragique parce qu’il n’existe aujourd’hui aucun levier de remplacement, quelle que soit la disponibilité exprimée dans les sondages par l’opinion israélienne, quelle que soit l’ouverture intelligente des Arabes à travers différents plans.
Le discours européen est pathétique. J’ai vécu trop de centaines de réunions honteuses entre Européens sur ce sujet. Entre les résignés (« On ne peut rien faire, la preuve : les Américains ne font rien ! »), les timorés (« Les Américains s’en occupent. Il ne faut pas les gêner, donc il ne faut rien faire ! ») et ceux qui passent sous la table au moindre reproche des Israéliens, nous avons un échantillon de la lâcheté européenne contemporaine.
La disponibilité remarquable de l’opinion israélienne pour une solution possible se confirme sondage après sondage. En même temps, les citoyens israéliens votent pour des politiciens qui ont une position diamétralement opposée. La situation est verrouillée.
Ce n’est pas la malheureuse UPM qui pouvait faire quoi que ce soit. Je souhaite que ceux qui en ont la charge la dégagent complètement de ce piège pour se concentrer sur ce qu’elle peut faire, arbitrer des projets.
Cela ne signifie pas que je ne croie pas à une politique française ou européenne en Méditerranée. Mais le mot « Méditerranée » n’englobe pas un ensemble pertinent. Une politique bilatérale intelligente pays par pays me semble préférable. Il serait peut-être utile de retravailler des ensembles plus restreints (tel le 5 + 5 (1). Il faut voir comment on intègre ce qui débute en Tunisie dans cette problématique.
Je crois surtout aux politiques et aux projets communs. C’est moins flambant, moins spectaculaire qu’une « union », cela n’offre pas matière à sommet. Il faut justement éviter les sommets facilement pris en otage par des forces hostiles. Plutôt que des institutions, à mon avis, il faut faire des projets communs à géométrie variable, afin que nul ne se sente obligé de travailler malgré lui avec tel ou tel pays mais que personne ne puisse empêcher ceux qui le souhaitent de travailler ensemble. De tels projets étendraient considérablement le champ du possible, en matières économique, écologique industrielle. Les réseaux créés au fil du temps entre les différents pays, des différentes rives, sont une grande force. Je constate d’ailleurs que, progressivement, on s’achemine dans cette direction, indépendamment du débat un peu théorique et abstrait sur les objectifs et le mécanisme. L’UPM est en train de devenir une machine à projets. Henri Guaino me souffle que c’était le projet de départ. Si c’est le cas, tant mieux.
Mais il faut intégrer dans notre affaire ce qui se passe en Tunisie, qui n’est sans doute qu’un début. Évitons à cette occasion de nous ridiculiser par une polémique franco-française. Énormément de gens, en France ou ailleurs, s’accrochent à l’idée que nous conservons une influence déterminante sur ce qui se passe au Maghreb, confondant proximité et influence, francophonie et influence. Ben Ali n’avait demandé l’autorisation à personne avant de déposer Bourguiba. Hassan II n’avait pas consulté les Français avant de susciter astucieusement l’alternance avec une opposition qu’il avait d’ailleurs un peu remplumée pour la circonstance dans les dernières années. Les dirigeants algériens n’avaient pas demandé l’autorisation de la France avant d’annuler le second tour des élections municipales qui auraient vu la victoire du FIS. Je ne vois pas un sujet important sur lequel, depuis trente ou quarante ans, la France ait imposé ses desiderata.
Plus globalement, vous connaissez mes thèses sur la relativisation de la puissance occidentale, la fin du monopole occidental. Si les Occidentaux pouvaient atteindre leurs objectifs proclamés et ressassés, il y a belle lurette que la Chine, la Birmanie, le Zimbabwe seraient des démocraties ! Nous avons beaucoup de mal à admettre cette impuissance énorme parce que c’est humiliant et vexant, pour des droits-de-l’hommistes comme pour les nationalistes.
Certains groupes ont intérêt à exagérer de l’importance de l’action de la France (ou, dans d’autres cas, des États-Unis), pour lui reprocher de ne pas avoir fait davantage. D’autres groupes, dans certains pays – mais la Tunisie n’est pas le plus caractéristique à cet égard – ont besoin d’entretenir l’idée de constantes manigances françaises. Certains pays du Maghreb ou d’Afrique noire entretiennent ce mythe comme combustible politique interne.
Mais c’est faux.
Intervention de Hubert Védrine, Ancien ministre des Affaires étrangères, au colloque "Quelles perspectives pour la France en Méditerranée?" du 17 janvier 2011.
Voici, cher Jean-Pierre Chevènement, la meilleure annonce possible pour décevoir, d’autant qu’une obligation m’imposera la brièveté et m’empêchera d’écouter les autres intervenants, ce dont je suis désolé. J’ai tenu à contribuer quand même à cette réunion. Je le ferai par quelques réflexions où, compte tenu du peu de temps dont je dispose, je m’embarrasserai, moins encore que d’habitude, de précautions sur le sujet.
Je ne crois pas au caractère politiquement opérationnel du mot « Méditerranée ». Cette affirmation ne vise personne ni aucun projet. « Méditerranée », au-delà de son sens océanographique, est un mot pour les discours. Je ne néglige pas les liens extraordinaires, uniques, exceptionnels, personnels qui unissent des groupes, des collectivités et des entreprises, des associations et des ONG. Mais ce tissu humain admirable, magnifique, exceptionnel ne fournit aucun levier politique, ni pour la France ni pour aucune autre entité en Europe. La plupart des autres États ne s’y intéressent d’ailleurs pas. Ces liens ne doivent pas faire illusion. Trop de divergences, de différences, d’affrontements, de conflits irrésolus – et en partie insolubles – font du mot « Méditerranée » un faux concept. Je le dis sans vouloir agresser Henri Guaino dont je respecte la démarche parce que les fondamentaux de sa pensée sont estimables : Je n’ai jamais cru que les conditions étaient réunies pour faire fonctionner une « Union de la Méditerranée », un bel objectif, certes, mais, selon moi, actuellement inopérationnel. Les déconvenues rencontrées en cours de route, les horreurs de Gaza n’ont aucune part dans ma conviction, affirmée dès le départ.
Je vois encore moins que cet ensemble fragile aurait pu apporter quoi que ce soit à la question du Proche-Orient. Si on voulait achever de le désintégrer, il faudrait le consacrer à cette tâche impossible ! Sur le Proche-Orient, mes idées sont assez connues. Je crois malheureusement qu’aucune puissance existante n’est capable de surmonter le blocage créé en amont par l’affrontement politique israélo-israélien ni de donner ensuite une crédibilité suffisante au monde palestinien qui, délibérément divisé, est pour le moment incapable d’assumer un hypothétique processus de paix.
Par élimination, les États-Unis sont théoriquement la seule force au monde mais on a vu que, en dépit de leurs bonnes intentions, Obama et sa petite équipe ont échoué tout de suite par une mauvaise approche du sujet. Un président des États-Unis ne demande pas au Premier ministre d’Israël d’arrêter la colonisation s’il n’est pas en mesure de lui forcer la main. Il ne peut exposer le crédit américain en exprimant une demande non suivie d’effet. Ce ratage est tout à fait tragique parce qu’il n’existe aujourd’hui aucun levier de remplacement, quelle que soit la disponibilité exprimée dans les sondages par l’opinion israélienne, quelle que soit l’ouverture intelligente des Arabes à travers différents plans.
Le discours européen est pathétique. J’ai vécu trop de centaines de réunions honteuses entre Européens sur ce sujet. Entre les résignés (« On ne peut rien faire, la preuve : les Américains ne font rien ! »), les timorés (« Les Américains s’en occupent. Il ne faut pas les gêner, donc il ne faut rien faire ! ») et ceux qui passent sous la table au moindre reproche des Israéliens, nous avons un échantillon de la lâcheté européenne contemporaine.
La disponibilité remarquable de l’opinion israélienne pour une solution possible se confirme sondage après sondage. En même temps, les citoyens israéliens votent pour des politiciens qui ont une position diamétralement opposée. La situation est verrouillée.
Ce n’est pas la malheureuse UPM qui pouvait faire quoi que ce soit. Je souhaite que ceux qui en ont la charge la dégagent complètement de ce piège pour se concentrer sur ce qu’elle peut faire, arbitrer des projets.
Cela ne signifie pas que je ne croie pas à une politique française ou européenne en Méditerranée. Mais le mot « Méditerranée » n’englobe pas un ensemble pertinent. Une politique bilatérale intelligente pays par pays me semble préférable. Il serait peut-être utile de retravailler des ensembles plus restreints (tel le 5 + 5 (1). Il faut voir comment on intègre ce qui débute en Tunisie dans cette problématique.
Je crois surtout aux politiques et aux projets communs. C’est moins flambant, moins spectaculaire qu’une « union », cela n’offre pas matière à sommet. Il faut justement éviter les sommets facilement pris en otage par des forces hostiles. Plutôt que des institutions, à mon avis, il faut faire des projets communs à géométrie variable, afin que nul ne se sente obligé de travailler malgré lui avec tel ou tel pays mais que personne ne puisse empêcher ceux qui le souhaitent de travailler ensemble. De tels projets étendraient considérablement le champ du possible, en matières économique, écologique industrielle. Les réseaux créés au fil du temps entre les différents pays, des différentes rives, sont une grande force. Je constate d’ailleurs que, progressivement, on s’achemine dans cette direction, indépendamment du débat un peu théorique et abstrait sur les objectifs et le mécanisme. L’UPM est en train de devenir une machine à projets. Henri Guaino me souffle que c’était le projet de départ. Si c’est le cas, tant mieux.
Mais il faut intégrer dans notre affaire ce qui se passe en Tunisie, qui n’est sans doute qu’un début. Évitons à cette occasion de nous ridiculiser par une polémique franco-française. Énormément de gens, en France ou ailleurs, s’accrochent à l’idée que nous conservons une influence déterminante sur ce qui se passe au Maghreb, confondant proximité et influence, francophonie et influence. Ben Ali n’avait demandé l’autorisation à personne avant de déposer Bourguiba. Hassan II n’avait pas consulté les Français avant de susciter astucieusement l’alternance avec une opposition qu’il avait d’ailleurs un peu remplumée pour la circonstance dans les dernières années. Les dirigeants algériens n’avaient pas demandé l’autorisation de la France avant d’annuler le second tour des élections municipales qui auraient vu la victoire du FIS. Je ne vois pas un sujet important sur lequel, depuis trente ou quarante ans, la France ait imposé ses desiderata.
Plus globalement, vous connaissez mes thèses sur la relativisation de la puissance occidentale, la fin du monopole occidental. Si les Occidentaux pouvaient atteindre leurs objectifs proclamés et ressassés, il y a belle lurette que la Chine, la Birmanie, le Zimbabwe seraient des démocraties ! Nous avons beaucoup de mal à admettre cette impuissance énorme parce que c’est humiliant et vexant, pour des droits-de-l’hommistes comme pour les nationalistes.
Certains groupes ont intérêt à exagérer de l’importance de l’action de la France (ou, dans d’autres cas, des États-Unis), pour lui reprocher de ne pas avoir fait davantage. D’autres groupes, dans certains pays – mais la Tunisie n’est pas le plus caractéristique à cet égard – ont besoin d’entretenir l’idée de constantes manigances françaises. Certains pays du Maghreb ou d’Afrique noire entretiennent ce mythe comme combustible politique interne.
Mais c’est faux.
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