Six ans et toujours guère de résultats probants. «La guerre mondiale contre le terrorisme», commencée le 12 septembre 2001, s’épuise. En Algérie, Al-Qaeda Maghreb frappe durement les populations et les symboles des Nations unies. En Irak, malgré des progrès évidents, les Américains peinent à résorber le terrorisme. En Afghanistan, l’Otan redoute une offensive massive de la part de talibans requinqués. Au Pakistan, le président Musharraf semble incapable de contenir la violence. Bref, près de vingt ans après la création d’Al-Qaeda, la contagion des idées de Ben Laden s’étend dans le monde arabo-musulman et au-delà, si on en croit les récentes arrestations des apprentis terroristes en Europe.
Il est temps de se poser la question fondamentale. Voulons-nous vraiment résoudre ce conflit ?
La question n’est pas naïve. Depuis le triste 11 Septembre, on n’explique pas le terrorisme islamiste, on se contente de dénoncer les fous d’Allah. Or aucune étude médicale sérieuse n’indique que les terroristes sont cliniquement fous. Comprendre les terroristes, ce n’est ni excuser ni justifier leurs crimes, mais connaître l’ennemi pour mieux le combattre.
Il est temps de sortir du cadre étroit de l’islamisme pour élargir le champ de la recherche afin d’étudier les liens entre Al-Qaeda et la mondialisation. Le terrorisme islamiste n’est pas une bulle totalement déconnectée de la globalisation.
Remarquons d’abord qu’Al-Qaeda a été créée à la suite de l’événement politique le plus important de ces vingt dernières années : la défaite, en 1989, de l’Armée rouge en Afghanistan suivie, quelques mois plus tard, de la chute du mur de Berlin. Ajoutons que le choix du terrorisme de Ben Laden a lieu en 1991. Soit deux ans après la création du groupe, deux années pendant lesquelles Ben Laden et consorts sont toujours considérés comme des freedom fighters.
Pourquoi alors 1991 ? Parce que le roi Fahd d’Arabie Saoudite refuse la proposition de Ben Laden d’expulser lui-même, avec l’aide de ses moudjahidin et des armées arabes, les troupes de Saddam Hussein qui viennent d’envahir le Koweït.
Al-Qaeda n’est donc pas née d’événements religieux mais politiques. Sa disparition sera aussi politique. Dans une guerre asymétrique, la victoire militaire est toujours partielle. Seul le succès politique est total. D’où la question essentielle. Que sommes-nous prêts à céder ou à donner pour faire la paix ? Certainement pas nos valeurs fondamentales. Il faut le dire, le répéter et surtout montrer que nous aussi sommes prêts à mourir pour les défendre.
La paix peut se réaliser sur un autre terrain : celui de la mondialisation. Depuis son avènement, c’est-à-dire 1989 (autre coïncidence !), la mondialisation a profité à toutes les régions du monde. Toutes sauf une : le monde arabe. La puissance arabe n’existe pas. Friedrich Engels évoquait les «nations-non-historiques», il faudrait parler aujourd’hui, à propos des Arabes, de «civilisation non-historique».
Pourtant, avec la manne pétrolière, les pays arabes avaient les moyens de construire leur puissance économique. Entre 1970 et 2001, ils ont encaissé plus de 3 115 milliards de dollars en revenus pétroliers.
A quoi ont servi ces sommes phénoménales ? Certainement pas au développement des pays arabes. Il suffit de prendre le classement des plus grandes multinationales publié par la Cnuced. Pas une seule entreprise arabe. «Nos capacités économiques sont négligées, se lamente Yussef al-Qaradawi, figure mondiale des Frères musulmans. Nous vivons dans la partie du monde la plus importante en terme de stratégie, la plus bénie, la plus fertile, et la plus riche en ressources, mais nous n’avons pas pour autant su mettre à profit nos richesses en travaillant nos terres et en développant l’industrie afin d’exploiter les métaux et les matières premières extraits de nos terres.»
Avec du pétrole mais sans idées, les pays arabo-musulmans subissent la mondialisation plus qu’ils n’en profitent. Obligés de s’intégrer économiquement, les peuples se désintègrent culturellement. Résultat : des groupes résistent et vont puiser dans l’islam la force de s’opposer. Le texte sacré apparaît alors comme l’unique élément de stabilité, totalement insensible aux changements d’un monde en constante évolution. Toute la question est de savoir si l’Occident, moteur et pilote de la mondialisation (mais pour combien de temps encore ?), souhaite véritablement que les autres peuples bénéficient du même niveau de vie et de la même liberté de choisir son destin ? Inconsciemment, la mondialisation occidentale ne se contredit-elle pas lorsqu’elle invite les perdants à copier les lois et à suivre le rythme de l’économie libérale des gagnants tout en les sommant de rester à leur place ? C’est le principe du double bind (ou double injonction contradictoire) inventé par le psychiatre américain Gregory Bateson.
Deux ordres contradictoires donnés par les gagnants aux populations défavorisés : imitez-nous mais n’essayez pas de prendre notre place. Ce qui donne en termes économiques : restez des consommateurs, pas des producteurs. Traduit en termes culturels, cela signifie pour eux l’impossibilité d’être des acteurs d’une globalisation qui prenne en compte leurs valeurs. A l’arrivée, ces deux injonctions antinomiques, alliées aux désirs frustrés de ces populations, aboutissent à la violence débridée des groupes terroristes.
Pour stopper cette violence, voilà ce que nous devons donner aux autres peuples (pas seulement arabo-musulmans) : le sentiment qu’ils participent à la construction de leur histoire, de leur destin. Politiquement, nous devons partager le pouvoir, accepter de piloter cette mondialisation avec eux.
Et s’interroger sur les limites de la globalisation. N’y a-t-il pas un moment où trop d’échange menace l’identité des peuples ? Lévi-Strauss expliquait dans Race et culture que la seule façon de préserver sa culture, lorsque celle-ci est gravement menacée, est de refuser le contact et le dialogue avec les autres. «Toute création véritable implique une certaine surdité à l’appel d’autres valeurs, pouvant aller jusqu’à leur refus sinon même leur négation… Même pleinement réussie, la communication intégrale avec l’autre condamne, à plus ou moins brève échéance, l’originalité de sa et de ma création.»
Ali Laïdi chercheur à l’Iris (Institut des relations internationales et stratégiques) - Libération
Il est temps de se poser la question fondamentale. Voulons-nous vraiment résoudre ce conflit ?
La question n’est pas naïve. Depuis le triste 11 Septembre, on n’explique pas le terrorisme islamiste, on se contente de dénoncer les fous d’Allah. Or aucune étude médicale sérieuse n’indique que les terroristes sont cliniquement fous. Comprendre les terroristes, ce n’est ni excuser ni justifier leurs crimes, mais connaître l’ennemi pour mieux le combattre.
Il est temps de sortir du cadre étroit de l’islamisme pour élargir le champ de la recherche afin d’étudier les liens entre Al-Qaeda et la mondialisation. Le terrorisme islamiste n’est pas une bulle totalement déconnectée de la globalisation.
Remarquons d’abord qu’Al-Qaeda a été créée à la suite de l’événement politique le plus important de ces vingt dernières années : la défaite, en 1989, de l’Armée rouge en Afghanistan suivie, quelques mois plus tard, de la chute du mur de Berlin. Ajoutons que le choix du terrorisme de Ben Laden a lieu en 1991. Soit deux ans après la création du groupe, deux années pendant lesquelles Ben Laden et consorts sont toujours considérés comme des freedom fighters.
Pourquoi alors 1991 ? Parce que le roi Fahd d’Arabie Saoudite refuse la proposition de Ben Laden d’expulser lui-même, avec l’aide de ses moudjahidin et des armées arabes, les troupes de Saddam Hussein qui viennent d’envahir le Koweït.
Al-Qaeda n’est donc pas née d’événements religieux mais politiques. Sa disparition sera aussi politique. Dans une guerre asymétrique, la victoire militaire est toujours partielle. Seul le succès politique est total. D’où la question essentielle. Que sommes-nous prêts à céder ou à donner pour faire la paix ? Certainement pas nos valeurs fondamentales. Il faut le dire, le répéter et surtout montrer que nous aussi sommes prêts à mourir pour les défendre.
La paix peut se réaliser sur un autre terrain : celui de la mondialisation. Depuis son avènement, c’est-à-dire 1989 (autre coïncidence !), la mondialisation a profité à toutes les régions du monde. Toutes sauf une : le monde arabe. La puissance arabe n’existe pas. Friedrich Engels évoquait les «nations-non-historiques», il faudrait parler aujourd’hui, à propos des Arabes, de «civilisation non-historique».
Pourtant, avec la manne pétrolière, les pays arabes avaient les moyens de construire leur puissance économique. Entre 1970 et 2001, ils ont encaissé plus de 3 115 milliards de dollars en revenus pétroliers.
A quoi ont servi ces sommes phénoménales ? Certainement pas au développement des pays arabes. Il suffit de prendre le classement des plus grandes multinationales publié par la Cnuced. Pas une seule entreprise arabe. «Nos capacités économiques sont négligées, se lamente Yussef al-Qaradawi, figure mondiale des Frères musulmans. Nous vivons dans la partie du monde la plus importante en terme de stratégie, la plus bénie, la plus fertile, et la plus riche en ressources, mais nous n’avons pas pour autant su mettre à profit nos richesses en travaillant nos terres et en développant l’industrie afin d’exploiter les métaux et les matières premières extraits de nos terres.»
Avec du pétrole mais sans idées, les pays arabo-musulmans subissent la mondialisation plus qu’ils n’en profitent. Obligés de s’intégrer économiquement, les peuples se désintègrent culturellement. Résultat : des groupes résistent et vont puiser dans l’islam la force de s’opposer. Le texte sacré apparaît alors comme l’unique élément de stabilité, totalement insensible aux changements d’un monde en constante évolution. Toute la question est de savoir si l’Occident, moteur et pilote de la mondialisation (mais pour combien de temps encore ?), souhaite véritablement que les autres peuples bénéficient du même niveau de vie et de la même liberté de choisir son destin ? Inconsciemment, la mondialisation occidentale ne se contredit-elle pas lorsqu’elle invite les perdants à copier les lois et à suivre le rythme de l’économie libérale des gagnants tout en les sommant de rester à leur place ? C’est le principe du double bind (ou double injonction contradictoire) inventé par le psychiatre américain Gregory Bateson.
Deux ordres contradictoires donnés par les gagnants aux populations défavorisés : imitez-nous mais n’essayez pas de prendre notre place. Ce qui donne en termes économiques : restez des consommateurs, pas des producteurs. Traduit en termes culturels, cela signifie pour eux l’impossibilité d’être des acteurs d’une globalisation qui prenne en compte leurs valeurs. A l’arrivée, ces deux injonctions antinomiques, alliées aux désirs frustrés de ces populations, aboutissent à la violence débridée des groupes terroristes.
Pour stopper cette violence, voilà ce que nous devons donner aux autres peuples (pas seulement arabo-musulmans) : le sentiment qu’ils participent à la construction de leur histoire, de leur destin. Politiquement, nous devons partager le pouvoir, accepter de piloter cette mondialisation avec eux.
Et s’interroger sur les limites de la globalisation. N’y a-t-il pas un moment où trop d’échange menace l’identité des peuples ? Lévi-Strauss expliquait dans Race et culture que la seule façon de préserver sa culture, lorsque celle-ci est gravement menacée, est de refuser le contact et le dialogue avec les autres. «Toute création véritable implique une certaine surdité à l’appel d’autres valeurs, pouvant aller jusqu’à leur refus sinon même leur négation… Même pleinement réussie, la communication intégrale avec l’autre condamne, à plus ou moins brève échéance, l’originalité de sa et de ma création.»
Ali Laïdi chercheur à l’Iris (Institut des relations internationales et stratégiques) - Libération
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