Affronter les crises du voisinage
La politique de l’Algérie à l’égard de ses trois voisins en difficulté – la Libye, le Mali et la Tunisie – comporte deux caractéristiques essentielles. La première est qu’elle voit sa propre expérience dans le traitement des groupes radicaux et l’intégration des islamistes traditionnels comme un modèle qui peut et doit être exporté. Alger soutient avoir été en mesure, après la « décennie noire », de déraciner la violence islamiste et les facteurs qui y contribuent par la réconciliation et des mesures de déradicalisation, en prêtant attention aux doléances socioéconomiques, et par la force brutale le cas échéant. Même s’il subsiste des poches de militantisme dans le pays, la menace de violences internes a été contenue ; le recrutement et la radicalisation semblent diminuer.48
Le gouvernement a mis en avant internationalement ses programmes de déradicalisation, notamment en tandem avec les programmes sur la lutte contre l’extrémisme sous commandement américain et en soutenant la Ligue des oulémas du Sahel, qui promeut le rite malékite de l’islam sunnite (historiquement dominant au Maghreb et au Sahel) comme un bastion contre l’intégrisme.49
Malgré les failles des initiatives de réconciliation de l’après-guerre civile propres à l’Algérie – largement fondées sur la défaite militaire des groupes armés plutôt que sur des mesures politiques favorables à la réforme 50 – le calme relatif et la marginalisation des groupes radicaux depuis 1999 lui ont donné la confiance nécessaire pour éviter le type de discours « éradicateur », farouchement anti-islamiste, défendu par exemple par l’Egypte depuis le renversement du président Mohammed Morsi en juillet 2013.
L’approche d’Alger a été facilitée par ce qui restait de la politique islamiste organisée après 2000. Le Mouvement de la société pour la paix (MSP, connu sous son acronyme arabe Hamas) inspiré des Frères musulmans, faisait partie d’une coalition pro-Bouteflika pendant une grande partie des années 2000, permettant au ré- gime de faire valoir qu’étant donné qu’il intégrait les islamistes pacifiques dans le gouvernement, il y avait des possibilités de surmonter la fracture islamiste laïque qui avait défini la guerre civile des années 1990.
Le second principe fondamental est que l’Algérie nourrit un intérêt pour des Etats centralisés forts à ses frontières, l’incitant à lutter contre les forces centrifuges qui pourraient mener à la partition, formelle ou informelle, et à la multiplication des acteurs avec lesquels elle aurait à traiter. Cette crainte découle à la fois de son expé- rience postcoloniale et de l’idéologie et réalité des territoires non ou peu gouvernés le long de ses frontières.
Comme de nombreux pays, l’Algérie préfère avoir une contrepartie locale bien structurée et est mal à l’aise face à des acteurs non étatiques.
Elle se fait également l’écho d’un refrain régional commun – que les soulèvements arabes depuis 2011 ont affaibli l’Etat, ou blessé le « prestige de l’Etat » (hibat aldawla), qui, même s’il est autoritaire, est le seul rempart face aux conflits sociaux et à la désintégration. Dans le contexte arabe ou africain subsaharien, l’échec, ou du moins la crise, de l’Etat postcolonial est une source de grande inquiétude dans toute la région, y compris en Algérie.
A. Libye : facilitation et confinement
En Libye, l’Algérie cherche une solution politique fondée sur le dialogue et l’inclusivité comme un rempart tant contre les groupes jihadistes que contre une nouvelle ingé- rence étrangère, afin de renforcer les institutions de l’Etat et leur capacité à contrôler les frontières. L’Algérie est restée officiellement neutre vis-à-vis du soulèvement anti-Kadhafi (même si certains croient avoir discerné une orientation pro-Kadhafi) et s’est opposée à l’intervention de l’Otan de 2011. 51
Si Alger a longtemps eu de froides relations avec l’ancien régime, elle avait prévenu que l’intervention militaire française dans le nord du Mali se traduirait par des querelles tribales intestines, l’inondation de la région par les armes et une hausse rapide des attaques jihadistes – tout s’est réalisé.52
Les agents de sécurité ont contesté la campagne internationale, qui a brisé le monopole de l’Etat sur la sécurité et autonomisé les milices peu fiables qui se battent depuis lors et se sont révélées incapables de rétablir l’ordre, en particulier aux frontières.53 L’effondrement du régime de Kadhafi a également permis la création d’un havre pour les militants suite à l’intervention militaire française de 2013 dans le nord du Mali.54
Depuis la désintégration de la transition libyenne en juillet 2014 et la division du gouvernement en deux autorités rivales, l’Algérie a prôné la réconciliation nationale par un processus inclusif réunissant les rivaux, notamment des islamistes et des responsables de l’époque de Kadhafi. Comme l’a expliqué un responsable, réunissant « tout le monde, sauf les terroristes », une catégorie qui, aux yeux d’Alger, inclut quiconque refusant de s’engager dans la politique électorale, comme Ansar al-Sharia ou les affiliés de l’Etat islamique et d’al-Qaeda.55
Elle a fait pression pour une solution démocratique consensuelle débouchant sur des élections et une nouvelle constitution. A cette fin, elle a collaboré étroitement avec le représentant spécial et chef de la mission d’appui des Nations unies en Libye, Bernardino León, en accueillant les négociations entre les différents partis politiques libyens, sous l’égide de l’ONU.56
L’Algérie considère en effet que privilégier une solution politique à la crise et la réé- mergence des institutions de l’Etat est non seulement une priorité en soi, mais aussi la condition pour lutter contre la propagation du jihadisme violent.57 Bien que l’Algérie, avec cinq autres voisins de la Libye (l’Egypte, le Soudan, le Tchad, le Niger et la Tunisie), ait favorisé une approche pilotée et coordonnée par la région, elle est en désaccord avec la décision de l’Egypte de soutenir, politiquement et militairement, le Parlement internationalement reconnu de Tobrouk.
Elle est particulièrement opposée à d’autres Etats plus éloignés, comme les Emirats arabes unis ou la Jordanie, qui ont une influence en Libye en soutenant les factions pro-Tobrouk.58
Comme l’a déclaré un diplomate algérien de haut rang : « Je me demande comment les pays du Conseil de coopération du Golfe réagiraient si nous étions intervenus au Yémen. Je comprends les préoccupations de nos voisins, mais pas celles des autres [qui sont plus éloignés] ».59
En février 2015, l’Algérie a adopté une position de force au Conseil de sécurité des Nations unies contre l’appel de l’Egypte pour une levée partielle de l’embargo sur les armes imposé à la Libye (en place depuis février 2011) pour permettre aux armes de circuler du côté de Tobrouk.60
Elle considère en effet que l’approche égyptienne est déterminée par l’hostilité à l’islam politique, en particulier aux Frères musulmans, même s’ils ne constituent qu’une petite partie de la coalition soutenant le parlement basé à Tripoli.61
Alger s’est également activement opposée à une nouvelle intervention militaire (même plus limitée) en Libye – promue par la France et certains de ses alliés africains qui craignent que le sud de la Libye ne devienne une plaque tournante pour les groupes militants du Sahel. Elle rejette l’idée des conséquences possibles qu’elle trouve naïve, tout comme l’était selon elle la première intervention de l’Otan.62 « Cette fois, nous voulons être écoutés », a affirmé un haut responsable : Si l’idée est de neutraliser [le leader d’al-Mokhtar Murabitoun] Belmokhtar et les terroristes, c’est bien. Mais ce qui nous inquiète c’est que les demandes d’intervention viennent de l’extérieur. Or elles doivent venir de l’intérieur.
Ceux de Tobrouk disent qu’ils veulent une intervention, mais il n’y a pas de consensus en Libye. Il n’y a par conséquent pas d’alternative au dialogue.63 Le plus gros problème, du point de vue d’Alger, n’est pas l’idéologie des différents partis, mais l’absence d’un Etat efficace qui assure la sécurité interne et la coordination avec les pays voisins. Le responsable a poursuivi : L’Etat y est quasiment inexistant, contrairement à la Tunisie ou à l’Egypte. Lorsque vous [à savoir l’Otan et les rebelles libyens] avez aboli le régime, vous avez aboli l’Etat ; c’était un effondrement de régime, pas un changement de régime. Et il n’y a pas eu d’efforts systématiques pour reconstruire l’Etat depuis la chute de Kadhafi.
64 La détérioration de la situation en Libye, en dépit de l’accord provisoire de juillet 2015 sous l’égide de l’ONU pour la création d’un gouvernement d’entente nationale, et des problèmes croissants de sécurité, pourrait contraindre l’Algérie à changer de tactique.65
En juin 2015, en réaction à des informations selon lesquelles des factions affiliées à l’Etat islamique à Syrte avaient pris le contrôle de l’aéroport local, l’Algérie a déclenché l’alerte au plus haut niveau sur sa frontière avec la Libye, aurait déployé encore plus de soldats pour la garder et donné des instructions de tirer pour tuer les intrus.66
L’Algérie et ses voisins : Rapport Moyen-Orient et Afrique du Nord N°164, 12 octobre 2015
International Crisis Group
La politique de l’Algérie à l’égard de ses trois voisins en difficulté – la Libye, le Mali et la Tunisie – comporte deux caractéristiques essentielles. La première est qu’elle voit sa propre expérience dans le traitement des groupes radicaux et l’intégration des islamistes traditionnels comme un modèle qui peut et doit être exporté. Alger soutient avoir été en mesure, après la « décennie noire », de déraciner la violence islamiste et les facteurs qui y contribuent par la réconciliation et des mesures de déradicalisation, en prêtant attention aux doléances socioéconomiques, et par la force brutale le cas échéant. Même s’il subsiste des poches de militantisme dans le pays, la menace de violences internes a été contenue ; le recrutement et la radicalisation semblent diminuer.48
Le gouvernement a mis en avant internationalement ses programmes de déradicalisation, notamment en tandem avec les programmes sur la lutte contre l’extrémisme sous commandement américain et en soutenant la Ligue des oulémas du Sahel, qui promeut le rite malékite de l’islam sunnite (historiquement dominant au Maghreb et au Sahel) comme un bastion contre l’intégrisme.49
Malgré les failles des initiatives de réconciliation de l’après-guerre civile propres à l’Algérie – largement fondées sur la défaite militaire des groupes armés plutôt que sur des mesures politiques favorables à la réforme 50 – le calme relatif et la marginalisation des groupes radicaux depuis 1999 lui ont donné la confiance nécessaire pour éviter le type de discours « éradicateur », farouchement anti-islamiste, défendu par exemple par l’Egypte depuis le renversement du président Mohammed Morsi en juillet 2013.
L’approche d’Alger a été facilitée par ce qui restait de la politique islamiste organisée après 2000. Le Mouvement de la société pour la paix (MSP, connu sous son acronyme arabe Hamas) inspiré des Frères musulmans, faisait partie d’une coalition pro-Bouteflika pendant une grande partie des années 2000, permettant au ré- gime de faire valoir qu’étant donné qu’il intégrait les islamistes pacifiques dans le gouvernement, il y avait des possibilités de surmonter la fracture islamiste laïque qui avait défini la guerre civile des années 1990.
Le second principe fondamental est que l’Algérie nourrit un intérêt pour des Etats centralisés forts à ses frontières, l’incitant à lutter contre les forces centrifuges qui pourraient mener à la partition, formelle ou informelle, et à la multiplication des acteurs avec lesquels elle aurait à traiter. Cette crainte découle à la fois de son expé- rience postcoloniale et de l’idéologie et réalité des territoires non ou peu gouvernés le long de ses frontières.
Comme de nombreux pays, l’Algérie préfère avoir une contrepartie locale bien structurée et est mal à l’aise face à des acteurs non étatiques.
Elle se fait également l’écho d’un refrain régional commun – que les soulèvements arabes depuis 2011 ont affaibli l’Etat, ou blessé le « prestige de l’Etat » (hibat aldawla), qui, même s’il est autoritaire, est le seul rempart face aux conflits sociaux et à la désintégration. Dans le contexte arabe ou africain subsaharien, l’échec, ou du moins la crise, de l’Etat postcolonial est une source de grande inquiétude dans toute la région, y compris en Algérie.
A. Libye : facilitation et confinement
En Libye, l’Algérie cherche une solution politique fondée sur le dialogue et l’inclusivité comme un rempart tant contre les groupes jihadistes que contre une nouvelle ingé- rence étrangère, afin de renforcer les institutions de l’Etat et leur capacité à contrôler les frontières. L’Algérie est restée officiellement neutre vis-à-vis du soulèvement anti-Kadhafi (même si certains croient avoir discerné une orientation pro-Kadhafi) et s’est opposée à l’intervention de l’Otan de 2011. 51
Si Alger a longtemps eu de froides relations avec l’ancien régime, elle avait prévenu que l’intervention militaire française dans le nord du Mali se traduirait par des querelles tribales intestines, l’inondation de la région par les armes et une hausse rapide des attaques jihadistes – tout s’est réalisé.52
Les agents de sécurité ont contesté la campagne internationale, qui a brisé le monopole de l’Etat sur la sécurité et autonomisé les milices peu fiables qui se battent depuis lors et se sont révélées incapables de rétablir l’ordre, en particulier aux frontières.53 L’effondrement du régime de Kadhafi a également permis la création d’un havre pour les militants suite à l’intervention militaire française de 2013 dans le nord du Mali.54
Depuis la désintégration de la transition libyenne en juillet 2014 et la division du gouvernement en deux autorités rivales, l’Algérie a prôné la réconciliation nationale par un processus inclusif réunissant les rivaux, notamment des islamistes et des responsables de l’époque de Kadhafi. Comme l’a expliqué un responsable, réunissant « tout le monde, sauf les terroristes », une catégorie qui, aux yeux d’Alger, inclut quiconque refusant de s’engager dans la politique électorale, comme Ansar al-Sharia ou les affiliés de l’Etat islamique et d’al-Qaeda.55
Elle a fait pression pour une solution démocratique consensuelle débouchant sur des élections et une nouvelle constitution. A cette fin, elle a collaboré étroitement avec le représentant spécial et chef de la mission d’appui des Nations unies en Libye, Bernardino León, en accueillant les négociations entre les différents partis politiques libyens, sous l’égide de l’ONU.56
L’Algérie considère en effet que privilégier une solution politique à la crise et la réé- mergence des institutions de l’Etat est non seulement une priorité en soi, mais aussi la condition pour lutter contre la propagation du jihadisme violent.57 Bien que l’Algérie, avec cinq autres voisins de la Libye (l’Egypte, le Soudan, le Tchad, le Niger et la Tunisie), ait favorisé une approche pilotée et coordonnée par la région, elle est en désaccord avec la décision de l’Egypte de soutenir, politiquement et militairement, le Parlement internationalement reconnu de Tobrouk.
Elle est particulièrement opposée à d’autres Etats plus éloignés, comme les Emirats arabes unis ou la Jordanie, qui ont une influence en Libye en soutenant les factions pro-Tobrouk.58
Comme l’a déclaré un diplomate algérien de haut rang : « Je me demande comment les pays du Conseil de coopération du Golfe réagiraient si nous étions intervenus au Yémen. Je comprends les préoccupations de nos voisins, mais pas celles des autres [qui sont plus éloignés] ».59
En février 2015, l’Algérie a adopté une position de force au Conseil de sécurité des Nations unies contre l’appel de l’Egypte pour une levée partielle de l’embargo sur les armes imposé à la Libye (en place depuis février 2011) pour permettre aux armes de circuler du côté de Tobrouk.60
Elle considère en effet que l’approche égyptienne est déterminée par l’hostilité à l’islam politique, en particulier aux Frères musulmans, même s’ils ne constituent qu’une petite partie de la coalition soutenant le parlement basé à Tripoli.61
Alger s’est également activement opposée à une nouvelle intervention militaire (même plus limitée) en Libye – promue par la France et certains de ses alliés africains qui craignent que le sud de la Libye ne devienne une plaque tournante pour les groupes militants du Sahel. Elle rejette l’idée des conséquences possibles qu’elle trouve naïve, tout comme l’était selon elle la première intervention de l’Otan.62 « Cette fois, nous voulons être écoutés », a affirmé un haut responsable : Si l’idée est de neutraliser [le leader d’al-Mokhtar Murabitoun] Belmokhtar et les terroristes, c’est bien. Mais ce qui nous inquiète c’est que les demandes d’intervention viennent de l’extérieur. Or elles doivent venir de l’intérieur.
Ceux de Tobrouk disent qu’ils veulent une intervention, mais il n’y a pas de consensus en Libye. Il n’y a par conséquent pas d’alternative au dialogue.63 Le plus gros problème, du point de vue d’Alger, n’est pas l’idéologie des différents partis, mais l’absence d’un Etat efficace qui assure la sécurité interne et la coordination avec les pays voisins. Le responsable a poursuivi : L’Etat y est quasiment inexistant, contrairement à la Tunisie ou à l’Egypte. Lorsque vous [à savoir l’Otan et les rebelles libyens] avez aboli le régime, vous avez aboli l’Etat ; c’était un effondrement de régime, pas un changement de régime. Et il n’y a pas eu d’efforts systématiques pour reconstruire l’Etat depuis la chute de Kadhafi.
64 La détérioration de la situation en Libye, en dépit de l’accord provisoire de juillet 2015 sous l’égide de l’ONU pour la création d’un gouvernement d’entente nationale, et des problèmes croissants de sécurité, pourrait contraindre l’Algérie à changer de tactique.65
En juin 2015, en réaction à des informations selon lesquelles des factions affiliées à l’Etat islamique à Syrte avaient pris le contrôle de l’aéroport local, l’Algérie a déclenché l’alerte au plus haut niveau sur sa frontière avec la Libye, aurait déployé encore plus de soldats pour la garder et donné des instructions de tirer pour tuer les intrus.66
L’Algérie et ses voisins : Rapport Moyen-Orient et Afrique du Nord N°164, 12 octobre 2015
International Crisis Group
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