Annonce

Réduire
Aucune annonce.

« Plutôt que de poursuivre Lafarge, il faudrait s’interroger sur la politique de la France en Syrie »

Réduire
X
 
  • Filtre
  • Heure
  • Afficher
Tout nettoyer
nouveaux messages

  • « Plutôt que de poursuivre Lafarge, il faudrait s’interroger sur la politique de la France en Syrie »

    Entretien avec le spécialiste de la Syrie Fabrice Balanche (1/2)
    parDaoud Boughezala - 13 août 2018

    Nouveaux équilibres confessionnels, avenir des provinces libérées de l’Etat islamique, affaire Lafarge : le géographe spécialiste de la Syrie Fabrice Balanche a répondu sans détours à nos questions. Entretien (1/2)


    Daoud Boughezala. Après le départ de millions d’exilés, quelle est la nouvelle carte ethno-confessionnelle de la Syrie ?

    Fabrice Balanche. Les grands équilibres n’ont pas fondamentalement changé. Il y a deux ans, j’avais calculé que la part des Arabes sunnites, qui formaient 65% de la population en 2011, était passée à 60% parce qu’ils représentent l’essentiel des sept millions de réfugiés à l’étranger. Le poids relatif des alaouites a augmenté, passant de 10% à 14%, comme celui des druzes, de 3% à 5%. Par contre, plus de la moitié des chrétiens sont partis : ils représentaient 5% de la population avant la guerre, mais ils ne sont plus que 3-4% aujourd’hui.

    Indépendamment des appartenances confessionnelles, l’adhésion au pouvoir baathiste de Bachar-Al-Assad est-elle renforcée ?

    Aujourd’hui, le parti Baath n’exprime plus l’unité nationale et son idéologie est vraiment rejetée. Mais Bachar Al-Assad, en tant que président, a montré sa solidité en restant capitaine du bateau en pleine tempête, ce qui renforce ses soutiens. La population qui était hésitante, voyant les exactions des rebelles et l’absence d’alternative, s’est rapprochée du gouvernement syrien. Dans les zones tenues par le gouvernement, il y a un Etat, de la stabilité, des services sociaux et des services publics qui fonctionnent. J’étais au mois de janvier à Raqqa et Manbij. Tous les Syriens arabes m’ont dit : « On veut le retour de l’Etat, parce qu’on ne veut pas vivre dans une région séparatiste dominée par les Kurdes et les Américains, on veut la Syrie, quel que soit le président à la tête du pays ». Mais le fait de vivre dans un Etat dirigé par Assad ne les dérangeait pas.

    De plus en plus de Syriens se montrent aujourd’hui hostile à l’islam sunnite.

    Si l’idéologie arabiste et centraliste du Baath est discréditée, mais aussi la rébellion islamiste, y a-t-il d’autres acteurs d’Assad qui tirent les dividendes politiques de la situation ?

    De plus en plus de Syriens se montrent aujourd’hui hostiles à l’islam sunnite. Ils considèrent qu’il existe un problème dans cette religion dont sont issus l’Etat Islamique et autres mouvements djihadistes. Il s’agit d’un phénomène secondaire, mais intéressant à constater dans cette guerre civile communautaire. Le Parti Social Nationaliste Syrien, fondé au Liban par Antoun Saadé en 1932, connait ainsi un renouveau en Syrie. Son idéologie laïque et son nationalisme syrien, qui le distingue du nationalisme arabe du Baath, et surtout le fait de ne pas être le parti du pouvoir sans être pour autant dans l’opposition, le rend attractif pour toute une catégorie de la population. Il recrute en priorité parmi les minorités mais également parmi les Arabes sunnites. Les permanences du parti fleurissent partout en Syrie. Il a ses propres milices qui combattent au sein des Forces de la Défense Nationale.


    Passons à l’Est du pays. Vous avez visité Raqqa libérée de l’Etat islamique il y a quelques mois. Qu’y avez-vous vu ?

    En janvier 2018, lorsque je m’y suis rendu, je pensais que l’US Aid était présente, qu’il y avait des ONG pour aider la population, un plan américain ou occidental de reconstruction de la ville… En fait il n’y avait rien, en dehors de Médecins sans frontières, qui avec ses fonds propres, peut s’installer où elle le souhaite. Heureusement que MSF y a installé un hôpital, parce que les mines laissées par Daech ont fait et continuent à faire de très nombreuses victimes.

    La population se sent désespérée et livrée à elle-même, nettoie les maisons et les rues elle-même, au risque de sauter sur les mines. Je n’ai d’ailleurs croisé qu’une seule équipe de démineurs, des Britanniques qui dégageaient les grands axes et les zones militaires, sans pouvoir s’occuper des maisons.

    Surtout, à plus long terme, rien n’est prévu pour relancer l’économie de la région, notamment pour remettre en route le système d’irrigation. La province de Raqqa est une zone agricole, dont plus de la moitié de la population travaille dans l’agriculture, et dépend d’un système d’irrigation très centralisé à partir du barrage voisin qui ne fonctionne plus. Or, dans cette région au climat semi-désertique, il est impossible de maintenir les cultures sans système d’irrigation. Il n’y avait donc aucune récolte de céréales, les habitants ayant seulement semé de l’orge et de l’avoine pour nourrir les animaux. Cela a mis la région dans une grave crise économique. Et l’idéologie maoïste des Kurdes du YPG, maîtres de la zone, n’aide pas à la reconstruire économiquement. C’est un désastre : le grenier à blé de la Syrie en est aujourd’hui réduit à importer des céréales !



    Pensez-vous que la cimenterie Lafarge, accusée d’avoir financé plusieurs groupes djihadistes dont l’Etat islamique, puisse servir à la reconstruction ?

    L’usine Lafarge se trouve aujourd’hui sous le contrôle des forces kurdes. Elle ne peut pas fonctionner avant au moins un an, parce que le four qui servait à faire le ciment est hors d’usage. C’est la plus grosse cimenterie de Syrie, donc il y a théoriquement du potentiel pour reconstruire tout ce qu’il y a autour. Mais, dans le nord de la Syrie, le ciment arrive actuellement de Turquie. Ce sont les Turcs qui profitent du peu de reconstruction qui existe dans cette zone. Quant au groupe Lafarge-Holcim, cette cimenterie lui a attiré tellement d’ennuis qu’il n’a pas peut-être pas intérêt à la remettre en route. Après avoir été accusés de financer Daech, ils seraient accusés de collaborer avec le régime syrien ! Aujourd’hui, l’affaire pose de gros problèmes à Lafarge-Holcim. Quand il postule pour obtenir un marché aux Etats-Unis, n’importe quel juge américain peut condamner Lafarge-Holcim ou lui barrer la route du marché étatsunien.

    La France a fermé les yeux lorsque des armes étaient livrées à Al-Nosra, Daech et autres djihadistes.

    Vous qui avez dénoncé très tôt le caractère djihadiste d’une grande partie de la rébellion armée, ne partagez-vous pas l’indignation contre Lafarge ?

    On fait un mauvais procès à ses dirigeants. Dans l’usine de Jalabiya, Lafarge recrutait ses employés à l’intérieur d’un rayon de 100 kilomètres. A un moment donné, la région de la cimenterie était sous le contrôle des Kurdes, puis de l’Armée syrienne libre. Lafarge payait ces différents groupes rebelles pour permettre l’acheminement des matières premières et des salariés. Lorsqu’un de ses employés se faisait enlever par un groupe rebelle, Lafarge était obligé de payer la rançon, sinon il se serait fait égorger…

    L’erreur a été de maintenir la cimenterie en activité. Mais replaçons les choses dans leur contexte. Le Quai d’Orsay croyait qu’Assad allait tomber, donc qu’il fallait rester. L’usine se trouvait de surcroît en « zone libérée » (du régime de Bachar Al-Assad), ce qui incitait la France à montrer qu’elle poursuivait une activité économique. L’idée était de nous placer auprès des novelles autorités, après la chute du régime syrien, dans un scénario libyen. La diplomatie française n’a donc rien fait pour décourager Lafarge de poursuivre son activité en Syrie du Nord, bien au contraire. Le problème est que cela ne s’est pas passé comme prévu, et que les rebelles de la région ont fini par révéler leur visage djihadiste au grand jour.

    Bref, plutôt que de faire un procès à Lafarge, il faudrait plutôt s’interroger sur la politique de la France dans la région vis-à-vis des rebelles syriens. On a fermé les yeux lorsque des armes étaient livrées à Al-Nosra, Daech et autres djihadistes. Tout cela transitait chez notre alliée la Turquie, ce qui nous arrangeait bien.

    à suivre…
    The truth is incontrovertible, malice may attack it, ignorance may deride it, but in the end; there it is.” Winston Churchill

  • #2
    Daoud Boughezala. Dans la Syrie reconquise par les forces d’Assad subsiste un abcès de fixation islamiste : la province d’Idlib dont le sort semble dépendre d’un accord russo-turc. Ce dernier réduit de l’opposition révèle-t-elle la victoire à la Pyrrhus du régime syrien, sous protectorat russo-iranien ?

    Fabrice Balanche. Il y a en effet une espèce de condominium russo-iranien sur la Syrie. La Russie est le grand maître d’œuvre tandis que les Iraniens soutiennent financièrement le régime, à hauteur de 15 milliards de dollars par an, sans parler des milices chiites qui ont fait la différence dans les combats sur le terrain. La Russie est devenue le gendarme de la Syrie, et même du Proche-Orient puisqu’elle sert d’intermédiaire entre l’Iran et Israël, entre la Syrie et la Turquie.

    Damas sait très bien jouer de la cocurrence entre ses parrains, s’appuyant sur l’Iran quand la Russie n’est pas très conciliante, et vice-versa. Reste que ces deux puissances ont toujours besoin d’Assad et de son système pour fournir des troupes locales au sol. Bachar Al-Assad est la clé de voûte du système qui a gardé la légitimité et l’héritage politique et social de son père tissé il y a cinquante ans à travers un système d’allégeances pyramidal.

    Assad conserve un réseau au sein de la population, des tribus, ce qui le rend capable de mobiliser les hommes et de reconstruire un système d’allégeances. En janvier dernier, quand j’étais en Syrie, tous les chefs de tribus de Manbej, de Raqqa, étaient à Damas, prêts à prendre l’avion pour la conférence Sotchi. Ils sont passés voir le chef des services de renseignements Ali Mamlouk ainsi qu’Assad pour négocier leur réintégration dans le système politique syrien en prêtant allégeance au souverain.



    Ce système d’allégeances est-il une base suffisante pour reconstruire un Etat peut-être moins centralisé que par le passé, sinon fédéral ?

    Il n’y aura pas d’Etat fédéral. Personne n’en veut en Syrie, en Iran, en Turquie ou en Russie. Le fédéralisme, dans un pays si divisé sur le plan communautaire et tribal, cela signifie la partition à court terme. Il n’est même pas question d’une décentralisation au niveau des provinces qui, pour ces acteurs, serait synonyme de fédéralisme. Il y aura plutôt une décentralisation au niveau des municipalités, ce qui permet de laisser de la liberté aux gens et aux minorités d’être protégées. Car les minorités sont présentes à cette micro-échelle qui se verra confier la gestion de services comme l’école ou la santé pour alléger le poids de l’Etat central.



    Les Kurdes l’entendent-ils vraiment de cette oreille-là ?

    Sans que cela soit jamais formalisé dans la Constitution syrienne, les régions kurdes et druzes seront autonomes de facto parce que des milices armées vont négocier ce type d’autonomie informelle auprès du gouvernement syrien. Avec leurs nombreuses minorités, notamment kurde, les Iraniens non plus n’ont pas envie d’être sous la menace de la partition inspirée d’un Etat fédéral syrien.

    Passons de l’Iran à son ennemi juré : Israël. Le ministre de la Défense Lieberman a récemment déclaré qu’un contrôle plein et entier d’Assad sur le Golan restabiliserait la région dans un sens favorable à Israël. Bon an mal an, le pouvoir syrien est-il à nouveau accepté par ses voisins ?

    Bien sûr. Tout le monde a perçu le danger de l’éclatement de la Syrie, de la désintégration de l’Etat syrien, et du chaos qui allait en résulter : les groupes djihadistes comme Daech, ou Al-Nosra qui allaient se répandre dans la région, un nouvel Afghanistan qui allait se créer dans cette zone… Pour les voisins de la Syrie, la priorité est donc de stabiliser le pays, de reconstruire un Etat doté d’une solide Constitution, ce qui représente la meilleure garantie pour lutter contre le djihadisme.

    Israël s’adapte, traite avec les Russes, accepte qu’Assad reste au pouvoir et revienne sur le Golan.

    Pourtant, Israël multiplie les frappes en Syrie, contre des installations iraniennes ou du Hezbollah.

    Les Israéliens ont clairement énoncé des lignes rouges : si les Iraniens approchent du Golan, ou donnent des armements sophistiqués au Hezbollah, ils frappent.

    Ces dernières semaines, le retour de l’armée syrienne dans la zone démilitarisée du Golan n’a pas réjoui Israël parce qu’il sera difficile désormais de la faire partir. Le gouvernement israélien a donc dû trouver des justifications pour que son opinion publique accepte le fait qu’il ait laissé l’armée syrienne revenir. Au début, quand ils ont tenté d’arriver vers Quneitra, les Syriens se sont fait bombarder par les Israéliens auxquels Poutine a ensuite dû dire : « Comment voulez-vous qu’on éradique Al-Qaïda et Daech de cette région si l’armée syrienne ne peut pas revenir ? » C’est pourquoi Israël a changé d’avis et laissé faire. Au sein de l’Etat hébreu, il y a toujours eu deux visions de la Syrie. Les uns, plutôt politiques, comme Lieberman ou Netanyahou, considéraient traditionnellement les Assad comme un ennemi connu qui a laissé la frontière avec le Golan stable depuis 1974. Les autres, plutôt militaires, voyaient le danger iranien et voulaient faire sauter Assad afin de repousser l’Iran loin des frontières israéliennes.

    Or, aujourd’hui, avec la protection russe, l’Iran peut s’approcher mais aussi être repoussé. Dans ces conditions, les Israéliens sont pragmatiques. Ils savent que Trump va bientôt retirer les troupes américaines du nord de la Syrie, qu’il ne souhaite pas s’investir militairement contre l’Iran, et préfère des sanctions économiques. C’est pourquoi Israël s’adapte, traite avec les Russes, accepte qu’Assad reste au pouvoir et revienne sur le Golan, Le gouvernement israélien comprend que la faiblesse d’Assad a permis à l’Iran de s’implanter aussi facilement en Syrie et que peut-être un Assad plus fort, qui balancerait entre l’Iran et la Russie, permettrait de réduire l’influence iranienne.

    Les Israéliens préviennent les Russes quelques heures avant les bombardements pour éviter qu’il y ait des soldats russes blessés.

    De ce point de vue, les bombardements israéliens réguliers contre des bases militaires du Hezbollah ou de l’Iran en Syrie réjouissent-elles Assad qui s’affranchit ainsi un peu d’un parrain encombrant ?

    C’est un calcul très machiavélique qu’on peut raisonnablement prêter à Bachar Al-Assad. Les Israéliens préviennent les Russes quelques heures avant les bombardements pour éviter qu’il y ait des soldats russes blessés. Quant à Assad, comme il ne peut pas fixer de limites aux Iraniens, il peut éventuellement se servir des frappes israéliennes pour se protéger contre une trop grande influence de Téhéran.
    The truth is incontrovertible, malice may attack it, ignorance may deride it, but in the end; there it is.” Winston Churchill

    Commentaire

    Chargement...
    X