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Gilles Kepel : "Tout le monde est aujourd'hui dans le "c'est de ta faute que Daech a été créé"

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  • Gilles Kepel : "Tout le monde est aujourd'hui dans le "c'est de ta faute que Daech a été créé"

    Un vaste tour d’horizon avec le spécialiste Gilles Kepel sur l’état du monde arabe trois ans après le début de la révolution en Tunisie et ses répliques. Pourquoi la Tunisie est-elle la seule à être dans un processus vertueux, qu’est ce qui explique la désagrégation libyenne, la contre-révolution égyptienne et l’emballement de la situation en Syrie et en Irak avec le business-modèle du Daech qui ringardise Al-Qaïda ? Eléments de réponses.

    Le HuffingtonPost Algérie : Trois ans après les bouleversements qui ont secoué le monde arabe, ce dernier n’est- il pas à nouveau en train de déjouer toutes les prévisions ?

    Gilles Kepel : Le cycle qui s’est ouvert en 2010 avec l’immolation par le feu de Mohamed Bouazizi a connu, comme c’est le cas de toutes les révolutions, plusieurs phases successives. Les révolutions sont connues pour dévorer leurs enfants et aussi à être prises dans des processus dialectiques. Ce que l’on a appelé les révoltes ou les soulèvements arabes n’ont pas échappé à cette logique.

    On peut les diviser en trois grandes phases et aussi distinguer trois zones géographiques dans lesquelles ces évolutions n’ont pas été tout à fait identiques. Il y a eu d’abord la phase de déclenchement suivie d’une phase de libération mais qui n’a pas été la même partout.

    Ensuite, il y a eu une phase de "frérisation" où les Frères musulmans ont raflé la mise en grande partie. Actuellement, on est dans une période des frères et leurs éloignements des différentes structures du pouvoir.

    Différentes configurations se mettent en place de l’instauration d’une voie démocratique en Tunisie à la guerre civile et ses horreurs en Syrie et en Libye et la restauration, dans une large mesure, de l’ordre ancien en Egypte.

    L’histoire n’étant jamais linéaire et surtout pas l’histoire révolutionnaire, ce ne sont pas des développements linéaires. D’autant qu’au moment où les révolutions se produisent, les équilibres de pouvoir établies entre les classes sociales se modifient. Ces classes entrent en conflit pour obtenir l’hégémonie sur le processus révolutionnaire.

    Sur un plan géographique, dans trois pays du littoral nord-africain, Tunisie Egypte, Libye, les anciens régimes ont été renversés. Cela est dû notamment à une relative cohésion sociale et homogénéité y compris en Libye.

    La chute du régime a été favorisée par la non-division des sociétés autour de fragmentations ethniques ou tribales pour favoriser le groupe qui est resté au pouvoir mais ce groupe a fait objet d’un rejet par la population majoritaire.

    En Tunisie, par exemple, l’on a vu une mobilisation populaire à la suite du sacrifice de Bouazizi de la jeunesse urbaine pauvre. Une mobilisation relayée après par les classes moyennes tunisiennes et prolongée par l’action de l’armée qui a fait partir Ben Ali. C’est l’armée tunisienne qui a fait, in fine, partir Ben Ali sans effusion de sang.

    Dans le cas égyptien, au bout d’un certain temps, c'est le retournement de l’armée - qui s'est débarrassée de Moubarak pour conserver autant qu’elle le pouvait l’essentiel du pouvoir même quand les frères étaient là - qui a permis ce phénomène de transition et puis de récupération.

    En Libye, c’est en partie du fait de l’intervention militaire occidentale que la force suffisante a été mise en œuvre pour faire tomber Kadhafi. Mais sans accompagnement politique, ce qui a abouti aujourd’hui à la violence et au chaos qui inquiètent énormément les pays d’Afrique du Nord notamment l’Algérie.

    En revanche, dans le Golfe d’une part et au Levant d’autre part, les sociétés ne sont pas les mêmes. Les enjeux ne sont donc pas du même ordre et les révolutions n’ont pas abouti aux renversements des régimes.

    Au Bahreïn, le clivage entre les chiites majoritaire et la dynastie sunnite s’est traduit par une intervention de l’armée saoudienne et émiratie qui a abouti à l’arrêt du processus révolutionnaire.

    Au Yémen de même. L’Arabie saoudite s’est efforcée de bloquer le processus, car elle était inquiète un peu de la même manière qu’au Bahreïn, les zaydites, une branche chiite qui reste assez proche des sunnites, s’est radicalisée et favorise une prise de pouvoir d’un groupe favorable à l’Iran. C’est ce qui s’est produit aujourd’hui.

    Après trois ans de processus chaotique et de fragmentation du Yémen dans lequel l’irrédentisme du sud s’est manifesté de nouveau, les houthistes, en l’occurrence une partie des zaydistes influencé par l’Iran. Ce qui est un gros souci pour l’Arabie saoudite. Le royaume wahabbite et les autres s'inquiètent car des processus révolutionnaires peuvent perturber les exportations d'hydrocarbures.

    Finalement, les mêmes démocraties qui ont applaudi la chute de Ben Ali ont détourné les yeux de la répression au Bahreïn car cela menaçait les exportations. La péninsule arabique a donc eu un destin différent de celui des trois pays du littoral Nord-africain.

    En Syrie, c’est un peu le prolongement de ce qui s’est passé au Bahreïn avec la dimension levantine. Les sociétés levantines sont à la base très fragmentées en termes d’ethnies, de confessions, d’appartenance nationales aussi, arabes, kurdes, druzes d’un côté, chrétiens, musulmans, chiites, sunnites, maronites, grecques, orthodoxes de l’autre.

    La révolte contre l’autoritarisme de Bachar al Assad s’est très rapidement traduite en un conflit à dimension religieuse entre sunnites majoritaires et une coalition de minorités avec à leur tête des alaouites mais aussi des kurdes, chrétiens et autres.
    Le processus syrien s’est traduit par une guerre civile qui ressemble aux guerres civiles libanaises et irakiennes. La décomposition du processus révolutionnaire a abouti à l’émergence du phénomène Daech. Celui-ci est l'expression d'une décomposition du phénomène révolutionnaire et du mélange entre les enjeux syriens et les enjeux irakiens.
    Ne croyez-vous pas plutôt que Daech a été créé à cause de la précipitation occidentale qui voulait faire tomber le régime d’Assad coûte que coûte ?

    Tout le monde est aujourd’hui dans ce que l’on appelle le "blame game". En d’autre termes, "c’est de ta faute c’est Daech a été créé". Au départ un certain nombre de pays occidentaux dont la France ont soutenu la rébellion syrienne dans une logique d’accompagnement de processus anti autoritaire.

    Comme je le dis dans mon essai "Passions Arabes" beaucoup croyaient que l’armée syrienne libre - qui était à ce moment- là une sorte de coalition de beaucoup de groupes démocratiques, laïcs, frères musulmans et autres - pourrait s’emparer du pouvoir

    Elle a été en fait rapidement marginalisée à l’intérieur du spectre de la rébellion car un certain nombre d’individus originaires des pays du Golfe ont mis énormément d’argent dans des groupes salafistes, des groupes de frères musulmans et des groupes radicaux pensant que ceux étaient plus habilités à faire tomber le régime d’Assad.

    Au-delà de la dimension Occident ou pas, ce qui se joue en Syrie et en Irak - d'où le nom de Daech - est une volonté de rompre avec les frontières Sykes-Picot et reconstituer un Sham se voulant "sunnistan" qui s’étend de Bagdad à Damas.

    L’objectif pour les régimes sunnites n’était pas de faire tomber le régime de Bachar Al Assad parce qu'il était autoritaire mais parce qu’il est l’allié de Téhéran. La volonté était de casser l’axe chiite formé de ce que l’on appelle le croissant chiite constitué de Téhéran, Bagdad d’El Maliki, Damas et Hezbollah. Un croissant chiite avec une petite étoile sunnite, le Hamas palestinien, qui était un allié de Téhéran aussi pour faire pression sur Israël.

  • #2
    suite

    Enfin le processus s’est emballé. L'opposition laïque a été marginalisée. Parce que les fonds venant du Golfe ont favorisé Al Nosra, la franchise locale d’Al Qaida, et aussi le mouvement Daech qui lui, s’est créé en Irak avec l’appui des pays du Golfe pour lutter contre la mainmise exclusive des chiites autour de Maliki sur l’Irak.
    Il y a eu en fait une conjonction de facteurs, sur lesquels, les Occidentaux n’avaient pas réellement la main. Cela a abouti à permettre à Daech à devenir un élément clé dans le jeu syro-levantin. Il faut ajouter aussi que le régime de Assad a favorisé dans un premier temps l’arrivée des militants de Daech qui ont traversé la frontière irako-syrienne et y ont trouvé les arsenaux militaires du régime sans combattre pratiquement.
    L’objectif était de faire imploser la rébellion puisque Daech a commencé d’abord par combattre les rebelles syriens qui n’épousaient pas ses doctrines. Tout le monde y a trouvé son compte.

    Quand Daech s’est emparé des puits de pétrole syriens, le régime d’Assad lui a acheté ce pétrole à 20 dollars le baril. Il en est de même des turcs et des kurdes. Tout le monde a cru qu’il pouvait manipuler l’autre. Aujourd’hui, on observe effectivement un mouvement préoccupant d’autant que Daech est devenu une espèce de business modèle du terrorisme jihadiste.

    Qu’entendez-vous exactement par Daech est un business modèle ?

    On a ringardisé le modèle Al Qaida avec son système pyramidal où Ben Ladin donnait des ordres, désignait de cibles, payait des billets d’avion et envoyait des gens se faire tuer.

    Daech a mis en place un système horizontal où quelqu’un comme Abou Mousaab Al Souri, a expliqué qu’il fallait endoctriner les gens comme Mohamed Merrah ou Mehdi Nemmouche et les rendre capables de choisir eux-mêmes leurs cibles pour éviter que les services du renseignement occidentaux ne parviennent à casser le code comme ils l’ont fait avec Al Qaida.

    D’autre part, ce modèle permet de s’entraîner dans les pays du Moyen-Orient. Du temps de Ben Laden il y avait très peu de camps d’entrainement. Aujourd’hui, l’Irak et la Syrie sont d’énormes camps d’entrainement. Cela accentue l’effet de ce phénomène.

    C’est aussi un facteur qui a trouvé un écho favorable au sein d’une partie de la jeunesse au Maghreb. Les marocains comme tunisiens comptent des milliers de jeunes partis s’entraîner en Syrie ou en Irak.

    En Algérie, même si le gouvernement affirme que ce phénomène est marginal, on n’en sait rien en réalité. L’allégeance du groupe qui a assassiné le malheureux Hervé Gourdel en Kabylie en est la preuve.

    Le phénomène touche l’Europe aussi non seulement les jeunes issue de l’immigration mais aussi ceux que l’on appelle des européens de souche. C’est même ceux-ci qui sont ciblés pour commettre des attentats en Occident en utilisant toutes les ressources du monde numérique et internet.

    Le jihadisme a changé de modèle

    Comment explique-t-on la sensibilité d’européens au discours radical de Daech ?

    Ce que l’on sait pour l’instant c’est que ça passe par youtube et internet. Un peu comme pour le jihad en Bosnie ou en Afghanistan, en mettant en ligne les massacres perpétrés par l’autre.

    Des images retournées pour susciter la solidarité avec des jeunes massacrés ailleurs, propagées par des groupes sunnites radicaux, ces images poussent à les regarder ailleurs, se brancher sur les mondes de facebook et le tweet.

    C'est à partir de ce moment que l’on passe du virtuel au réel. Des individus les repèrent, commencent à correspondre avec eux et leur proposent en fin de compte de rallier les rangs des jihadistes. Ça peut se faire exclusivement sur la toile comme on peut les mettre en contact avec des relais humains qui leurs facilitent de s’embarquer.

    Certains jeunes issus de familles non musulman, ont été embrigadés de la sorte et rattrapés à la frontière. Ils se sont dits en quelque sorte, convertis à l’Islam radical en une nuit, et ils ont avoué avoir reçu leurs billets pour la Turquie sur internet.

    HUFFPOST ALGERIE

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