samedi 21 novembre 2015
Par François Musseau, Envoyé spécial à Tindouf (Algérie) — 8 novembre 2015 (Libération)
Cette scène du fin fond du désert frise l’irréel. A environ 300 mètres de la frontière - un mur uniforme de sable et de pierre -, un artiste sahraoui enfonce dans le sol une longue rangée de fleurs multicolores en plastique.
Sa façon à lui, sans doute dérisoire, de dénoncer l’existence de cette séparation construite dans les années 80 par le Maroc. Il fait environ 52 degrés en cette fin de matinée et, recouvert d’une darâa (tunique) et d’un turban noirs, Mohamed Mouloud Yeslem, l’artiste en question, économise ses efforts pour confectionner sa symbolique haie florale.
Malgré la distance, on observe nettement de l’autre côté un poste d’observation tenu par des militaires marocains. De toute façon, impossible de s’approcher davantage : le terrain est miné et hérissé de fil barbelé.
Venu en Jeep avec une délégation espagnole qui le soutient, l’artiste lâche :
«A chaque fois que je viens ici, j’éprouve le même sentiment d’absurdité. Comment l’être humain a-t-il pu bâtir une telle balafre de haine au milieu de ce nulle part ?» De ce côté-ci, on le dénomme le «mur de la honte», que personne ne s’aventure à franchir. Haut de deux mètres, il est avec ses 2 720 kilomètres le plus long de la planète.
Dans un décor de Désert des tartares, il sépare le Sahara-Occidental en deux parties très inégales : au-delà, la part du lion (80 %), la partie occupée par le Maroc depuis 1976, avec son littoral très poissonneux, ses quelques villes, ses riches gisements de phosphates et ses supposées réserves en minéraux précieux et en hydrocarbures ; en deçà, la part ingrate (20 %), un territoire inhospitalier parsemé de rares acacias, où la vie humaine relève de l’exploit et où d’ailleurs presque personne ne réside.
Non loin de là où Mohamed Mouloud a installé sa rangée de fleurs, des éclats d’obus et des mortiers d’un autre âge ont été entreposés dans une khaima- une de ces tentes de Bédouins qui sont depuis des siècles l’habitat des Sahraouis -, telles des cicatrices de l’Histoire.
En 1975, alors que Franco se meurt, la puissance coloniale espagnole quitte soudainement le Sahara-Occidental, l’abandonnant à son sort. Le roi marocain Hassan II y voit une trop belle occasion de faire main basse sur cette vaste région stratégique que Rabat a toujours considérée comme faisant partie de son territoire : le 6 octobre, il organise la Marche verte, le débarquement massif de quelque 350 000 colons et soldats destiné à mettre le monde devant le fait accompli.
Même s’ils n’ont jamais disposé d’État propre, les chefs autochtones se rebellent et, l’année suivante, en février 1976, proclament la «République arabe sahraouie» avec le soutien actif de l’Algérie. S’ensuit une guerre où les milliers de soldats du Front Polisario obtiendront le retrait de la Mauritanie mais pas du Maroc, qui n’hésite pas à bombarder les civils au napalm. Une partie de la population locale doit fuir et se réfugier à des centaines de kilomètres de là, à l’est, dans le désert algérien, autour de Tindouf.
En 1991, un cessez-le-feu est décrété, et les Nations unies, assumant la responsabilité d’un règlement, créent la Minurso, dont la mission consiste à organiser la tenue d’un référendum. Depuis, celui-ci a été plusieurs fois différé par Rabat, arguant de différends quant au recensement.
Aujourd’hui, dans «le Sahara-Occidental occupé», la population d’origine marocaine est majoritaire. Le statu quo règne. Depuis quarante ans.
Maladies intestinales
Les Sahraouis, qui avaient fui les bombardements, ont élu domicile en territoire algérien. Ils sont désormais entre 150 000 et 200 000 à vivre dans six camps autour de la ville de Tindouf, dans la hammada (le désert des déserts), un des territoires les plus inhospitaliers au monde que certains dénomment ici «le jardin du diable».
Après quatre décennies, ces agglomérations très étendues sont de monotones alternances de khaimas traditionnelles et de maisons basses en terre séchée, égayées par quelques édifices en dur servant de centres culturels ou de réunion. Dans cet air brûlant, des camions-citernes alimentent des puits où les habitants viennent se servir, même si cette eau saumâtre est à l’origine de maladies intestinales. D’ici à 2017, l’Algérie aura fini d’électrifier ces villes de fortune - pour l’instant, seuls les poteaux ont été posés ; d’ici là, on recourt à la bougie, aux plaques solaires et à quelques générateurs.
Séparées entre elles par des dizaines de kilomètres de reg aux teintes noirâtres, sur un total de 6 000 km2 (un département français), ces grosses bourgades informes constituent un espace singulier. Nulle part ailleurs des camps de réfugiés conforment une entité politico-administrative aussi définie. C’est à Rabuni, le camp le plus proche de Tindouf, reconnaissable à ses décharges de pneus usés et à ses pyramides de conteneurs d’aide humanitaire vides, que se situe le gouvernement sahraoui en exil, lui-même dirigé par un parti unique, le Front Polisario.
El-Aioun, Ausserd, Samra, Bujador, Dajla : ailleurs, chaque camp porte le nom d’une ville de la partie «occupée», en signe de désir de retour. «Dans le monde, vous ne verrez pas de réfugiés aussi organisés !» lance depuis son vaste et rudimentaire bureau le ministre des Affaires étrangères, Mohamed Solam Salak. De fait, ce territoire alloué par l’Algérie - sans date butoir - est géré comme un État, avec son armée, sa gendarmerie, son hôpital et ses écoles. «C’est un cas unique d’autonomie politique, écrit le géographe Julien Dedenis, qui a reproduit la structure administrative de l’Algérie, l’État, la "vilayat" [préfecture, ndlr] et la "daira" [village].»
Reconnu par quelque 80 pays (dont les 54 de l’Union africaine, à laquelle le Maroc refuse logiquement d’appartenir), cet exécutif en exil vit exclusivement de l’aide de nations amies et d’organisations humanitaires.
«Il y a des fois où je me réveille le matin en me demandant si je rêve», enrage Hamida Abdullah, la soixantaine, chargé d’une ONG pour promouvoir la lecture. Grand brûlé lors d’un combat en 1981, il réside dans le camp de Dajra, le plus éloigné, le moins équipé, et raconte avec nostalgie son enfance à La Guera, une bourgade de pêcheurs, aujourd’hui en «zone occupée». «Ne croyez pas qu’on s’y habitue ! poursuit-il. Quarante ans ont passé mais, tous les jours, je désire revenir dans mon pays. Ici, c’est un paysage de mort, la mer est si loin, la végétation aussi. Pas un de nous ne veut rester ici. Oui, on a un gouvernement, mais on a perdu notre terre.»
Résolutions onusiennes
Revenir au «pays» ? Impensable en l’état, pour la plupart des réfugiés. Sauf une minorité qui part en douce, on refuse de fouler une terre «annexée par le Maroc». En 2011, le royaume chérifien a proposé une «large autonomie» au Sahara-Occidental, mais le Front Polisario refuse de transiger, réclamant la tenue d’un référendum d’autodétermination au nom des résolutions onusiennes. Le bras de fer s’est enkysté, sans solution à l’horizon.
«Au total, ce sont quinze ans de guerre et vingt-cinq ans de fausse paix», résume à sa manière Salek Alemin, 43 ans dont une dizaine à Cuba, un des pays qui donnent des bourses aux jeunes Sahraouis. «C’est une défaite politique, le Maroc a pleinement gagné. D’innombrables manifestations pacifiques, réunions, rencontres diplomatiques, et tout cela pour rien !»
En décembre 2014, Salek a fait partie des rares Sahraouis qui, une fois un passeport algérien obtenu, a été autorisé par le Maroc à rendre une courte visite à ses trois frères à Al Aioun, la capitale, dans la «partie occupée». «Ça a été vraiment émouvant, car je les avais quittés tout petit. J’ai nagé comme un fou dans l’océan. Revenir a été d’autant plus dur.»
Par François Musseau, Envoyé spécial à Tindouf (Algérie) — 8 novembre 2015 (Libération)
- Ouarante ans après la Marche verte et l’annexion de l’ex-colonie espagnole par le Maroc, le conflit qui oppose Rabat au Front Polisario, soutenu par Alger, est toujours bloqué
Cette scène du fin fond du désert frise l’irréel. A environ 300 mètres de la frontière - un mur uniforme de sable et de pierre -, un artiste sahraoui enfonce dans le sol une longue rangée de fleurs multicolores en plastique.
Sa façon à lui, sans doute dérisoire, de dénoncer l’existence de cette séparation construite dans les années 80 par le Maroc. Il fait environ 52 degrés en cette fin de matinée et, recouvert d’une darâa (tunique) et d’un turban noirs, Mohamed Mouloud Yeslem, l’artiste en question, économise ses efforts pour confectionner sa symbolique haie florale.
Malgré la distance, on observe nettement de l’autre côté un poste d’observation tenu par des militaires marocains. De toute façon, impossible de s’approcher davantage : le terrain est miné et hérissé de fil barbelé.
Venu en Jeep avec une délégation espagnole qui le soutient, l’artiste lâche :
«A chaque fois que je viens ici, j’éprouve le même sentiment d’absurdité. Comment l’être humain a-t-il pu bâtir une telle balafre de haine au milieu de ce nulle part ?» De ce côté-ci, on le dénomme le «mur de la honte», que personne ne s’aventure à franchir. Haut de deux mètres, il est avec ses 2 720 kilomètres le plus long de la planète.
Dans un décor de Désert des tartares, il sépare le Sahara-Occidental en deux parties très inégales : au-delà, la part du lion (80 %), la partie occupée par le Maroc depuis 1976, avec son littoral très poissonneux, ses quelques villes, ses riches gisements de phosphates et ses supposées réserves en minéraux précieux et en hydrocarbures ; en deçà, la part ingrate (20 %), un territoire inhospitalier parsemé de rares acacias, où la vie humaine relève de l’exploit et où d’ailleurs presque personne ne réside.
Non loin de là où Mohamed Mouloud a installé sa rangée de fleurs, des éclats d’obus et des mortiers d’un autre âge ont été entreposés dans une khaima- une de ces tentes de Bédouins qui sont depuis des siècles l’habitat des Sahraouis -, telles des cicatrices de l’Histoire.
En 1975, alors que Franco se meurt, la puissance coloniale espagnole quitte soudainement le Sahara-Occidental, l’abandonnant à son sort. Le roi marocain Hassan II y voit une trop belle occasion de faire main basse sur cette vaste région stratégique que Rabat a toujours considérée comme faisant partie de son territoire : le 6 octobre, il organise la Marche verte, le débarquement massif de quelque 350 000 colons et soldats destiné à mettre le monde devant le fait accompli.
Même s’ils n’ont jamais disposé d’État propre, les chefs autochtones se rebellent et, l’année suivante, en février 1976, proclament la «République arabe sahraouie» avec le soutien actif de l’Algérie. S’ensuit une guerre où les milliers de soldats du Front Polisario obtiendront le retrait de la Mauritanie mais pas du Maroc, qui n’hésite pas à bombarder les civils au napalm. Une partie de la population locale doit fuir et se réfugier à des centaines de kilomètres de là, à l’est, dans le désert algérien, autour de Tindouf.
En 1991, un cessez-le-feu est décrété, et les Nations unies, assumant la responsabilité d’un règlement, créent la Minurso, dont la mission consiste à organiser la tenue d’un référendum. Depuis, celui-ci a été plusieurs fois différé par Rabat, arguant de différends quant au recensement.
Aujourd’hui, dans «le Sahara-Occidental occupé», la population d’origine marocaine est majoritaire. Le statu quo règne. Depuis quarante ans.
Maladies intestinales
Les Sahraouis, qui avaient fui les bombardements, ont élu domicile en territoire algérien. Ils sont désormais entre 150 000 et 200 000 à vivre dans six camps autour de la ville de Tindouf, dans la hammada (le désert des déserts), un des territoires les plus inhospitaliers au monde que certains dénomment ici «le jardin du diable».
Après quatre décennies, ces agglomérations très étendues sont de monotones alternances de khaimas traditionnelles et de maisons basses en terre séchée, égayées par quelques édifices en dur servant de centres culturels ou de réunion. Dans cet air brûlant, des camions-citernes alimentent des puits où les habitants viennent se servir, même si cette eau saumâtre est à l’origine de maladies intestinales. D’ici à 2017, l’Algérie aura fini d’électrifier ces villes de fortune - pour l’instant, seuls les poteaux ont été posés ; d’ici là, on recourt à la bougie, aux plaques solaires et à quelques générateurs.
Séparées entre elles par des dizaines de kilomètres de reg aux teintes noirâtres, sur un total de 6 000 km2 (un département français), ces grosses bourgades informes constituent un espace singulier. Nulle part ailleurs des camps de réfugiés conforment une entité politico-administrative aussi définie. C’est à Rabuni, le camp le plus proche de Tindouf, reconnaissable à ses décharges de pneus usés et à ses pyramides de conteneurs d’aide humanitaire vides, que se situe le gouvernement sahraoui en exil, lui-même dirigé par un parti unique, le Front Polisario.
El-Aioun, Ausserd, Samra, Bujador, Dajla : ailleurs, chaque camp porte le nom d’une ville de la partie «occupée», en signe de désir de retour. «Dans le monde, vous ne verrez pas de réfugiés aussi organisés !» lance depuis son vaste et rudimentaire bureau le ministre des Affaires étrangères, Mohamed Solam Salak. De fait, ce territoire alloué par l’Algérie - sans date butoir - est géré comme un État, avec son armée, sa gendarmerie, son hôpital et ses écoles. «C’est un cas unique d’autonomie politique, écrit le géographe Julien Dedenis, qui a reproduit la structure administrative de l’Algérie, l’État, la "vilayat" [préfecture, ndlr] et la "daira" [village].»
Reconnu par quelque 80 pays (dont les 54 de l’Union africaine, à laquelle le Maroc refuse logiquement d’appartenir), cet exécutif en exil vit exclusivement de l’aide de nations amies et d’organisations humanitaires.
«Il y a des fois où je me réveille le matin en me demandant si je rêve», enrage Hamida Abdullah, la soixantaine, chargé d’une ONG pour promouvoir la lecture. Grand brûlé lors d’un combat en 1981, il réside dans le camp de Dajra, le plus éloigné, le moins équipé, et raconte avec nostalgie son enfance à La Guera, une bourgade de pêcheurs, aujourd’hui en «zone occupée». «Ne croyez pas qu’on s’y habitue ! poursuit-il. Quarante ans ont passé mais, tous les jours, je désire revenir dans mon pays. Ici, c’est un paysage de mort, la mer est si loin, la végétation aussi. Pas un de nous ne veut rester ici. Oui, on a un gouvernement, mais on a perdu notre terre.»
Résolutions onusiennes
Revenir au «pays» ? Impensable en l’état, pour la plupart des réfugiés. Sauf une minorité qui part en douce, on refuse de fouler une terre «annexée par le Maroc». En 2011, le royaume chérifien a proposé une «large autonomie» au Sahara-Occidental, mais le Front Polisario refuse de transiger, réclamant la tenue d’un référendum d’autodétermination au nom des résolutions onusiennes. Le bras de fer s’est enkysté, sans solution à l’horizon.
«Au total, ce sont quinze ans de guerre et vingt-cinq ans de fausse paix», résume à sa manière Salek Alemin, 43 ans dont une dizaine à Cuba, un des pays qui donnent des bourses aux jeunes Sahraouis. «C’est une défaite politique, le Maroc a pleinement gagné. D’innombrables manifestations pacifiques, réunions, rencontres diplomatiques, et tout cela pour rien !»
En décembre 2014, Salek a fait partie des rares Sahraouis qui, une fois un passeport algérien obtenu, a été autorisé par le Maroc à rendre une courte visite à ses trois frères à Al Aioun, la capitale, dans la «partie occupée». «Ça a été vraiment émouvant, car je les avais quittés tout petit. J’ai nagé comme un fou dans l’océan. Revenir a été d’autant plus dur.»
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