De la philosophie dans l’école saoudienne : les enjeux d’une « révolution » pédagogique dans l’Arabie de Mohammed Bin Salman
Moustapha Bassiouni
Docteur en science politique, Sciences Po Lyon/Sciences Po Aix.
« Un être qui pense est un être qui doute »
René Descartes (1596-1650)
La décision ministérielle d’enseigner la philosophie occidentale et ses racines
grecques à l’école est plus qu’une mesure de rénovation pédagogique ; elle
contribue à la promotion d’un « islam wassatî » (modéré, du juste-milieu) prôné
par l’émir régent. Elle sert grandement à l’agenda politique de MBS.
La modernisation de l’éducation en Arabie saoudite présente de multiples défis quant aux procédés et aux conséquences de leur mise en œuvre, et pour cause ; les khusûsiyât (spécificités) religieuses, sociales et historiques propres au royaume des al-Saoud continuent à servir de prétexte au rejet de toute perspective d’islâh (réforme) [1]. En dépit de ses risques dans le contexte saoudien, le changement en termes d’éducation, a notamment pris de l’ampleur sous l’impulsion de l’ancien ministre et pédagogue libéral Ahmad al-‘Issa (2015-2018) [2], parallèlement à l’effritement de l’autorité de l’establishment religieux. Par ailleurs, la vision modernisatrice de ce diplômé en sciences de l’éducation de l’université de Pennsylvanie en 2002 favorise l’infitâh (ouverture) sociétale et culturelle entreprise par le prince héritier Mohammed Bin Salman. La décision ministérielle d’enseigner la philosophie occidentale et ses racines grecques à l’école est plus qu’une mesure de rénovation pédagogique ; elle contribue à la promotion d’un « islam wassatî » (modéré, du juste-milieu) prôné par l’émir régent. Elle sert grandement à l’agenda politique de MBS.

La culture légitime la philosophie
Discréditée par le clergé, bannie par le passé dans l’institution pédagogique, la philosophie a été mise en valeur sur la scène de la culture. Les questions philosophiques ont été mises à l’honneur progressivement à partir des années 2000 dans le débat public, et ce grâce aux dynamiques de la vie culturelle en Arabie qui tranchent nettement avec le rigorisme religieux et le conservatisme naturel de la société. Foyer du libéralisme social et intellectuel, les structures littéraires font partie intégrante d’une société civile active dont les acteurs sont en quête de leur autonomie et lutte incessamment pour garantir leur liberté d’opinion et d’association. C’est bel et bien le cas des Andiya al-adabiya (clubs littéraires) qui, amenées à naviguer entre autoritarisme politique et diktats religieux, ont vu fleurir dans leurs locaux les prémices d’un discours philosophique critique et plaidant pour la rénovation de la pensée saoudienne.
Espaces publics établis dans les zones urbaines du royaume, ce sont des lieux de rencontres sociales et d’échanges d’idées, où la prise de parole est assurée à tout le monde sans discrimination liée au sexe, d’où la multiplication par le passé des incidents autour des activités de ces structures [3]. Les femmes y trouvent alors le moyen de s’affirmer dans une société paternaliste sous domination masculine. Les salons littéraires se sont érigés au fil des années en milieux avant-gardistes de la modernité [4] . Les intervenants y critiquent les excès de la donne religieuse en Arabie. Les acteurs culturels prennent le contre-pied de l’hégémonie de la classe cléricale sur le quotidien de la population. Aujourd’hui, ces tribunes littéraires se multiplient et témoignent de la vitalité du monde culturel saoudien, comme la Halaqa al-falsafiya (cercle philosophique) du club littéraire de Riyad qui a vu le jour en 2007, la Halaqa al-ma‘rifiya (cercle des savoirs) créée en 2017 dans la province orientale, ou encore la Iwân al-falsafa (palais de la philosophie) fondée en 2018 au sein du club littéraire de Djeddah. L’essor de ces canaux d’expression reflète d’ailleurs l’état florissant d’une littérature saoudienne brisant les tabous et aux prises avec les censures et les intimidations des gardiens de l’orthodoxie salafiste-wahhabite [5].
En 2018, l’Arabie a finalement reconnu les bienfaits de la philosophie. L’introduction de cette matière dans les manuels scolaires a constitué une des mesures de réforme les plus marquantes en matière d’éducation dans l’Arabie de Mohammed Bin Salman.
Infitâh éducative dans le sillage de la modernisation salmanienne
La décision ministérielle du 5 décembre a donné un élan à la modernisation de l’éducation, en reconsidérant les programmes et les méthodes d’enseignement dans l’école saoudienne. Le ministre Ahmad al-‘Issa a déclaré, lors d’une conférence internationale tenue à Riyad et consacrée au développement de l’éducation, qu’il envisageait d’enseigner dans les lycées, outre le droit positif, « les compétences de la réflexion critique et la philosophie » [6]. Le 10 décembre, dans sa conférence de presse dans la capitale saoudienne, il a dévoilé son plan de généraliser l’enseignement de la falsafa à l’ensemble des cycles scolaires [7].

Fig. : guides et manuels des deux disciplines exposées lors de la conférence internationale de Riyad consacrée à l’évaluation de l’éducation.
Source : Al-Jazeera, 11 décembre 2018, in Aljazeera.
Certains extraits du programme de la « réflexion critique » mettent d’ailleurs l’accent sur l’importance du droit de chaque élève de se renseigner individuellement en matière de recherche et de traitement de l’information [8]. Le cursus s’articule autour d’une série d’aptitudes à développer chez les élèves. Ahmad al-‘Issa en a détaillé les objectifs lors de l’inauguration des séances de formation des enseignants saoudiens sur les méthodes d’apprentissage de la « réflexion critique » :
« Développer leurs facultés intellectuelles relatives à la façon dont ils posent les questions et traitent les notions ainsi qu’à la construction logique des arguments [9]. »
Ce programme consiste à aider les élèves à
« respecter les différents points de vue et les intérêts d’autrui (l’écoute et la tolérance) ; à tisser des liens et à forger des idées nouvelles (la communication et la réaction) ; à proposer des idées nouvelles et à en bâtir sur celles des autres (la suggestion et le changement) ; et à savoir argumenter et évaluer leurs propres idées (la réflexion et l’interrogation) [10]. »
La consolidation de la muwâtana (citoyenneté) est au cœur de la perception des décideurs gouvernementaux quant à la contribution de cette matière à la formation intellectuelle des élèves.
Enseigner la philosophie à l’école : une question d’intérêt national ?
L’annonce d’Ahmad al-‘Issa a dominé l’actualité saoudienne ; elle a ravivé le débat public sur le poids de l’influence idéologique salafiste-wahhabite dans le monde scolaire et les exigences de modernisation du royaume. La mesure d’islâh revêt une grande importance dans le contexte saoudien, car elle remet en question l’identité wahhabite de l’État saoudien. Elle permet de mettre en lumière l’intense clivage classique d’ordre idéologique et intellectuel autour du thème en question.
Les adeptes de l’infitâh sociétale et culturelle en Arabie ont mis l’accent sur l’apport de la philosophie et du droit au progrès de la société. L’enjeu est d’envergure : promouvoir la raison dans la gestion des crises qu’affronte la population dans son quotidien. Pour la journaliste libérale Samar al-Muqrin, il s’agissait d’une « Intifada [soulèvement] intellectuel dans l’éducation [11] . » Ainsi, « la raison et la logique auront le dernier mot » dans la société, a twitté la journaliste d’Okaz Hailah al-Mushawih [12].
Cette réforme a une double dimension identitaire et sécuritaire : d’une part, elle favorise la stratégie du régime en matière de lutte contre l’extrémisme dans la société, et d’autre part, elle contribue à son discours politique misant sur la primauté de l’intérêt national et des principes de l’État-nation saoudien dans un contexte de tension aussi bien locale que régionale. Il s’agit d’une nouvelle étape sur la voie de la dé-« wahhabisation » de l’éducation en Arabie. Souad al-Shammary s’est exprimée en ce sens en parlant des avantages de l’enseignement de la philosophie, à commencer par la « libération des mentalités de l’emprise de la pensée unique », en l’occurrence le salafisme-wahhabite : « (…) La philosophie permet de fabriquer des générations extraverties, curieuses et créatives. », a-t-elle noté sur son compte Twitter. (Cf. ci-dessous).

Philosophie contre fatwas
La décision ministérielle n’a pas tardé à susciter les critiques acerbes des partisans de la préservation de l’héritage wahhabite du royaume saoudien. En Arabie, l’enseignement de la philosophie est perçu par la classe cléricale et les milieux salafistes comme un acte formellement illicite étant à l’encontre de la Charia islamique (muharram, ghayr jâ’iz shar‘an) [13]. Contrecarrant l’hashtag « La philosophie et le droit en secondaire », « La menace de la philosophie » sur Twitter est relayé par un courant traditionnaliste qui y voit une source de décadence morale. Cette discipline compromet une société saoudienne naturellement conservatrice en sapant ses fondements religieux. De multiples fatwas ont ouvertement désapprouvé la généralisation de son enseignement dans les établissements scolaires. De hauts dignitaires du Comité des grands oulémas se sont prononcés en ce sens comme l’ancien mufti le cheikh Abd al-Aziz Ibn Baz ou encore le cheikh Sâlih al-Luhaydân lors de son intervention, le 7 décembre 2018, sur la chaîne Al-Majd [14].
Le web saoudien de tendance conservatrice s’est largement mobilisé contre l’annonce. De nombreuses publications en ligne ont pris pour cible tout particulièrement la personne et la pensée moderniste d’Ahmad al-‘Issa. « Ce ministre athée envisage d’enseigner l’athéisme après avoir marginalisé dans les programmes scolaires les ouvrages de la Tawhîd [l’unicité de Dieu], de la Tafsîr [exégèse coranique] et des récits de vie des compagnons du prophète », lit-on dans le tweet d’un internaute révolté relayant l’avis d’un théologien de renom et farouchement opposé à cette mesure [15].
L’auteur du tweet fait allusion à la circulaire ministérielle du 15 juillet 2018, qui a supprimé les programmes de la Tawu‘iya islâmiya (sensibilisation islamique) dans les établissements scolaires du royaume. En vigueur depuis 1969, les programmes comme Fatin (clairvoyance) et Hasâna (immunité) ainsi que leurs comités organisateurs et exécutifs locaux cessent d’exister. Les séminaires d’éducation religieuse étaient fréquentés essentiellement par les élèves intéressés par les fonctions de la da‘wa islâmiya (prédication islamique).
Stigmatisés à plusieurs reprises par les libéraux pour avoir nourri par le passé les velléités fanatiques dans la jeunesse saoudienne, lesdits programmes ont été remplacés par le système pédagogique de la Wa‘yî al-fikrî (sensibilité intellectuelle) dont la vocation éducative novatrice est doublée d’une dimension sécuritaire [16]. Mis en place en décembre 2017 par le ministère de l’Éducation [17], ce nouveau programme contribue à la stratégie du régime en matière de lutte contre le radicalisme dans la société, tout en faisant l’éloge de l’appartenance identitaire watanî. Dans l’agenda des gouvernants saoudiens, conscientiser les jeunes à l’importance de l’ouverture sur les cultures étrangères et au dialogue interconfessionnel constitue un enjeu d’envergure d’ordre politique et communicationnel. L’image et l’autorité de l’homme fort de la Maison des al-Saoud sont d’ores et déjà mises à l’épreuve auprès des alliés occidentaux du royaume [18].
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Moustapha Bassiouni
Docteur en science politique, Sciences Po Lyon/Sciences Po Aix.
« Un être qui pense est un être qui doute »
René Descartes (1596-1650)
La décision ministérielle d’enseigner la philosophie occidentale et ses racines
grecques à l’école est plus qu’une mesure de rénovation pédagogique ; elle
contribue à la promotion d’un « islam wassatî » (modéré, du juste-milieu) prôné
par l’émir régent. Elle sert grandement à l’agenda politique de MBS.
La modernisation de l’éducation en Arabie saoudite présente de multiples défis quant aux procédés et aux conséquences de leur mise en œuvre, et pour cause ; les khusûsiyât (spécificités) religieuses, sociales et historiques propres au royaume des al-Saoud continuent à servir de prétexte au rejet de toute perspective d’islâh (réforme) [1]. En dépit de ses risques dans le contexte saoudien, le changement en termes d’éducation, a notamment pris de l’ampleur sous l’impulsion de l’ancien ministre et pédagogue libéral Ahmad al-‘Issa (2015-2018) [2], parallèlement à l’effritement de l’autorité de l’establishment religieux. Par ailleurs, la vision modernisatrice de ce diplômé en sciences de l’éducation de l’université de Pennsylvanie en 2002 favorise l’infitâh (ouverture) sociétale et culturelle entreprise par le prince héritier Mohammed Bin Salman. La décision ministérielle d’enseigner la philosophie occidentale et ses racines grecques à l’école est plus qu’une mesure de rénovation pédagogique ; elle contribue à la promotion d’un « islam wassatî » (modéré, du juste-milieu) prôné par l’émir régent. Elle sert grandement à l’agenda politique de MBS.

La culture légitime la philosophie
Discréditée par le clergé, bannie par le passé dans l’institution pédagogique, la philosophie a été mise en valeur sur la scène de la culture. Les questions philosophiques ont été mises à l’honneur progressivement à partir des années 2000 dans le débat public, et ce grâce aux dynamiques de la vie culturelle en Arabie qui tranchent nettement avec le rigorisme religieux et le conservatisme naturel de la société. Foyer du libéralisme social et intellectuel, les structures littéraires font partie intégrante d’une société civile active dont les acteurs sont en quête de leur autonomie et lutte incessamment pour garantir leur liberté d’opinion et d’association. C’est bel et bien le cas des Andiya al-adabiya (clubs littéraires) qui, amenées à naviguer entre autoritarisme politique et diktats religieux, ont vu fleurir dans leurs locaux les prémices d’un discours philosophique critique et plaidant pour la rénovation de la pensée saoudienne.
Espaces publics établis dans les zones urbaines du royaume, ce sont des lieux de rencontres sociales et d’échanges d’idées, où la prise de parole est assurée à tout le monde sans discrimination liée au sexe, d’où la multiplication par le passé des incidents autour des activités de ces structures [3]. Les femmes y trouvent alors le moyen de s’affirmer dans une société paternaliste sous domination masculine. Les salons littéraires se sont érigés au fil des années en milieux avant-gardistes de la modernité [4] . Les intervenants y critiquent les excès de la donne religieuse en Arabie. Les acteurs culturels prennent le contre-pied de l’hégémonie de la classe cléricale sur le quotidien de la population. Aujourd’hui, ces tribunes littéraires se multiplient et témoignent de la vitalité du monde culturel saoudien, comme la Halaqa al-falsafiya (cercle philosophique) du club littéraire de Riyad qui a vu le jour en 2007, la Halaqa al-ma‘rifiya (cercle des savoirs) créée en 2017 dans la province orientale, ou encore la Iwân al-falsafa (palais de la philosophie) fondée en 2018 au sein du club littéraire de Djeddah. L’essor de ces canaux d’expression reflète d’ailleurs l’état florissant d’une littérature saoudienne brisant les tabous et aux prises avec les censures et les intimidations des gardiens de l’orthodoxie salafiste-wahhabite [5].
En 2018, l’Arabie a finalement reconnu les bienfaits de la philosophie. L’introduction de cette matière dans les manuels scolaires a constitué une des mesures de réforme les plus marquantes en matière d’éducation dans l’Arabie de Mohammed Bin Salman.
Infitâh éducative dans le sillage de la modernisation salmanienne
La décision ministérielle du 5 décembre a donné un élan à la modernisation de l’éducation, en reconsidérant les programmes et les méthodes d’enseignement dans l’école saoudienne. Le ministre Ahmad al-‘Issa a déclaré, lors d’une conférence internationale tenue à Riyad et consacrée au développement de l’éducation, qu’il envisageait d’enseigner dans les lycées, outre le droit positif, « les compétences de la réflexion critique et la philosophie » [6]. Le 10 décembre, dans sa conférence de presse dans la capitale saoudienne, il a dévoilé son plan de généraliser l’enseignement de la falsafa à l’ensemble des cycles scolaires [7].

Fig. : guides et manuels des deux disciplines exposées lors de la conférence internationale de Riyad consacrée à l’évaluation de l’éducation.
Source : Al-Jazeera, 11 décembre 2018, in Aljazeera.
Certains extraits du programme de la « réflexion critique » mettent d’ailleurs l’accent sur l’importance du droit de chaque élève de se renseigner individuellement en matière de recherche et de traitement de l’information [8]. Le cursus s’articule autour d’une série d’aptitudes à développer chez les élèves. Ahmad al-‘Issa en a détaillé les objectifs lors de l’inauguration des séances de formation des enseignants saoudiens sur les méthodes d’apprentissage de la « réflexion critique » :
« Développer leurs facultés intellectuelles relatives à la façon dont ils posent les questions et traitent les notions ainsi qu’à la construction logique des arguments [9]. »
Ce programme consiste à aider les élèves à
« respecter les différents points de vue et les intérêts d’autrui (l’écoute et la tolérance) ; à tisser des liens et à forger des idées nouvelles (la communication et la réaction) ; à proposer des idées nouvelles et à en bâtir sur celles des autres (la suggestion et le changement) ; et à savoir argumenter et évaluer leurs propres idées (la réflexion et l’interrogation) [10]. »
La consolidation de la muwâtana (citoyenneté) est au cœur de la perception des décideurs gouvernementaux quant à la contribution de cette matière à la formation intellectuelle des élèves.
Enseigner la philosophie à l’école : une question d’intérêt national ?
L’annonce d’Ahmad al-‘Issa a dominé l’actualité saoudienne ; elle a ravivé le débat public sur le poids de l’influence idéologique salafiste-wahhabite dans le monde scolaire et les exigences de modernisation du royaume. La mesure d’islâh revêt une grande importance dans le contexte saoudien, car elle remet en question l’identité wahhabite de l’État saoudien. Elle permet de mettre en lumière l’intense clivage classique d’ordre idéologique et intellectuel autour du thème en question.
Les adeptes de l’infitâh sociétale et culturelle en Arabie ont mis l’accent sur l’apport de la philosophie et du droit au progrès de la société. L’enjeu est d’envergure : promouvoir la raison dans la gestion des crises qu’affronte la population dans son quotidien. Pour la journaliste libérale Samar al-Muqrin, il s’agissait d’une « Intifada [soulèvement] intellectuel dans l’éducation [11] . » Ainsi, « la raison et la logique auront le dernier mot » dans la société, a twitté la journaliste d’Okaz Hailah al-Mushawih [12].
Cette réforme a une double dimension identitaire et sécuritaire : d’une part, elle favorise la stratégie du régime en matière de lutte contre l’extrémisme dans la société, et d’autre part, elle contribue à son discours politique misant sur la primauté de l’intérêt national et des principes de l’État-nation saoudien dans un contexte de tension aussi bien locale que régionale. Il s’agit d’une nouvelle étape sur la voie de la dé-« wahhabisation » de l’éducation en Arabie. Souad al-Shammary s’est exprimée en ce sens en parlant des avantages de l’enseignement de la philosophie, à commencer par la « libération des mentalités de l’emprise de la pensée unique », en l’occurrence le salafisme-wahhabite : « (…) La philosophie permet de fabriquer des générations extraverties, curieuses et créatives. », a-t-elle noté sur son compte Twitter. (Cf. ci-dessous).

Philosophie contre fatwas
La décision ministérielle n’a pas tardé à susciter les critiques acerbes des partisans de la préservation de l’héritage wahhabite du royaume saoudien. En Arabie, l’enseignement de la philosophie est perçu par la classe cléricale et les milieux salafistes comme un acte formellement illicite étant à l’encontre de la Charia islamique (muharram, ghayr jâ’iz shar‘an) [13]. Contrecarrant l’hashtag « La philosophie et le droit en secondaire », « La menace de la philosophie » sur Twitter est relayé par un courant traditionnaliste qui y voit une source de décadence morale. Cette discipline compromet une société saoudienne naturellement conservatrice en sapant ses fondements religieux. De multiples fatwas ont ouvertement désapprouvé la généralisation de son enseignement dans les établissements scolaires. De hauts dignitaires du Comité des grands oulémas se sont prononcés en ce sens comme l’ancien mufti le cheikh Abd al-Aziz Ibn Baz ou encore le cheikh Sâlih al-Luhaydân lors de son intervention, le 7 décembre 2018, sur la chaîne Al-Majd [14].
Le web saoudien de tendance conservatrice s’est largement mobilisé contre l’annonce. De nombreuses publications en ligne ont pris pour cible tout particulièrement la personne et la pensée moderniste d’Ahmad al-‘Issa. « Ce ministre athée envisage d’enseigner l’athéisme après avoir marginalisé dans les programmes scolaires les ouvrages de la Tawhîd [l’unicité de Dieu], de la Tafsîr [exégèse coranique] et des récits de vie des compagnons du prophète », lit-on dans le tweet d’un internaute révolté relayant l’avis d’un théologien de renom et farouchement opposé à cette mesure [15].
L’auteur du tweet fait allusion à la circulaire ministérielle du 15 juillet 2018, qui a supprimé les programmes de la Tawu‘iya islâmiya (sensibilisation islamique) dans les établissements scolaires du royaume. En vigueur depuis 1969, les programmes comme Fatin (clairvoyance) et Hasâna (immunité) ainsi que leurs comités organisateurs et exécutifs locaux cessent d’exister. Les séminaires d’éducation religieuse étaient fréquentés essentiellement par les élèves intéressés par les fonctions de la da‘wa islâmiya (prédication islamique).
Stigmatisés à plusieurs reprises par les libéraux pour avoir nourri par le passé les velléités fanatiques dans la jeunesse saoudienne, lesdits programmes ont été remplacés par le système pédagogique de la Wa‘yî al-fikrî (sensibilité intellectuelle) dont la vocation éducative novatrice est doublée d’une dimension sécuritaire [16]. Mis en place en décembre 2017 par le ministère de l’Éducation [17], ce nouveau programme contribue à la stratégie du régime en matière de lutte contre le radicalisme dans la société, tout en faisant l’éloge de l’appartenance identitaire watanî. Dans l’agenda des gouvernants saoudiens, conscientiser les jeunes à l’importance de l’ouverture sur les cultures étrangères et au dialogue interconfessionnel constitue un enjeu d’envergure d’ordre politique et communicationnel. L’image et l’autorité de l’homme fort de la Maison des al-Saoud sont d’ores et déjà mises à l’épreuve auprès des alliés occidentaux du royaume [18].
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