Syrie : Empêcher l’effondrement du régime Assad
entretien avec Gilbert Achcar
Source : Blog Mediapart, 31-10-2015
c'est une interview d'il y a un an mais à lire...
Ilya Budraitskis s’est entretenu avec Gilbert Achcar. Nous présentons ci-dessous la traduction en français de cet entretien.
Entretien avec Gilbert Achcar conduit par Ilya Budraitskis
*****
Ilya Budraitskis: Il y a plusieurs jours (30 septembre) que les opérations militaires russes en Syrie ont débuté; les objectifs et la stratégie de cette opération restent peu clairs. L’explication donnée par les autorités russes n’est pas évidente. D’un côté, elles affirment que la raison principale de cette opération est de combattre l’Etat islamique et, de l’autre, ainsi que Poutine l’a fait aux Nations unies [le 28 septembre], elle est présentée comme une contribution visant à légitimer le gouvernement d’Assad. D’après vous, quel est le véritable objectif de cette opération ?
Gilbert Achcar: La raison officielle initiale donnée pour l’intervention a été façonnée pour que la Russie obtienne un feu vert occidental, en particulier américain. Dans la mesure où les pays occidentaux bombardent l’Etat islamique en Syrie, ils n’étaient certainement pas en mesure de formuler des objections à la Russie de faire de même. C’est avec ce prétexte que Poutine a vendu son intervention à Washington avant de la mettre en œuvre, et Washington a officiellement acheté. Au tout début, avant que la Russie planifie le commencement des bombardements, les déclarations de Washington saluaient la contribution de la Russie au combat contre l’Etat islamique. C’était, bien entendu, complètement illusoire – une supercherie. Mais je serais très surpris si, à Washington, ils s’imaginaient réellement que la Russie déployaient des forces en Syrie pour combattre l’Etat islamique.
Ils ne peuvent ignorer que le véritable objectif de l’intervention russe est de consolider le régime de Bachar el-Assad. Le fait est que Washigton partage le véritable objectif de l’intervention de Moscou: empêcher l’effondrement du régime Assad. Depuis la première phase du soulèvement en Syrie, l’administration des Etats-Unis, même lorsqu’elle commença à dire qu’Assad devrait se retirer, a toujours insisté sur le fait que le régime devrait rester en place. Contrairement ce qu’imaginent des critiques simplistes des Etats-Unis, l’administration Obama n’est en aucune mesure impliquée dans une affaire de «changement de régime» en Syrie – c’est plutôt le contraire qui est vrai. Elle souhaite uniquement un régime Assad sans Assad. C’est la «leçon» qu’elle a tirée de l’échec catastrophique des Etats-Unis en Irak: rétrospectivement, elle pense que les Etats-Unis auraient dû opter pour un scénario que l’on pourrait qualifier de «saddamisme sans Saddam», plutôt que de démanteler les appareils du régime irakien.
C’est la raison pour laquelle l’intervention de Poutine était vue plutôt favorablement par Washington. Il y a beaucoup d’hypocrisie dans la plainte actuelle de l’administration Obama sur le fait que la plus grande partie des frappes russes sont dirigées contre l’opposition syrienne n’appartenant pas à l’Etat islamique. Ils blâment la Russie pour ne pas frapper suffisamment l’Etat islamique: si la proportion des frappes russes contre l’Etat islamique avaient été plus importante, leur collusion leur aurait été plus confortable. Ils se seraient opposés dans une bien moindre mesure aux frappes consolidant le régime Assad. Et, pourtant, l’espoir de Washington est que Poutine empêchera non seulement un effondrement du régime et le consolidera, mais qu’il contribuera également à aboutir à une espèce de résolution politique du conflit. Pour l’heure, cela relève plus du prendre ses désirs pour une réalité que d’une concrétisation que de cette option.
L’objectif central de l’intervention militaire russe en Syrie était d’étayer le régime en un moment où ce dernier subissait de fortes pertes depuis l’été dernier. Assad lui-même a reconnu en juillet 2015 l’incapacité du régime de conserver des fractions de territoire qu’il contrôlait jusque-là. L’intervention de Moscou a pour objectif d’empêcher l’effondrement du régime et de lui permettre de reconquérir le territoire qu’il a perdu au cours de l’été passé. C’est là l’objectif fondamental et premier de l’intervention russe.
Il y a toutefois un second but, qui dépasse largement la Syrie et qui se traduit dans le fait que la Russie a envoyé en Syrie une certaine sélection de ses forces aériennes de combat et a procédé à des tirs de missiles depuis la mer Caspienne. Cela apparaît un peu comme le «moment du Golfe» de l’impérialisme russe. Ce que je veux dire par là, c’est que Poutine réalise, à plus petite échelle, ce que les Etats-Unis réalisèrent en 1991 lorsqu’ils firent étalage de leur armement avancé contre l’Irak au cours de la première guerre du Golfe. C’était une manière de dire au monde: «Voyez à quel point nous sommes puissants! Voyez quelle est l’efficacité de notre armement!» Et c’était là un argument majeur pour la réaffirmation de l’hégémonie américaine en un moment historique crucial. La Guerre froide touchait à sa fin – 1991 se révéla, comme vous le savez bien, la dernière année d’existence de l’Union soviétique. L’impérialisme américain avait besoin de réaffirmer la fonction de son hégémonie au sein du système mondial.
Ce que Poutine fait actuellement avec cette démonstration de force revient à dire au monde: «Nous, Russes, possédons aussi un armement avancé, nous pouvons aussi être à la hauteur, et nous sommes en réalité plus fiables que les Etats-Unis.» L’intimidation machiste de Poutine contraste fortement avec l’attitude timide de l’administration Obama au Moyen-Orient au cours des dernières années. Poutine se gagne des amis dans la région. Il a développé des relations avec l’autocrate contre-révolutionnaire d’Egypte Sissi ainsi qu’avec le gouvernement irakien. L’Irak et l’Egypte sont deux Etats qui étaient considérés comme appartenant à la sphère d’influence des Etats-Unis, et pourtant les deux soutiennent l’intervention russe, les deux achètent des armes russes et développent des rapports militaires et stratégiques avec Moscou.
Cela est, bien entendu, une percée majeure pour l’impérialisme russe dans sa concurrence avec l’impérialisme des Etats-Unis. De ce point de vue, l’intervention en cours de la Russie devrait être vue comme faisant partie de la compétition inter-impérialiste. Il y a plus de 15 ans, je considérais que la guerre au Kosovo faisait partie d’une nouvelle Guerre froide. Cette caractérisation était critiquée à l’époque; nous sommes désormais en plein dedans, c’est une chose manifeste.
Nombreux sont ceux qui affirment que ce qui se passe aujourd’hui en Syrie, avec l’intervention russe, relève d’un échec complet de la politique des Etats-Unis. D’autres pensent qu’il y a un dessein caché des Etats-Unis pour que ceux-ci impliquent la Russie dans le conflit. Et il semble, en outre, qu’il y ait une véritable division au sein des élites américaines autour de la question syrienne. Quelle est, selon vous, la position des Etats-Unis dans cette situation ?
Il y a assurément, aux Etats-Unis, un désaccord ouvert au sommet en ce qui concerne la Syrie. A propos de la fourniture d’aide à l’opposition dominante syrienne, ce n’est pas un secret qu’il y a eu une querelle entre Obama et Hillary Clinton, lorsque cette dernière était secrétaire d’Etat, et d’autres, au sein de l’armée et de la CIA, partageant ses vues. En 2012, lorsque ce débat commença, la force d’opposition principale, l’Armée syrienne libre, était encore en position dominante. C’est en fait la faiblesse de cette opposition syrienne – faiblesse qui tient à l’absence de soutien de la part de Washington et, en particulier, au veto des Etats-Unis à la fourniture de sa part de moyens de défenses anti-aériennes – qui a permis aux forces islamiques «djihadistes» de développer une opposition en parallèle qui est devenue ensuite plus importante dans l’affrontement armé contre le régime syrien. Ceux qui étaient partisans d’un soutien à l’opposition alors dominante, comme H. Clinton et celui qui était alors directeur de la CIA, David Petraeus, sont maintenant convaincus que les événements ont montré qu’ils avaient raison, que le développement catastrophique de la situation en Syrie est, dans une large mesure, un résultat de la mauvaise politique d’Obama.
En effet, Obama fait face à un bilan très négatif de sa politique vis-à-vis de la Syrie. Il s’agit d’un désastre complet, quel que soit l’angle sous lequel vous l’analysez, humanitaire ou stratégique. Les pays de l’Union européenne sont inquiets de la très grande vague de réfugiés, laquelle est la conséquence d’un désastre humanitaire massif. L’administration Obama tente de se consoler en affirmant que la Russie glisse dans un piège, que cela sera son deuxième Afghanistan. Ce n’est pas un hasard si, lors de ses récentes critiques de l’intervention russe, Obama a utilisé le terme de «bourbier»: un mot utilisé pour les Etats-Unis au Vietnam et pour l’Union soviétique en Afghanistan. On dit donc maintenant que la Russie s’empêtre dans un bourbier en Syrie. C’est encore là prendre ses désirs pour des réalités. Le but consiste à adoucir à amortir l’effet d’un échec majeur.
Pour l’heure, il semble en fait que des alliés principaux des Etats-Unis, comme l’Allemagne et la France, n’expriment pas une position absolument négative quant à l’intervention russe. Pensez-vous que l’intervention russe ait provoqué une division entre les Etats-Unis et l’Europe et qu’elle pourrait offrir à la Russie une possibilité de traiter avec l’Union européenne séparément des Etats-Unis ?
Je ne le crois pas. Tout d’abord, il n’y a pas de différences majeures entre les positions française et américaine. Elles sont en réalité assez proches. La position allemande est légèrement différente parce qu’elle n’est pas directement engagée dans une action militaire contre l’Etat islamique. La France a critiqué la Russie pour cibler l’opposition n’appartenant pas à l’Etat islamique. Et la position française est très stricte au sujet d’Assad. A l’instar de Washington, et même plus catégoriquement, Paris affirme qu’il doit s’en aller et qu’il ne peut y avoir de transition politique en Syrie avec sa participation. Et c’est, en fait, assez manifeste parce que si une transition politique doit être fondée sur un accord, un compromis entre le régime et l’opposition, il est impossible que cette dernière accepte un gouvernement conjoint sous la présidence de Bachar el-Assad. La position de Washington et de Paris suppose cela. Par contraste avec celle de Moscou, qui considère Assad comme le président légitime et insiste que tout accord doit être approuvé par lui. Il y a pour l’heure un écart significatif entre les deux positions.
Ainsi que je vous l’ai dit, Washington et ses alliés européens prennent leurs désirs pour des réalités. Ils espèrent que, une fois le régime syrien consolidé, Poutine exercera une pression sur ce dernier afin d’ouvrir la voie à un compromis aux termes duquel Assad accepterait de remettre son pouvoir après une période transitoire dont le point culminant serait des élections. Angela Merkel, bien qu’elle ait rectifié sa position le jour suivant, a déclaré à un moment donné que la communauté internationale devrait s’accorder avec Assad. Et nous avons entendu la même chose en provenance de plusieurs secteurs en Europe comme aux Etats-Unis: «Après tout, Assad est mieux que l’Etat islamique. Nous pouvons faire des affaires avec lui. Mettons-nous d’accord sur une espèce de transition avec lui.» C’est, en réalité, contre-productif. Cela n’aboutit qu’à unifier l’opposition n’appartenant pas à l’Etat islamique contre cette perspective. L’opposition armée comprend toutes les nuances de «djihadisme», chacune surenchérissant sur l’autre dans son opposition à Assad. Il n’est pas possible qu’une quelconque fraction crédible de l’opposition puisse accepter un accord impliquant une présence continue d’Assad. Son départ est une condition indispensable à tout accord politique visant à mettre un terme à la guerre en Syrie. Sans cela, elle ne s’arrêtera pas.
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Ilya Budraitskis s’est entretenu avec Gilbert Achcar. Nous présentons ci-dessous la traduction en français de cet entretien.
Entretien avec Gilbert Achcar conduit par Ilya Budraitskis
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Ilya Budraitskis: Il y a plusieurs jours (30 septembre) que les opérations militaires russes en Syrie ont débuté; les objectifs et la stratégie de cette opération restent peu clairs. L’explication donnée par les autorités russes n’est pas évidente. D’un côté, elles affirment que la raison principale de cette opération est de combattre l’Etat islamique et, de l’autre, ainsi que Poutine l’a fait aux Nations unies [le 28 septembre], elle est présentée comme une contribution visant à légitimer le gouvernement d’Assad. D’après vous, quel est le véritable objectif de cette opération ?
Gilbert Achcar: La raison officielle initiale donnée pour l’intervention a été façonnée pour que la Russie obtienne un feu vert occidental, en particulier américain. Dans la mesure où les pays occidentaux bombardent l’Etat islamique en Syrie, ils n’étaient certainement pas en mesure de formuler des objections à la Russie de faire de même. C’est avec ce prétexte que Poutine a vendu son intervention à Washington avant de la mettre en œuvre, et Washington a officiellement acheté. Au tout début, avant que la Russie planifie le commencement des bombardements, les déclarations de Washington saluaient la contribution de la Russie au combat contre l’Etat islamique. C’était, bien entendu, complètement illusoire – une supercherie. Mais je serais très surpris si, à Washington, ils s’imaginaient réellement que la Russie déployaient des forces en Syrie pour combattre l’Etat islamique.
Ils ne peuvent ignorer que le véritable objectif de l’intervention russe est de consolider le régime de Bachar el-Assad. Le fait est que Washigton partage le véritable objectif de l’intervention de Moscou: empêcher l’effondrement du régime Assad. Depuis la première phase du soulèvement en Syrie, l’administration des Etats-Unis, même lorsqu’elle commença à dire qu’Assad devrait se retirer, a toujours insisté sur le fait que le régime devrait rester en place. Contrairement ce qu’imaginent des critiques simplistes des Etats-Unis, l’administration Obama n’est en aucune mesure impliquée dans une affaire de «changement de régime» en Syrie – c’est plutôt le contraire qui est vrai. Elle souhaite uniquement un régime Assad sans Assad. C’est la «leçon» qu’elle a tirée de l’échec catastrophique des Etats-Unis en Irak: rétrospectivement, elle pense que les Etats-Unis auraient dû opter pour un scénario que l’on pourrait qualifier de «saddamisme sans Saddam», plutôt que de démanteler les appareils du régime irakien.
C’est la raison pour laquelle l’intervention de Poutine était vue plutôt favorablement par Washington. Il y a beaucoup d’hypocrisie dans la plainte actuelle de l’administration Obama sur le fait que la plus grande partie des frappes russes sont dirigées contre l’opposition syrienne n’appartenant pas à l’Etat islamique. Ils blâment la Russie pour ne pas frapper suffisamment l’Etat islamique: si la proportion des frappes russes contre l’Etat islamique avaient été plus importante, leur collusion leur aurait été plus confortable. Ils se seraient opposés dans une bien moindre mesure aux frappes consolidant le régime Assad. Et, pourtant, l’espoir de Washington est que Poutine empêchera non seulement un effondrement du régime et le consolidera, mais qu’il contribuera également à aboutir à une espèce de résolution politique du conflit. Pour l’heure, cela relève plus du prendre ses désirs pour une réalité que d’une concrétisation que de cette option.
L’objectif central de l’intervention militaire russe en Syrie était d’étayer le régime en un moment où ce dernier subissait de fortes pertes depuis l’été dernier. Assad lui-même a reconnu en juillet 2015 l’incapacité du régime de conserver des fractions de territoire qu’il contrôlait jusque-là. L’intervention de Moscou a pour objectif d’empêcher l’effondrement du régime et de lui permettre de reconquérir le territoire qu’il a perdu au cours de l’été passé. C’est là l’objectif fondamental et premier de l’intervention russe.
Il y a toutefois un second but, qui dépasse largement la Syrie et qui se traduit dans le fait que la Russie a envoyé en Syrie une certaine sélection de ses forces aériennes de combat et a procédé à des tirs de missiles depuis la mer Caspienne. Cela apparaît un peu comme le «moment du Golfe» de l’impérialisme russe. Ce que je veux dire par là, c’est que Poutine réalise, à plus petite échelle, ce que les Etats-Unis réalisèrent en 1991 lorsqu’ils firent étalage de leur armement avancé contre l’Irak au cours de la première guerre du Golfe. C’était une manière de dire au monde: «Voyez à quel point nous sommes puissants! Voyez quelle est l’efficacité de notre armement!» Et c’était là un argument majeur pour la réaffirmation de l’hégémonie américaine en un moment historique crucial. La Guerre froide touchait à sa fin – 1991 se révéla, comme vous le savez bien, la dernière année d’existence de l’Union soviétique. L’impérialisme américain avait besoin de réaffirmer la fonction de son hégémonie au sein du système mondial.
Ce que Poutine fait actuellement avec cette démonstration de force revient à dire au monde: «Nous, Russes, possédons aussi un armement avancé, nous pouvons aussi être à la hauteur, et nous sommes en réalité plus fiables que les Etats-Unis.» L’intimidation machiste de Poutine contraste fortement avec l’attitude timide de l’administration Obama au Moyen-Orient au cours des dernières années. Poutine se gagne des amis dans la région. Il a développé des relations avec l’autocrate contre-révolutionnaire d’Egypte Sissi ainsi qu’avec le gouvernement irakien. L’Irak et l’Egypte sont deux Etats qui étaient considérés comme appartenant à la sphère d’influence des Etats-Unis, et pourtant les deux soutiennent l’intervention russe, les deux achètent des armes russes et développent des rapports militaires et stratégiques avec Moscou.
Cela est, bien entendu, une percée majeure pour l’impérialisme russe dans sa concurrence avec l’impérialisme des Etats-Unis. De ce point de vue, l’intervention en cours de la Russie devrait être vue comme faisant partie de la compétition inter-impérialiste. Il y a plus de 15 ans, je considérais que la guerre au Kosovo faisait partie d’une nouvelle Guerre froide. Cette caractérisation était critiquée à l’époque; nous sommes désormais en plein dedans, c’est une chose manifeste.
Nombreux sont ceux qui affirment que ce qui se passe aujourd’hui en Syrie, avec l’intervention russe, relève d’un échec complet de la politique des Etats-Unis. D’autres pensent qu’il y a un dessein caché des Etats-Unis pour que ceux-ci impliquent la Russie dans le conflit. Et il semble, en outre, qu’il y ait une véritable division au sein des élites américaines autour de la question syrienne. Quelle est, selon vous, la position des Etats-Unis dans cette situation ?
Il y a assurément, aux Etats-Unis, un désaccord ouvert au sommet en ce qui concerne la Syrie. A propos de la fourniture d’aide à l’opposition dominante syrienne, ce n’est pas un secret qu’il y a eu une querelle entre Obama et Hillary Clinton, lorsque cette dernière était secrétaire d’Etat, et d’autres, au sein de l’armée et de la CIA, partageant ses vues. En 2012, lorsque ce débat commença, la force d’opposition principale, l’Armée syrienne libre, était encore en position dominante. C’est en fait la faiblesse de cette opposition syrienne – faiblesse qui tient à l’absence de soutien de la part de Washington et, en particulier, au veto des Etats-Unis à la fourniture de sa part de moyens de défenses anti-aériennes – qui a permis aux forces islamiques «djihadistes» de développer une opposition en parallèle qui est devenue ensuite plus importante dans l’affrontement armé contre le régime syrien. Ceux qui étaient partisans d’un soutien à l’opposition alors dominante, comme H. Clinton et celui qui était alors directeur de la CIA, David Petraeus, sont maintenant convaincus que les événements ont montré qu’ils avaient raison, que le développement catastrophique de la situation en Syrie est, dans une large mesure, un résultat de la mauvaise politique d’Obama.
En effet, Obama fait face à un bilan très négatif de sa politique vis-à-vis de la Syrie. Il s’agit d’un désastre complet, quel que soit l’angle sous lequel vous l’analysez, humanitaire ou stratégique. Les pays de l’Union européenne sont inquiets de la très grande vague de réfugiés, laquelle est la conséquence d’un désastre humanitaire massif. L’administration Obama tente de se consoler en affirmant que la Russie glisse dans un piège, que cela sera son deuxième Afghanistan. Ce n’est pas un hasard si, lors de ses récentes critiques de l’intervention russe, Obama a utilisé le terme de «bourbier»: un mot utilisé pour les Etats-Unis au Vietnam et pour l’Union soviétique en Afghanistan. On dit donc maintenant que la Russie s’empêtre dans un bourbier en Syrie. C’est encore là prendre ses désirs pour des réalités. Le but consiste à adoucir à amortir l’effet d’un échec majeur.
Pour l’heure, il semble en fait que des alliés principaux des Etats-Unis, comme l’Allemagne et la France, n’expriment pas une position absolument négative quant à l’intervention russe. Pensez-vous que l’intervention russe ait provoqué une division entre les Etats-Unis et l’Europe et qu’elle pourrait offrir à la Russie une possibilité de traiter avec l’Union européenne séparément des Etats-Unis ?
Je ne le crois pas. Tout d’abord, il n’y a pas de différences majeures entre les positions française et américaine. Elles sont en réalité assez proches. La position allemande est légèrement différente parce qu’elle n’est pas directement engagée dans une action militaire contre l’Etat islamique. La France a critiqué la Russie pour cibler l’opposition n’appartenant pas à l’Etat islamique. Et la position française est très stricte au sujet d’Assad. A l’instar de Washington, et même plus catégoriquement, Paris affirme qu’il doit s’en aller et qu’il ne peut y avoir de transition politique en Syrie avec sa participation. Et c’est, en fait, assez manifeste parce que si une transition politique doit être fondée sur un accord, un compromis entre le régime et l’opposition, il est impossible que cette dernière accepte un gouvernement conjoint sous la présidence de Bachar el-Assad. La position de Washington et de Paris suppose cela. Par contraste avec celle de Moscou, qui considère Assad comme le président légitime et insiste que tout accord doit être approuvé par lui. Il y a pour l’heure un écart significatif entre les deux positions.
Ainsi que je vous l’ai dit, Washington et ses alliés européens prennent leurs désirs pour des réalités. Ils espèrent que, une fois le régime syrien consolidé, Poutine exercera une pression sur ce dernier afin d’ouvrir la voie à un compromis aux termes duquel Assad accepterait de remettre son pouvoir après une période transitoire dont le point culminant serait des élections. Angela Merkel, bien qu’elle ait rectifié sa position le jour suivant, a déclaré à un moment donné que la communauté internationale devrait s’accorder avec Assad. Et nous avons entendu la même chose en provenance de plusieurs secteurs en Europe comme aux Etats-Unis: «Après tout, Assad est mieux que l’Etat islamique. Nous pouvons faire des affaires avec lui. Mettons-nous d’accord sur une espèce de transition avec lui.» C’est, en réalité, contre-productif. Cela n’aboutit qu’à unifier l’opposition n’appartenant pas à l’Etat islamique contre cette perspective. L’opposition armée comprend toutes les nuances de «djihadisme», chacune surenchérissant sur l’autre dans son opposition à Assad. Il n’est pas possible qu’une quelconque fraction crédible de l’opposition puisse accepter un accord impliquant une présence continue d’Assad. Son départ est une condition indispensable à tout accord politique visant à mettre un terme à la guerre en Syrie. Sans cela, elle ne s’arrêtera pas.
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