Ahmed Benchemsi, déraciné
Au Royaume chérifien, il est le chantre d’une révolution démocratique républicaine. Chercheur à Stanford, ex-journaliste engagé, Ahmed Reda Benchemsi a choisi l’exil. Poursuivi devant le Tribunal de Paris, il a été mis en examen lundi 8 juillet 2013 pour diffamation. Portrait.
Le vent fait frissonner la frondaison des palmiers, implantés en rangs serrés devant des murs ocre, sous un soleil régulier. On pourrait presque se croire dans un jardin marocain. Il n'en est rien. Nous sommes au cœur de la Silicon Valley, en Californie, dans les murs de l'université de Stanford. C'est dans ce cadre de carte postale que l'on peut croiser Ahmed Benchemsi, à la faveur d'un cours sur l'e-activisme ou les révolutions arabes. Le jeune trublion vient d'obtenir une chaire sur l’étude des mouvements arabes de démocratisation.
Membres secs, épaules anguleuses et bouille espiègle, Ahmed Benchemsi a le sourire facile des gens désabusés. Fils de chirurgien, cette haute extraction lui a permis de traverser la méditerranée, pour aller étudier en France. La Sorbonne, d'abord, puis Science Po.
A son retour au Maroc, tout imprégné des valeurs occidentales, il fonde l'hebdomadaire TelQuel et son pendant arabophone, Nichane, dans lesquels il flingue sans relâche le régime de Mohammed VI. Si TelQuel rencontre un certain succès, les ventes de Nichane ne décollent pas. Il faut céder les titres, rembourser les créanciers. Une histoire banale dans un secteur économique mis à mal par une autre révolution, digitale celle-ci. Mais celui qui développe la théorie d’une liberté de la presse marocaine « en forme de conte de fées » préfère avancer la thèse du complot. Il met la clé sous la porte en 2010, pour aller tenter sa chance de l'autre côté de l'Atlantique.
Il y retrouve son ami Moulay Hicham, cousin de Mohammed VI, le "Prince rouge", lui aussi chercheur à Stanford. Avec son appui, Ahmed Benchemsi ne tarde pas à intégrer la petite coterie des marocains de Californie. Il y gagne rapidement ses galons d'exilé politique.
Pourtant, si en surface tout semble sourire au Benchemsi nouveau, dans les couloirs de Stanford, ça jase. Difficile pour le journaliste de se plier à la rigueur de la recherche universitaire. Si l’on rechigne à s’exprimer sur l’homme, les langues se délient plus facilement sur ses travaux. « Dès ses premières prises de parole publiques, comme sur son support média dont le nom claque comme un slogan [ndlr : Free Arabs], M. Benchemsi a adopté un parti pris éditorial assez loin de l'analyse dépassionnée, confie un confrère universitaire. Cela a jeté une ombre sur l'ensemble de son travail de recherche. Il est apprécié pour son humour et son exil volontaire, mais la qualité de ses études est aujourd'hui considérée comme secondaire. » Question de filtre. Benchemsi a du mal à se défaire de celui du militant. Ses recherches s’apparentent plus à un combat politique. Mais au pays autoproclamé de la démocratie, s’attaquer à une vieillerie, une anomalie, un « Royaume », est nécessairement considéré avec bienveillance.
Benchemsi va vite. Trop vite. Il voudrait perfuser la sève de la démocratie dans la société marocaine en un tournemain. La sincérité dans l’action est là. L’attachement au fameux modèle français aussi… Les jeunes années. Mais vouloir parachuter les mœurs occidentales sous d'autres latitudes est un drôle de rêve, son drôle de rêve. Le Maroc connaît ces dernières années des mutations profondes qui toutes constituent des avancées en matière de développement humain. Le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) a classé le Maroc parmi les « meilleurs élèves » de la région arabe sur ce point. Pour autant, le Maroc n’est pas la France, pas davantage que les Etats-Unis. Il a sa culture, séculaire.
Dans son entourage, on préfère ne pas écorner l'image de Benchemsi. Mais le regard amical de l'ancien compagnon de route peut s'avérer doucereux : « Ahmed n'est pas mal intentionné, mais sa construction mentale s'effrite à l'épreuve des faits, témoigne un de ses amis et confrères resté au Maroc. Si ses voyages et sa vie d'étudiant l'ont éveillé à la culture occidentale, à laquelle il accorde une certaine prééminence et qui semble l'avoir transfiguré, comme à l'époque leurs voyages en Orient avaient métamorphosé Marco Polo ou Gérard de Nerval, vouloir transbahuter une culture d'un pays à l'autre est une chimère. Nous voulons rester Marocains. » Et le Maroc ne prendra pas l'avion. La « République chérifienne » n’est pas à l’ordre du jour. Les faits sont têtus et la grande popularité du roi en témoigne. Mais si le peuple marocain a tort, faut-il changer de peuple ? On ne déracine pas un pays.
Mai 2011. L'ancien journaliste participe au Oslo Freedom Forum, en tant que spécialiste de la société marocaine. Des images du Maroc sont diffusées, Benchemsi les commente, sourire en coin : « Regardez, les gens se prosternent devant le roi ! ». Le chercheur a parlé, la salle s’amuse, elle est conquise. Succès facile ? Benchemsi en joue. Ses charges à l'encontre du régime de Mohammed VI et des Marocains ont trouvé leur public. Pourtant, tout le monde n'est pas dupe : « Il a du mal à accepter notre peuple tel qu'il est, reprend son ancien confrère. C'est vrai, il lui arrive de vouloir tordre la réalité pour qu'elle s'adapte à des critères qui ne sont pas les nôtres. La suprématie du roi n'a rien de choquant pour un monarchiste. Encore moins celle du chef religieux. Pour un enragé laïc républicain, elles sont ridicules. C’est assez triste à dire, mais Ahmed a honte des siens. Ses critiques seraient probablement plus adaptées en Algérie. Il est peut-être né du mauvais côté de la frontière. »
Riche d'une culture qui lui appartient, faite de codes, de références, le royaume du Maroc évolue à son rythme, guidé par la somme de destins qui le compose. En sortant de ce faisceau de destins pour se jucher sur un piédestal culturel, Ahmed Reda Benchemsi, résidant californien, poursuit sa route. Il marche seul vers son Maroc à lui, un mirage aux confins de l’Occident. Hors-champ.
lemag.ma
Au Royaume chérifien, il est le chantre d’une révolution démocratique républicaine. Chercheur à Stanford, ex-journaliste engagé, Ahmed Reda Benchemsi a choisi l’exil. Poursuivi devant le Tribunal de Paris, il a été mis en examen lundi 8 juillet 2013 pour diffamation. Portrait.
Le vent fait frissonner la frondaison des palmiers, implantés en rangs serrés devant des murs ocre, sous un soleil régulier. On pourrait presque se croire dans un jardin marocain. Il n'en est rien. Nous sommes au cœur de la Silicon Valley, en Californie, dans les murs de l'université de Stanford. C'est dans ce cadre de carte postale que l'on peut croiser Ahmed Benchemsi, à la faveur d'un cours sur l'e-activisme ou les révolutions arabes. Le jeune trublion vient d'obtenir une chaire sur l’étude des mouvements arabes de démocratisation.
Membres secs, épaules anguleuses et bouille espiègle, Ahmed Benchemsi a le sourire facile des gens désabusés. Fils de chirurgien, cette haute extraction lui a permis de traverser la méditerranée, pour aller étudier en France. La Sorbonne, d'abord, puis Science Po.
A son retour au Maroc, tout imprégné des valeurs occidentales, il fonde l'hebdomadaire TelQuel et son pendant arabophone, Nichane, dans lesquels il flingue sans relâche le régime de Mohammed VI. Si TelQuel rencontre un certain succès, les ventes de Nichane ne décollent pas. Il faut céder les titres, rembourser les créanciers. Une histoire banale dans un secteur économique mis à mal par une autre révolution, digitale celle-ci. Mais celui qui développe la théorie d’une liberté de la presse marocaine « en forme de conte de fées » préfère avancer la thèse du complot. Il met la clé sous la porte en 2010, pour aller tenter sa chance de l'autre côté de l'Atlantique.
Il y retrouve son ami Moulay Hicham, cousin de Mohammed VI, le "Prince rouge", lui aussi chercheur à Stanford. Avec son appui, Ahmed Benchemsi ne tarde pas à intégrer la petite coterie des marocains de Californie. Il y gagne rapidement ses galons d'exilé politique.
Pourtant, si en surface tout semble sourire au Benchemsi nouveau, dans les couloirs de Stanford, ça jase. Difficile pour le journaliste de se plier à la rigueur de la recherche universitaire. Si l’on rechigne à s’exprimer sur l’homme, les langues se délient plus facilement sur ses travaux. « Dès ses premières prises de parole publiques, comme sur son support média dont le nom claque comme un slogan [ndlr : Free Arabs], M. Benchemsi a adopté un parti pris éditorial assez loin de l'analyse dépassionnée, confie un confrère universitaire. Cela a jeté une ombre sur l'ensemble de son travail de recherche. Il est apprécié pour son humour et son exil volontaire, mais la qualité de ses études est aujourd'hui considérée comme secondaire. » Question de filtre. Benchemsi a du mal à se défaire de celui du militant. Ses recherches s’apparentent plus à un combat politique. Mais au pays autoproclamé de la démocratie, s’attaquer à une vieillerie, une anomalie, un « Royaume », est nécessairement considéré avec bienveillance.
Benchemsi va vite. Trop vite. Il voudrait perfuser la sève de la démocratie dans la société marocaine en un tournemain. La sincérité dans l’action est là. L’attachement au fameux modèle français aussi… Les jeunes années. Mais vouloir parachuter les mœurs occidentales sous d'autres latitudes est un drôle de rêve, son drôle de rêve. Le Maroc connaît ces dernières années des mutations profondes qui toutes constituent des avancées en matière de développement humain. Le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) a classé le Maroc parmi les « meilleurs élèves » de la région arabe sur ce point. Pour autant, le Maroc n’est pas la France, pas davantage que les Etats-Unis. Il a sa culture, séculaire.
Dans son entourage, on préfère ne pas écorner l'image de Benchemsi. Mais le regard amical de l'ancien compagnon de route peut s'avérer doucereux : « Ahmed n'est pas mal intentionné, mais sa construction mentale s'effrite à l'épreuve des faits, témoigne un de ses amis et confrères resté au Maroc. Si ses voyages et sa vie d'étudiant l'ont éveillé à la culture occidentale, à laquelle il accorde une certaine prééminence et qui semble l'avoir transfiguré, comme à l'époque leurs voyages en Orient avaient métamorphosé Marco Polo ou Gérard de Nerval, vouloir transbahuter une culture d'un pays à l'autre est une chimère. Nous voulons rester Marocains. » Et le Maroc ne prendra pas l'avion. La « République chérifienne » n’est pas à l’ordre du jour. Les faits sont têtus et la grande popularité du roi en témoigne. Mais si le peuple marocain a tort, faut-il changer de peuple ? On ne déracine pas un pays.
Mai 2011. L'ancien journaliste participe au Oslo Freedom Forum, en tant que spécialiste de la société marocaine. Des images du Maroc sont diffusées, Benchemsi les commente, sourire en coin : « Regardez, les gens se prosternent devant le roi ! ». Le chercheur a parlé, la salle s’amuse, elle est conquise. Succès facile ? Benchemsi en joue. Ses charges à l'encontre du régime de Mohammed VI et des Marocains ont trouvé leur public. Pourtant, tout le monde n'est pas dupe : « Il a du mal à accepter notre peuple tel qu'il est, reprend son ancien confrère. C'est vrai, il lui arrive de vouloir tordre la réalité pour qu'elle s'adapte à des critères qui ne sont pas les nôtres. La suprématie du roi n'a rien de choquant pour un monarchiste. Encore moins celle du chef religieux. Pour un enragé laïc républicain, elles sont ridicules. C’est assez triste à dire, mais Ahmed a honte des siens. Ses critiques seraient probablement plus adaptées en Algérie. Il est peut-être né du mauvais côté de la frontière. »
Riche d'une culture qui lui appartient, faite de codes, de références, le royaume du Maroc évolue à son rythme, guidé par la somme de destins qui le compose. En sortant de ce faisceau de destins pour se jucher sur un piédestal culturel, Ahmed Reda Benchemsi, résidant californien, poursuit sa route. Il marche seul vers son Maroc à lui, un mirage aux confins de l’Occident. Hors-champ.
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