Nafeez Ahmed
La bataille contre l’EI est une guerre que personne ne gagnera. Voici la véritable bataille qui devrait nous inquiéter – et que nous devrions livrer
Tous les yeux sont tournés vers la bataille pour Mossoul. La coalition va-t-elle vaincre ou non l'État islamique ? En fin de compte, cela importe peu. Si nous avons appris quelque chose au cours des quatorze dernières années de la « guerre contre le terrorisme » en Irak, c'est bien que les victoires durement remportées d’aujourd'hui peuvent très rapidement devenir les catastrophes épiques de demain.
Que vous soyez pro ou anti-guerre, les faits parlent d'eux-mêmes : le renversement de Saddam Hussein a créé un vide qui a été rempli par les extrémistes d'al-Qaïda, lesquels n'avaient auparavant aucune présence en Irak et se sont transformés en la force apocalyptique connue sous le nom d'État islamique, avant de s’étendre rapidement.
Alors que les États s’affaiblissent, incapables de faire face aux défis fondamentaux qui pèsent sur eux en matière d'environnement, d'énergie et d'économie, le vide est comblé par des extrémistes
Mais la nature même de la bataille pour Mossoul est un signe parmi tant d’autres qui révèlent que le Moyen-Orient comme nous le connaissons n'existe plus, et ne reviendra jamais. La région est profondément enfoncée dans les affres d’une transition géopolitique irréversible vers un nouveau désordre instable.
Avant le 11 septembre, plusieurs stratèges néo-conservateurs considéraient que leur rôle consistait à déployer la puissance impériale américaine afin d’accélérer la dissolution du Moyen-Orient. En réalité, le Moyen-Orient tel que nous le connaissons est en train de se décomposer sous la pression de processus biophysiques plus profonds et plus lents : environnementaux, énergétiques, économiques. Ces processus laminent la puissance des États de la région depuis les coulisses.
Alors que les États s’affaiblissent, incapables de faire face aux défis fondamentaux qui pèsent sur eux en matière d'environnement, d'énergie et d'économie, le vide est comblé par des extrémistes. Toutefois, intensifier la lutte contre les extrémistes n’aborde pas ces questions plus profondes. Au contraire, cela produit plus d'extrémistes.
La guerre à Mossoul ne fera pas exception.
De Falloujah à Mossoul
« C'est Falloujah à une plus grande échelle », a déclaré Ross Caputi, un ancien marine américain qui a participé au deuxième siège de Falloujah en novembre 2004.
« J'ai entendu beaucoup d'histoires d'horreur sur les victimes civiles en provenance de Mossoul. Une de mes amies, qui travaille dans l’humanitaire, essayait de recruter des médecins volontaires pour une unité chirurgicale d’Erbil, où de nombreux cas parmi les plus graves étaient redirigés. Elle m'a dit que la situation était pire que ce qui est décrit dans les médias. »
Les inquiétudes de Caputi sont corroborées par les conclusions d'AirWars, dont le rapport des victimes de février indique que la coalition dirigée par les États-Unis tue maintenant plus de civils avec ses frappes aériennes que la Russie. Au cours de la première semaine de mars, le groupe a constaté qu'entre 250 et 370 civils avaient été tués par les forces de la coalition dirigées par les États-Unis qui ont pris l'assaut de l'ouest de Mossoul, ce qui est exponentiellement plus élevé que le décompte américain qui fait état de seulement 21 civils tués par les bombardements depuis novembre 2016.
Bien que les Russes ont globalement tué plus de personnes, Airwars a noté que les opérations du gouvernement irakien visant à récupérer l'est de Mossoul des mains de l’EI « ont coûté cher aux non-combattants piégés dans la ville. En janvier, le nombre de civils déclarés tués par les actions de la coalition a plus que doublé par rapport à décembre ».
La guerre pour Mossoul est le point culminant d'une guerre confessionnelle plus longue qui a précédé l'émergence de l’EI. Dès le départ, le gouvernement irakien soutenu par les États-Unis a marginalisé la minorité sunnite. Au fur et à mesure que l'insurrection sunnite contre l'occupation s’est intensifiée, les autorités américaines et irakiennes l'ont dépeinte comme guère plus qu'un soulèvement extrémiste mené par des fanatiques. En réalité, c'est l'occupation elle-même qui a radicalisé l'insurrection et entraîné al-Qaïda dans son vortex.
En tant que soldat à Falloujah, Caputi a vu de ses propres yeux qu’en 2004, l'insurrection n'était pas dominée par al-Qaïda. Au lieu de cela, selon lui, l'armée américaine ciblait et tuait ce qui était essentiellement des civils irakiens sous prétexte de cibler les insurgés d'al-Qaïda.
Une explosion est vue alors que des marines américains de la compagnie 3/5 Lima effectuent des opérations à Falloujah en novembre 2004 (AFP)
Il décrit un exemple stupéfiant : lorsque les médecins de l'hôpital principal de la ville ont annoncé que les bombardements américains avaient causé d'importantes pertes civiles, les militaires américains les ont officiellement considérés comme « personnel qui soutient les terroristes » et l'hôpital lui-même comme « guère plus qu'un nid de propagandistes insurgés » – parce qu'ils « avaient utilisé l’établissement pour faire des allégations de victimes civiles inexistantes ».
Finalement, les troupes américaines ont été dépêchées pour prendre le contrôle de l'hôpital à la veille du principal assaut américain sur Falloujah. Ceci, se remémore Caputi, a été considéré comme un succès en matière d’« opérations de renseignements » pour les États-Unis.
La destruction par l'armée américaine de Falloujah a été accompagnée par le rôle joué par le gouvernement central chiite irakien dans la présentation de la ville majoritairement sunnite comme un foyer d'extrémisme.
La guerre de Falloujah n'a jamais pris fin. Armées par les États-Unis, les forces irakiennes ont attaqué et bombardé Falloujah par intervalles presque quotidiennement depuis 2012. Ces opérations se sont intensifiées suite à la capture de la ville par l’EI en janvier 2014.
Au cours de cette période, la Syrie de Bachar al-Assad a permis aux agents d'al-Qaïda de se déplacer librement de part et d’autre de la frontière afin de renforcer l'insurrection irakienne contre les forces américaines. Cette politique, qui s'est poursuivie jusqu'en 2012, a contribué à la déstabilisation de l'Irak.
Mais al-Qaïda n'aurait pas pu intensifier son emprise en Irak sans la violence de l'armée américaine et du gouvernement irakien à l’encontre de la minorité sunnite, comme l’illustre Falloujah, qui a conduit certains membres de cette communauté à accepter l’EI comme un « moindre mal » – et a conduit certains à se radicaliser suffisamment pour rejoindre le mouvement.
La bataille contre l’EI est une guerre que personne ne gagnera. Voici la véritable bataille qui devrait nous inquiéter – et que nous devrions livrer
Tous les yeux sont tournés vers la bataille pour Mossoul. La coalition va-t-elle vaincre ou non l'État islamique ? En fin de compte, cela importe peu. Si nous avons appris quelque chose au cours des quatorze dernières années de la « guerre contre le terrorisme » en Irak, c'est bien que les victoires durement remportées d’aujourd'hui peuvent très rapidement devenir les catastrophes épiques de demain.
Que vous soyez pro ou anti-guerre, les faits parlent d'eux-mêmes : le renversement de Saddam Hussein a créé un vide qui a été rempli par les extrémistes d'al-Qaïda, lesquels n'avaient auparavant aucune présence en Irak et se sont transformés en la force apocalyptique connue sous le nom d'État islamique, avant de s’étendre rapidement.
Alors que les États s’affaiblissent, incapables de faire face aux défis fondamentaux qui pèsent sur eux en matière d'environnement, d'énergie et d'économie, le vide est comblé par des extrémistes
Mais la nature même de la bataille pour Mossoul est un signe parmi tant d’autres qui révèlent que le Moyen-Orient comme nous le connaissons n'existe plus, et ne reviendra jamais. La région est profondément enfoncée dans les affres d’une transition géopolitique irréversible vers un nouveau désordre instable.
Avant le 11 septembre, plusieurs stratèges néo-conservateurs considéraient que leur rôle consistait à déployer la puissance impériale américaine afin d’accélérer la dissolution du Moyen-Orient. En réalité, le Moyen-Orient tel que nous le connaissons est en train de se décomposer sous la pression de processus biophysiques plus profonds et plus lents : environnementaux, énergétiques, économiques. Ces processus laminent la puissance des États de la région depuis les coulisses.
Alors que les États s’affaiblissent, incapables de faire face aux défis fondamentaux qui pèsent sur eux en matière d'environnement, d'énergie et d'économie, le vide est comblé par des extrémistes. Toutefois, intensifier la lutte contre les extrémistes n’aborde pas ces questions plus profondes. Au contraire, cela produit plus d'extrémistes.
La guerre à Mossoul ne fera pas exception.
De Falloujah à Mossoul
« C'est Falloujah à une plus grande échelle », a déclaré Ross Caputi, un ancien marine américain qui a participé au deuxième siège de Falloujah en novembre 2004.
« J'ai entendu beaucoup d'histoires d'horreur sur les victimes civiles en provenance de Mossoul. Une de mes amies, qui travaille dans l’humanitaire, essayait de recruter des médecins volontaires pour une unité chirurgicale d’Erbil, où de nombreux cas parmi les plus graves étaient redirigés. Elle m'a dit que la situation était pire que ce qui est décrit dans les médias. »
Les inquiétudes de Caputi sont corroborées par les conclusions d'AirWars, dont le rapport des victimes de février indique que la coalition dirigée par les États-Unis tue maintenant plus de civils avec ses frappes aériennes que la Russie. Au cours de la première semaine de mars, le groupe a constaté qu'entre 250 et 370 civils avaient été tués par les forces de la coalition dirigées par les États-Unis qui ont pris l'assaut de l'ouest de Mossoul, ce qui est exponentiellement plus élevé que le décompte américain qui fait état de seulement 21 civils tués par les bombardements depuis novembre 2016.
Bien que les Russes ont globalement tué plus de personnes, Airwars a noté que les opérations du gouvernement irakien visant à récupérer l'est de Mossoul des mains de l’EI « ont coûté cher aux non-combattants piégés dans la ville. En janvier, le nombre de civils déclarés tués par les actions de la coalition a plus que doublé par rapport à décembre ».
La guerre pour Mossoul est le point culminant d'une guerre confessionnelle plus longue qui a précédé l'émergence de l’EI. Dès le départ, le gouvernement irakien soutenu par les États-Unis a marginalisé la minorité sunnite. Au fur et à mesure que l'insurrection sunnite contre l'occupation s’est intensifiée, les autorités américaines et irakiennes l'ont dépeinte comme guère plus qu'un soulèvement extrémiste mené par des fanatiques. En réalité, c'est l'occupation elle-même qui a radicalisé l'insurrection et entraîné al-Qaïda dans son vortex.
En tant que soldat à Falloujah, Caputi a vu de ses propres yeux qu’en 2004, l'insurrection n'était pas dominée par al-Qaïda. Au lieu de cela, selon lui, l'armée américaine ciblait et tuait ce qui était essentiellement des civils irakiens sous prétexte de cibler les insurgés d'al-Qaïda.
Une explosion est vue alors que des marines américains de la compagnie 3/5 Lima effectuent des opérations à Falloujah en novembre 2004 (AFP)
Il décrit un exemple stupéfiant : lorsque les médecins de l'hôpital principal de la ville ont annoncé que les bombardements américains avaient causé d'importantes pertes civiles, les militaires américains les ont officiellement considérés comme « personnel qui soutient les terroristes » et l'hôpital lui-même comme « guère plus qu'un nid de propagandistes insurgés » – parce qu'ils « avaient utilisé l’établissement pour faire des allégations de victimes civiles inexistantes ».
Finalement, les troupes américaines ont été dépêchées pour prendre le contrôle de l'hôpital à la veille du principal assaut américain sur Falloujah. Ceci, se remémore Caputi, a été considéré comme un succès en matière d’« opérations de renseignements » pour les États-Unis.
La destruction par l'armée américaine de Falloujah a été accompagnée par le rôle joué par le gouvernement central chiite irakien dans la présentation de la ville majoritairement sunnite comme un foyer d'extrémisme.
La guerre de Falloujah n'a jamais pris fin. Armées par les États-Unis, les forces irakiennes ont attaqué et bombardé Falloujah par intervalles presque quotidiennement depuis 2012. Ces opérations se sont intensifiées suite à la capture de la ville par l’EI en janvier 2014.
Au cours de cette période, la Syrie de Bachar al-Assad a permis aux agents d'al-Qaïda de se déplacer librement de part et d’autre de la frontière afin de renforcer l'insurrection irakienne contre les forces américaines. Cette politique, qui s'est poursuivie jusqu'en 2012, a contribué à la déstabilisation de l'Irak.
Mais al-Qaïda n'aurait pas pu intensifier son emprise en Irak sans la violence de l'armée américaine et du gouvernement irakien à l’encontre de la minorité sunnite, comme l’illustre Falloujah, qui a conduit certains membres de cette communauté à accepter l’EI comme un « moindre mal » – et a conduit certains à se radicaliser suffisamment pour rejoindre le mouvement.
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