Propos recueillis par Clément Pellegrin
lesclesdumoyenorient.com
Lahouari Addi est sociologue, il travaille notamment sur le nationalisme et l’armée dans le monde arabe. Il est actuellement professeur à l’Institut d’Études Politiques de Lyon. Comment cerner la séquence historique des récentes révoltes dans les pays arabes ?
Pour comprendre ce qui s’est passé lors de ce que l’on a appelé les printemps arabes, il faudrait remonter à la formation de ces États au lendemain de l’écroulement de l’Empire ottoman et au lendemain de la colonisation. Ils se sont formés en deux vagues : dans un premier temps, l’effondrement de l’Empire ottoman a permis la création de monarchies en Irak et en Jordanie par les Britanniques, à côté de l’Arabie saoudite que les puissances ont reconnue comme Etat en 1930. Le cas du Maroc est à part puisqu’il n’a jamais appartenu à l’Empire ottoman, et la colonisation française a préféré maintenir la dynastie contrôlée par le Résident général. Ainsi, les États formellement indépendants au lendemain de la Première Guerre mondiale sont des monarchies, y compris l’Égypte, même si ces États sont sous domination indirecte de la Grande-Bretagne ou de la France ; dans un second temps, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et dans le cadre du mouvement de décolonisation, il y a eu la naissance de nouveaux États arabes se réclamant du nationalisme arabe radical. Celui-ci, dans les figures illustratives du Baath irakien, du FLN algérien et surtout du régime nassérien en Égypte, a créé des républiques qui se sont données comme objectif de moderniser la société, de développer l’économie et rattraper l’Occident. Ils étaient anti-occidentaux, c’est à dire anti-impérialistes, et ils ont trouvé dans l’Union Soviétique un allié naturel qui leur a fourni des ressources diplomatiques et militaires pour exister sur l’arène internationale.
Comment ces deux types de régimes arabes sont-ils entrés progressivement en concurrence ?
Ce sont deux cas de figures : la monarchie et la république autoritaire moderniste et populiste. La monarchie ne refuse pas la modernité mais elle s’appuie sur la légitimité religieuse et elle s’accommode de la modernité que si celle-ci est imposée par les classes moyennes urbaines, comme au Maroc et en Irak d’avant 1958, plus ou moins en Jordanie, et beaucoup moins en Arabie saoudite. Les États du Golfe sont à part : très petits et bénéficiant d’énormes ressources, ils trouvent dans les contradictions du système régional et international les ressources pour exister. Ce sont deux types de régimes en concurrence : un régime arabe qui se dit révolutionnaire, radical, populiste, anti-occidental, anti-américain s’opposant à un régime arabe qui se dit traditionnaliste. Dans les années 1950-60, les monarchies ont beaucoup souffert des attaques constantes des républiques, sur un plan nationaliste mais aussi religieux. A cette époque, la radio nassérienne Sawt al-arab (La Voix des Arabes) appelait les militaires saoudiens, marocains, jordaniens à faire des coups d’État « contre ces valets de l’impérialisme, ces traîtres à la nation arabe, et aussi à l’islam ». En effet, les régimes républicains n’ont jamais abandonné la rhétorique religieuse, et il n’y a jamais eu de leader comme Kemal Atatürk qui rompt radicalement avec la religiosité en 1924.
Peut-on relier la perte de vitesse du nationalisme arabe à la rivalité qu’il entretient avec le régime monarchique ?
Cette compétition va s’atténuer après 1967, date de la défaite face à Israël. Celle-ci est l’illustration de l’échec du nationalisme arabe, qui promettait la libération de la Palestine, la modernisation de l’économie, etc. Nasser a été obligé de se réconcilier avec l’Arabie saoudite, dont il avait besoin pour financer son armée. A partir du sommet de Khartoum en 1968, la propagande belliqueuse des républiques en direction des monarchies cesse, même s’il y a eu un coup d’État un peu anachronique contre la monarchie libyenne en 1969. Le colonel Kadhafi rejoint alors le camp des républiques. Le personnage n’est devenu burlesque qu’à partir des années 1980. Dans les années 1970, il était perçu comme un jeune officier, de type nassérien. Mais à partir du moment où l’Égypte s’était rangée du côté occidental, Kadhafi a perdu le sens de la grammaire politique. L’Algérie de Boumédienne ne pouvait pas lui donner la cohérence comme pouvait le faire l’Égypte.
La fin des années 1970 marque l’échec total du nationalisme arabe incarné par l’Égypte, dont le président Sadate se rend à Tel Aviv pour faire un discours devant la Knesset. A partir de ce moment, les républiques ne peuvent plus accuser les monarchies d’être des traîtres à la nation arabe puisque aucun roi ne s’était rendu en Israël et aucun roi n’avait reconnu Israël. Ceci étant dit, l’Irak avec Saddam Hussein, la Syrie avec Assad et l’Algérie avec Boumédienne et ensuite avec Chadli Bendjedid ont essayé de maintenir une façade radicale. Mais celle-ci disparaît progressivement.
La guerre que fait Saddam Hussein à l’Iran en 1980, la guerre civile qui avait commencée cinq ans plus tôt au Liban, le conflit larvé entre l’Algérie et le Maroc qui dure jusqu’à présent, achèvent de décrédibiliser les républiques. Elles s’empêtrent alors dans des contradictions insurmontables, dans des politiques incohérentes en économie avec les réformes libérales. Les promesses qui avaient été faites dans les années 1950-60 n’ont pas été tenues, ce qui a radicalisé la protestation et ce qui a renforcé les islamistes.
L’émergence de la contestation islamiste est-elle plus difficile à gérer pour les républiques que pour les monarchies ?
Les mouvements islamistes ont certes été réprimés par les républiques, mais la répression a des limites. Un courant politique soutenu par 40-50% de la population ne peut être réprimé violemment sur le plan politique que s’il y a des concessions idéologiques. Cela s’est toutefois produit en Algérie dans les années 1990, mais là parce que les islamistes avaient pris les armes. En Égypte, il y a eu une répression contre les Frères musulmans mais il n’empêche que beaucoup de concessions leur ont été accordées. C’est le même phénomène en Irak, lorsque par exemple Saddam Hussein fait écrire Allah Akbar sur le drapeau. Ceci dit, les républiques ne sont pas bien armées contre les islamistes. Les républiques, malgré les concessions qu’elles font, n’ont pas la capacité institutionnelle d’absorber les islamistes dans le champ de l’État. C’est une capacité que possèdent en revanche les monarchies d’Arabie saoudite, de Jordanie et du Maroc. Il est impensable qu’en Égypte, en Syrie ou en Algérie il y ait un Premier ministre d’obédience islamiste alors qu’au Maroc c’est possible. Il a suffi que les islamistes marocains acceptent le principe de la monarchie, qu’ils reconnaissent la dynastie régnante et la collaboration est possible.
Donc, il y a d’un côté l’échec des républiques sur le plan social, économique et culturel, échec qui renforce la protestation islamiste, et de l’autre leur incapacité à les absorber sinon pour des postes ministériels peu importants. Le cas de figure classique est celui de l’Algérie où les militaires ont annulé les élections remportées par les islamistes, ou celui de l’Egypte où les militaires ont arrêté un président islamiste démocratiquement élu. Il y a eu révolte dans les pays républicains, et elle n’a pas pu être absorbée : la Syrie est cassée, la Libye est en chaos, l’Égypte et l’Algérie sont revenues à des dictatures militaires tandis que finalement les monarchies, tant bien que mal, se sont adaptées. Les cas sont différents bien entendu, mais la règle générale est la survie du régime quoi qu’il en soit. Nous en avons eu la confirmation par Bachar al-Assad. Le pays est détruit, mais le régime doit rester debout.
Peut-on dès lors parler de revanche des monarchies sur les républiques arabes ?
Oui, en effet. Le Qatar et l’Arabie saoudite se sont acharnées sur la Syrie et sur la Libye. Le cas égyptien est aussi emblématique, même si les jeux politiques font qu’aujourd’hui, l’Égypte a des problèmes avec le Qatar mais pas avec l’Arabie saoudite. Le gouvernement des Frères musulmans était soutenu par le Qatar, mais pas par l’Arabie saoudite parce qu’elle ne veut pas de concurrent sur le terrain religieux. C’est également pour cela que l’Arabie saoudite est opposée à l’Iran des Ayatollahs, tandis qu’elle n’était pas défavorable au Chah. Elle verrait d’un mauvais œil une Égypte qui se réclamerait de la légitimité religieuse. Elle veut avoir le monopole sur l’islam.
Le Qatar en revanche est un trop petit pays pour rivaliser avec elle sur ce terrain. Il revendique autre chose : une diplomatie indépendante, Al Jazeera, les investissements en Europe, l’organisation de la Coupe du Monde, etc. L’antagonisme entre le Qatar et l’Arabie saoudite est une conflictualité secondaire. Le Qatar a soutenu les Frères musulmans en Égypte par revanche du régime républicain. D’ailleurs, le Qatar et l’Arabie saoudite se réconcilient facilement. Le conflit n’est pas profond, structurel, contrairement au conflit entre la République Égyptienne et le Qatar.
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Lahouari Addi est sociologue, il travaille notamment sur le nationalisme et l’armée dans le monde arabe. Il est actuellement professeur à l’Institut d’Études Politiques de Lyon. Comment cerner la séquence historique des récentes révoltes dans les pays arabes ?
Pour comprendre ce qui s’est passé lors de ce que l’on a appelé les printemps arabes, il faudrait remonter à la formation de ces États au lendemain de l’écroulement de l’Empire ottoman et au lendemain de la colonisation. Ils se sont formés en deux vagues : dans un premier temps, l’effondrement de l’Empire ottoman a permis la création de monarchies en Irak et en Jordanie par les Britanniques, à côté de l’Arabie saoudite que les puissances ont reconnue comme Etat en 1930. Le cas du Maroc est à part puisqu’il n’a jamais appartenu à l’Empire ottoman, et la colonisation française a préféré maintenir la dynastie contrôlée par le Résident général. Ainsi, les États formellement indépendants au lendemain de la Première Guerre mondiale sont des monarchies, y compris l’Égypte, même si ces États sont sous domination indirecte de la Grande-Bretagne ou de la France ; dans un second temps, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et dans le cadre du mouvement de décolonisation, il y a eu la naissance de nouveaux États arabes se réclamant du nationalisme arabe radical. Celui-ci, dans les figures illustratives du Baath irakien, du FLN algérien et surtout du régime nassérien en Égypte, a créé des républiques qui se sont données comme objectif de moderniser la société, de développer l’économie et rattraper l’Occident. Ils étaient anti-occidentaux, c’est à dire anti-impérialistes, et ils ont trouvé dans l’Union Soviétique un allié naturel qui leur a fourni des ressources diplomatiques et militaires pour exister sur l’arène internationale.
Comment ces deux types de régimes arabes sont-ils entrés progressivement en concurrence ?
Ce sont deux cas de figures : la monarchie et la république autoritaire moderniste et populiste. La monarchie ne refuse pas la modernité mais elle s’appuie sur la légitimité religieuse et elle s’accommode de la modernité que si celle-ci est imposée par les classes moyennes urbaines, comme au Maroc et en Irak d’avant 1958, plus ou moins en Jordanie, et beaucoup moins en Arabie saoudite. Les États du Golfe sont à part : très petits et bénéficiant d’énormes ressources, ils trouvent dans les contradictions du système régional et international les ressources pour exister. Ce sont deux types de régimes en concurrence : un régime arabe qui se dit révolutionnaire, radical, populiste, anti-occidental, anti-américain s’opposant à un régime arabe qui se dit traditionnaliste. Dans les années 1950-60, les monarchies ont beaucoup souffert des attaques constantes des républiques, sur un plan nationaliste mais aussi religieux. A cette époque, la radio nassérienne Sawt al-arab (La Voix des Arabes) appelait les militaires saoudiens, marocains, jordaniens à faire des coups d’État « contre ces valets de l’impérialisme, ces traîtres à la nation arabe, et aussi à l’islam ». En effet, les régimes républicains n’ont jamais abandonné la rhétorique religieuse, et il n’y a jamais eu de leader comme Kemal Atatürk qui rompt radicalement avec la religiosité en 1924.
Peut-on relier la perte de vitesse du nationalisme arabe à la rivalité qu’il entretient avec le régime monarchique ?
Cette compétition va s’atténuer après 1967, date de la défaite face à Israël. Celle-ci est l’illustration de l’échec du nationalisme arabe, qui promettait la libération de la Palestine, la modernisation de l’économie, etc. Nasser a été obligé de se réconcilier avec l’Arabie saoudite, dont il avait besoin pour financer son armée. A partir du sommet de Khartoum en 1968, la propagande belliqueuse des républiques en direction des monarchies cesse, même s’il y a eu un coup d’État un peu anachronique contre la monarchie libyenne en 1969. Le colonel Kadhafi rejoint alors le camp des républiques. Le personnage n’est devenu burlesque qu’à partir des années 1980. Dans les années 1970, il était perçu comme un jeune officier, de type nassérien. Mais à partir du moment où l’Égypte s’était rangée du côté occidental, Kadhafi a perdu le sens de la grammaire politique. L’Algérie de Boumédienne ne pouvait pas lui donner la cohérence comme pouvait le faire l’Égypte.
La fin des années 1970 marque l’échec total du nationalisme arabe incarné par l’Égypte, dont le président Sadate se rend à Tel Aviv pour faire un discours devant la Knesset. A partir de ce moment, les républiques ne peuvent plus accuser les monarchies d’être des traîtres à la nation arabe puisque aucun roi ne s’était rendu en Israël et aucun roi n’avait reconnu Israël. Ceci étant dit, l’Irak avec Saddam Hussein, la Syrie avec Assad et l’Algérie avec Boumédienne et ensuite avec Chadli Bendjedid ont essayé de maintenir une façade radicale. Mais celle-ci disparaît progressivement.
La guerre que fait Saddam Hussein à l’Iran en 1980, la guerre civile qui avait commencée cinq ans plus tôt au Liban, le conflit larvé entre l’Algérie et le Maroc qui dure jusqu’à présent, achèvent de décrédibiliser les républiques. Elles s’empêtrent alors dans des contradictions insurmontables, dans des politiques incohérentes en économie avec les réformes libérales. Les promesses qui avaient été faites dans les années 1950-60 n’ont pas été tenues, ce qui a radicalisé la protestation et ce qui a renforcé les islamistes.
L’émergence de la contestation islamiste est-elle plus difficile à gérer pour les républiques que pour les monarchies ?
Les mouvements islamistes ont certes été réprimés par les républiques, mais la répression a des limites. Un courant politique soutenu par 40-50% de la population ne peut être réprimé violemment sur le plan politique que s’il y a des concessions idéologiques. Cela s’est toutefois produit en Algérie dans les années 1990, mais là parce que les islamistes avaient pris les armes. En Égypte, il y a eu une répression contre les Frères musulmans mais il n’empêche que beaucoup de concessions leur ont été accordées. C’est le même phénomène en Irak, lorsque par exemple Saddam Hussein fait écrire Allah Akbar sur le drapeau. Ceci dit, les républiques ne sont pas bien armées contre les islamistes. Les républiques, malgré les concessions qu’elles font, n’ont pas la capacité institutionnelle d’absorber les islamistes dans le champ de l’État. C’est une capacité que possèdent en revanche les monarchies d’Arabie saoudite, de Jordanie et du Maroc. Il est impensable qu’en Égypte, en Syrie ou en Algérie il y ait un Premier ministre d’obédience islamiste alors qu’au Maroc c’est possible. Il a suffi que les islamistes marocains acceptent le principe de la monarchie, qu’ils reconnaissent la dynastie régnante et la collaboration est possible.
Donc, il y a d’un côté l’échec des républiques sur le plan social, économique et culturel, échec qui renforce la protestation islamiste, et de l’autre leur incapacité à les absorber sinon pour des postes ministériels peu importants. Le cas de figure classique est celui de l’Algérie où les militaires ont annulé les élections remportées par les islamistes, ou celui de l’Egypte où les militaires ont arrêté un président islamiste démocratiquement élu. Il y a eu révolte dans les pays républicains, et elle n’a pas pu être absorbée : la Syrie est cassée, la Libye est en chaos, l’Égypte et l’Algérie sont revenues à des dictatures militaires tandis que finalement les monarchies, tant bien que mal, se sont adaptées. Les cas sont différents bien entendu, mais la règle générale est la survie du régime quoi qu’il en soit. Nous en avons eu la confirmation par Bachar al-Assad. Le pays est détruit, mais le régime doit rester debout.
Peut-on dès lors parler de revanche des monarchies sur les républiques arabes ?
Oui, en effet. Le Qatar et l’Arabie saoudite se sont acharnées sur la Syrie et sur la Libye. Le cas égyptien est aussi emblématique, même si les jeux politiques font qu’aujourd’hui, l’Égypte a des problèmes avec le Qatar mais pas avec l’Arabie saoudite. Le gouvernement des Frères musulmans était soutenu par le Qatar, mais pas par l’Arabie saoudite parce qu’elle ne veut pas de concurrent sur le terrain religieux. C’est également pour cela que l’Arabie saoudite est opposée à l’Iran des Ayatollahs, tandis qu’elle n’était pas défavorable au Chah. Elle verrait d’un mauvais œil une Égypte qui se réclamerait de la légitimité religieuse. Elle veut avoir le monopole sur l’islam.
Le Qatar en revanche est un trop petit pays pour rivaliser avec elle sur ce terrain. Il revendique autre chose : une diplomatie indépendante, Al Jazeera, les investissements en Europe, l’organisation de la Coupe du Monde, etc. L’antagonisme entre le Qatar et l’Arabie saoudite est une conflictualité secondaire. Le Qatar a soutenu les Frères musulmans en Égypte par revanche du régime républicain. D’ailleurs, le Qatar et l’Arabie saoudite se réconcilient facilement. Le conflit n’est pas profond, structurel, contrairement au conflit entre la République Égyptienne et le Qatar.
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