"Un Bonaparte new look"
C’est vraiment une spécialité française. Je ne connais pas d’homme ou de femme politique français de haut rang qui n’a jamais considéré au moins une fois que l’écriture et la publication d’un livre aux ambitions idéologiques et souvent même littéraires était un rite de passage essentiel pour sa carrière politique.
Est-ce le prestige, plus profond en France que partout ailleurs, accompagnant la création d’un livre, un vrai livre et pas simplement une tribune politique ?
Est-ce le lien entre le sabre et la plume, entre la politique et la littérature, qui ont été particulièrement proches depuis les Encyclopédistes et la Révolution française ?
Serait-ce à cause d’écrivains qui, comme Chateaubriand, rêvaient de faire partie du gouvernement ? Ou ceux qui, comme Malraux, voulaient être reconnus pour leur usage des armes, autant que pour les livres qu’ils écrivaient ? Ou serait-ce au contraire le syndrome Stendhal, se lamentant sur la bataille de Waterloo, qui l’avait empêché pour quelques jours d’être nommé préfet du Mans.
De Richelieu, qui voulait être dramaturge, à de Gaulle qui était fasciné par Malraux ; de Clemenceau, notre Premier ministre pendant la Première Guerre mondiale, qui écrivit un opéra ("Le Voile du bonheur"), à François Mitterrand, que j’ai personnellement entendu dire plusieurs fois que rien n’était plus enviable dans ce monde qu’être l’auteur de "La Chartreuse de Parme", la France est ce pays bizarre où les écrivains sont souvent des hommes d’action ratés, et où les hommes d’action sont toujours des écrivains ratés. Les présidents français n’attendent pas d’être en exercice pour narrer et justifier leurs hauts faits, ils écrivent leurs mémoires avant d’arriver au pouvoir. Et donc, Nicolas Sarkozy, quoique, semble-t-il, le moins littéraire de tous, a, comme les autres avant lui, publié les siennes.
J’imagine que l’intention du livre, à l’origine -plutôt ces deux livres réunis en un seul pour la publication en anglais- était de dessiner sa vision de la France et de son avenir avant d’entrer dans la bataille. Mais maintenant que notre Sarko, notre Bonaparte nouveau look, a gagné l’élection et a accédé à l’Elysée, le livre a un sens quelque peu différent qu’à l’origine et peut être lu comme un autoportrait en direct, précis et précieux.
Dans "Témoignage", nous découvrons le premier président de la République qui ose écrire sur l’amour, l’amour authentique, quand il revient sur la tumultueuse relation qu’il a eue avec Cécilia Sarkozy, la femme qui l’a quitté, qu’il a reconquise, qui a fini par revenir auprès de lui, et qui est maintenant notre Première dame à la manière d’une Jacky Kennedy. Oui, un président qui nous parle des tourments et des joies de l’amour, de la femme de sa vie, du désir et de la souffrance. Est-il possible que cette passion fut plus importante, à la fin, pour lui, que sa passion pour le pouvoir ?
Nous découvrons un jeune homme, apparemment heureux, dont la bonne humeur semble faire partie de son agenda politique. Beaucoup de choses ont été dites sur son escapade à Malte, après l’élection, sur l’ostentatoire yacht du milliardaire français Vincent Bolloré, certains allant jusqu’à penser que c’était sa première erreur politique. Et si c’était le contraire ? Et si ce geste faisait partie de son projet de nous déculpabiliser à propos du luxe, du succès et de l’argent, au risque d’aller trop loin dans le mauvais goût et le kitsch ? Et si ce jeune président voulait réconcilier la France, si ce n’est avec le bonheur réel, du moins avec les signes du bonheur que notre puritanisme, notre dépression et notre peur de l’éclat et du succès ont discrédité et supprimé depuis longtemps ?
Nous découvrons un personnage qui veut parler de tout, clairement et sans tabou, sans censure et sans gêne. Sarkozy écrit à propos de ses vies, publique et privée, sur des sujets nobles et moins nobles, exprimant ses doutes comme ses certitudes, lançant des insultes et des répliques, donnant des jugements secs et tranchés sur ses adversaires comme sur ses partenaires. Il ne nous épargne rien de ce qui traverse son esprit. J’ai personnellement observé chez lui cet étrange trait de caractère -à savoir qu’il ressent le besoin de formuler toutes les idées qui lui traversent la tête. Sarkozy est la seule personne que je connaisse qui soit un sujet sartrien parfait- le prototype de ce qu’est la subjectivité, décrite dans "L’Etre et le Néant", qui dessine sa force et même sa liberté, partant du principe qu’elle n’a pas d’âme propre, rien en réserve ; comme si c’était un endroit vide, une simple zone de transit dans laquelle les impressions, les informations et les émotions tournoient sans s’arrêter ou se connecter.
Et finalement nous découvrons -comme les Américains vont le découvrir- le premier de nos présidents pour qui notre relation au reste du monde est clairement inspirée par les meilleurs résultats des mouvements antitotalitaires des années 70 et 80, à savoir la fidélité à Israël qui ne dépendra plus désormais des "hauts et des bas de nos intérêts dans le monde arabe" ; une sensibilité au génocide, et à l’Holocauste en particulier, "cette tâche sur le 20e siècle et sur toute l’histoire de l’humanité" ; un refus du "relativisme culturel" qui nous autoriserait à regarder le drame tchétchène, ou le destin de prisonniers politiques chinois, différemment des événements européens ; une réelle volonté de ce que les droits de l’homme soient respectés dans les relations entre Etats, entre les démocraties et les dictatures ; et enfin, et non des moindres, sa vision de l’Amérique, pour laquelle, au début de sa préface, il déclare, sans ambigüité, son admiration sincère, si ce n’est son amour, contrastant nettement avec l’antiaméricanisme acharné qui, depuis des décennies, est une thématique de la plupart de la classe politique française.
Donc à la lumière de tout ça, pourquoi n’ai-je pas voté pour lui ? Et pourquoi durant toute la campagne, contrairement à la plupart de ceux qui m’ont accompagné dans les combats idéologiques des trente dernières années, à la différence de la plupart de mes amis issus du mouvement gauchiste anticommuniste né dans les années 70, je me suis battu contre cet homme qui semble si sympathique ?
Je l’exprimerai ailleurs, d’une façon différente, le moment venu. Je dirai, par exemple, comment telle ou telle remarque sur l’identité nationale et comment elle doit être préservée m’a éloigné de lui. Je dirai peut-être plus précisément que pour être un Français du 21e siècle il faut faire des choix sur certains événements majeurs et déterminants, comme Vichy, le colonialisme, ou Mai 68. Et je regarderai les positions qu’il a prises sur ces trois questions et conclurai que, quand il a dit que Vichy n’avait pas fait partie intégrante du génocide, quand il a clamé haut et fort que la France ne devrait pas être embarrassée par son travail ’civilisateur’ en Algérie et quand il a promis que s’il était élu il "liquiderait l’héritage de Mai 68", qui, depuis 40 ans, est une blessure secrète, un tourment, parfois le cauchemar de l’aile droite la plus radicale et réactionnaire de ce pays, Nicolas Sarkozy s’est coupé d’hommes comme moi. Les composants essentiels étaient néanmoins déjà exposés dans le livre de Sarkozy, que je reconnais n’avoir pas lu attentivement quand il est sorti en France. Je découvre maintenant que le logiciel était déjà, pourrions-nous dire, préinstallé.
C’est vraiment une spécialité française. Je ne connais pas d’homme ou de femme politique français de haut rang qui n’a jamais considéré au moins une fois que l’écriture et la publication d’un livre aux ambitions idéologiques et souvent même littéraires était un rite de passage essentiel pour sa carrière politique.
Est-ce le prestige, plus profond en France que partout ailleurs, accompagnant la création d’un livre, un vrai livre et pas simplement une tribune politique ?
Est-ce le lien entre le sabre et la plume, entre la politique et la littérature, qui ont été particulièrement proches depuis les Encyclopédistes et la Révolution française ?
Serait-ce à cause d’écrivains qui, comme Chateaubriand, rêvaient de faire partie du gouvernement ? Ou ceux qui, comme Malraux, voulaient être reconnus pour leur usage des armes, autant que pour les livres qu’ils écrivaient ? Ou serait-ce au contraire le syndrome Stendhal, se lamentant sur la bataille de Waterloo, qui l’avait empêché pour quelques jours d’être nommé préfet du Mans.
De Richelieu, qui voulait être dramaturge, à de Gaulle qui était fasciné par Malraux ; de Clemenceau, notre Premier ministre pendant la Première Guerre mondiale, qui écrivit un opéra ("Le Voile du bonheur"), à François Mitterrand, que j’ai personnellement entendu dire plusieurs fois que rien n’était plus enviable dans ce monde qu’être l’auteur de "La Chartreuse de Parme", la France est ce pays bizarre où les écrivains sont souvent des hommes d’action ratés, et où les hommes d’action sont toujours des écrivains ratés. Les présidents français n’attendent pas d’être en exercice pour narrer et justifier leurs hauts faits, ils écrivent leurs mémoires avant d’arriver au pouvoir. Et donc, Nicolas Sarkozy, quoique, semble-t-il, le moins littéraire de tous, a, comme les autres avant lui, publié les siennes.
J’imagine que l’intention du livre, à l’origine -plutôt ces deux livres réunis en un seul pour la publication en anglais- était de dessiner sa vision de la France et de son avenir avant d’entrer dans la bataille. Mais maintenant que notre Sarko, notre Bonaparte nouveau look, a gagné l’élection et a accédé à l’Elysée, le livre a un sens quelque peu différent qu’à l’origine et peut être lu comme un autoportrait en direct, précis et précieux.
Dans "Témoignage", nous découvrons le premier président de la République qui ose écrire sur l’amour, l’amour authentique, quand il revient sur la tumultueuse relation qu’il a eue avec Cécilia Sarkozy, la femme qui l’a quitté, qu’il a reconquise, qui a fini par revenir auprès de lui, et qui est maintenant notre Première dame à la manière d’une Jacky Kennedy. Oui, un président qui nous parle des tourments et des joies de l’amour, de la femme de sa vie, du désir et de la souffrance. Est-il possible que cette passion fut plus importante, à la fin, pour lui, que sa passion pour le pouvoir ?
Nous découvrons un jeune homme, apparemment heureux, dont la bonne humeur semble faire partie de son agenda politique. Beaucoup de choses ont été dites sur son escapade à Malte, après l’élection, sur l’ostentatoire yacht du milliardaire français Vincent Bolloré, certains allant jusqu’à penser que c’était sa première erreur politique. Et si c’était le contraire ? Et si ce geste faisait partie de son projet de nous déculpabiliser à propos du luxe, du succès et de l’argent, au risque d’aller trop loin dans le mauvais goût et le kitsch ? Et si ce jeune président voulait réconcilier la France, si ce n’est avec le bonheur réel, du moins avec les signes du bonheur que notre puritanisme, notre dépression et notre peur de l’éclat et du succès ont discrédité et supprimé depuis longtemps ?
Nous découvrons un personnage qui veut parler de tout, clairement et sans tabou, sans censure et sans gêne. Sarkozy écrit à propos de ses vies, publique et privée, sur des sujets nobles et moins nobles, exprimant ses doutes comme ses certitudes, lançant des insultes et des répliques, donnant des jugements secs et tranchés sur ses adversaires comme sur ses partenaires. Il ne nous épargne rien de ce qui traverse son esprit. J’ai personnellement observé chez lui cet étrange trait de caractère -à savoir qu’il ressent le besoin de formuler toutes les idées qui lui traversent la tête. Sarkozy est la seule personne que je connaisse qui soit un sujet sartrien parfait- le prototype de ce qu’est la subjectivité, décrite dans "L’Etre et le Néant", qui dessine sa force et même sa liberté, partant du principe qu’elle n’a pas d’âme propre, rien en réserve ; comme si c’était un endroit vide, une simple zone de transit dans laquelle les impressions, les informations et les émotions tournoient sans s’arrêter ou se connecter.
Et finalement nous découvrons -comme les Américains vont le découvrir- le premier de nos présidents pour qui notre relation au reste du monde est clairement inspirée par les meilleurs résultats des mouvements antitotalitaires des années 70 et 80, à savoir la fidélité à Israël qui ne dépendra plus désormais des "hauts et des bas de nos intérêts dans le monde arabe" ; une sensibilité au génocide, et à l’Holocauste en particulier, "cette tâche sur le 20e siècle et sur toute l’histoire de l’humanité" ; un refus du "relativisme culturel" qui nous autoriserait à regarder le drame tchétchène, ou le destin de prisonniers politiques chinois, différemment des événements européens ; une réelle volonté de ce que les droits de l’homme soient respectés dans les relations entre Etats, entre les démocraties et les dictatures ; et enfin, et non des moindres, sa vision de l’Amérique, pour laquelle, au début de sa préface, il déclare, sans ambigüité, son admiration sincère, si ce n’est son amour, contrastant nettement avec l’antiaméricanisme acharné qui, depuis des décennies, est une thématique de la plupart de la classe politique française.
Donc à la lumière de tout ça, pourquoi n’ai-je pas voté pour lui ? Et pourquoi durant toute la campagne, contrairement à la plupart de ceux qui m’ont accompagné dans les combats idéologiques des trente dernières années, à la différence de la plupart de mes amis issus du mouvement gauchiste anticommuniste né dans les années 70, je me suis battu contre cet homme qui semble si sympathique ?
Je l’exprimerai ailleurs, d’une façon différente, le moment venu. Je dirai, par exemple, comment telle ou telle remarque sur l’identité nationale et comment elle doit être préservée m’a éloigné de lui. Je dirai peut-être plus précisément que pour être un Français du 21e siècle il faut faire des choix sur certains événements majeurs et déterminants, comme Vichy, le colonialisme, ou Mai 68. Et je regarderai les positions qu’il a prises sur ces trois questions et conclurai que, quand il a dit que Vichy n’avait pas fait partie intégrante du génocide, quand il a clamé haut et fort que la France ne devrait pas être embarrassée par son travail ’civilisateur’ en Algérie et quand il a promis que s’il était élu il "liquiderait l’héritage de Mai 68", qui, depuis 40 ans, est une blessure secrète, un tourment, parfois le cauchemar de l’aile droite la plus radicale et réactionnaire de ce pays, Nicolas Sarkozy s’est coupé d’hommes comme moi. Les composants essentiels étaient néanmoins déjà exposés dans le livre de Sarkozy, que je reconnais n’avoir pas lu attentivement quand il est sorti en France. Je découvre maintenant que le logiciel était déjà, pourrions-nous dire, préinstallé.
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