Un fiasco annoncé
Emporté par son élan, Nicolas Sarkozy œuvre à la création d'une nouvelle organisation intergouvernementale : l'Union pour la Méditerranée (UPM). Une fausse bonne idée dont personne ne veut à l'exception du mouvement sioniste et de chefs d'entreprise en quête de protections politiques. Car derrière les beaux discours, le président français tente de réorganiser l'Union européenne autour d'un tandem franco-anglais et en ouvrant la porte à Israël bien que ce pays ne respecte pas le droit international.
par Thierry Meyssan*
Cérémonie de création de la Fondation pour le monde méditerranéen, Palais de l'Élysée, 11 octobre 2007. Nicolas Sarkozy et Jean-Louis Guigou. Le soir de son élection, le 6 mai 2007, Nicolas Sarkozy, s’adressant à ses concitoyens et au monde, déclara avec emphase : « Je veux lancer un appel à tous les peuples de la Méditerranée pour leur dire que c’est en Méditerranée que tout va se jouer. Qu’il nous faut surmonter toutes les haines pour laisser la place à un grand rêve de paix et un grand rêve de civilisation. Je veux leur dire que le temps est venu de bâtir au centre une Union méditerranéenne, qui sera un trait d’union entre l’Europe et l’Afrique. Ce qui a été fait pour l’Union de l’Europe il y a 60 ans, nous allons le faire aujourd’hui pour l’union de la Méditerranée ».
L’Union pour la Méditerranée a en réalité débutée comme une gageure. Ce n’était qu’une pirouette pour se sortir d’un mauvais pas. C’est devenu une théorie géopolitique grandiose avant de sombrer dans les méandres bureaucratiques bruxellois qui offrent toujours une douce mort aux erreurs que l’on souhaite enterrer. De cette agitation, il ne reste pas grand-chose, sinon des titres à prendre et d’inutiles réunions internationales qui permettront à quelques hauts fonctionnaires de prendre du bon temps avec leurs femmes ou leurs maîtresses. Cependant, tout n’est pas perdu pour tout le monde : donnant du contenu au vide de la pensée sarkozyenne, un puissant « lobby d’affaires » s’est constitué qui entend bien profiter de ses relations politiques, tandis que le mouvement sioniste espère profiter de l’aubaine pour resserrer les liens entre Israël et les États européens sans avoir à rendre de comptes sur ses violations continuelles du droit international.
Comment transformer une formule rhétorique en projet politique
Au début de cette histoire était le dilemme turc. Depuis les balbutiements de l’Union européenne, les États-Unis souhaitent en faire coïncider les adhésions avec celles de l’OTAN. Mais les membres de l’Union, quant à eux, ont toujours exigé comme condition préalable à l’entrée dans leur club, la fin des régimes militaires. Avec le temps, la CIA a renvoyé dans leurs casernes les généraux grecs, espagnols et portugais, mais a maintenu un système hybride en Turquie : au devant de la scène un gouvernement civil, en arrière-plan une junte militaire. Au début du XXIe siècle, la normalisation turque semblait acquise au point que l’entrée dans l’Union n’apparaissait plus que comme une question d’adaptation économique. Or, en 2003, les autorités civiles turques ont montré —pour la première fois— leur indépendance face aux États-Unis et de leur sens démocratique en refusant l’usage des bases OTAN pour attaquer illégalement l’Irak. Il s’en est suivi un revirement de la politique atlantiste, désormais favorable à un retour en force des militaires pro-US sur la scène turque. Jouant à fronts renversés, Jacques Chirac se fit le défenseur des civils turcs et de leur entrée dans l’Union, tandis que Nicolas Sarkozy leur faisait barrage. Pour se sortir de l’impasse, Sarkozy évoqua un projet de substitution : plutôt que de siéger à Bruxelles, la Turquie rejoindrait « l’Union pour la Méditerranée ».
La formule est élégante. Restait à savoir ce que pourrait bien être cette « Union pour la Méditerranée ».
Jamais à court d’idées, Henri Guiano, la plume agile du président, étoffa le concept en le reliant à des considérations historiques et géopolitiques. L’évolution de l’Union européenne avec son élargissement à l’Est devrait être compensée par une ouverture au Sud qui redonnerait à la France son rôle central. Une brillante idée, qui donna chair à de vibrants discours, mais qui pose beaucoup plus de problèmes qu’elle n’en résout.
En premier lieu, « équilibrer au Sud l’élargissement à l’Est » équivaut à dire que l’évolution de l’Union européenne avantage l’Allemagne et que la France doit en être dédommagée. Or, cette évolution a été pilotée conjointement par Paris et Berlin sans que ce grief ne soit jamais évoqué. L’Allemagne n’a donc aucune raison d’accepter la tardive facture qu’on lui présente.
Deuxièmement, dire que « la France retrouvera ainsi son rôle central », c’est affirmer qu’elle se pense désormais comme une puissance maritime, donc qu’elle se pose en rivale du Royaume-Uni qui exerce sa souveraineté sur Gilbratar, règne sur la Méditerranée et y a multiplié les bases navales. La Couronne britannique attend de voir quelle contrepartie pourrait compenser cette prétention.
Troisièmement, mettre en balance l’Est et le Sud, c’est annoncer aux Polonais et autres Tchèques que les fonds structurels qui leur sont destinés vont se tarir au profit des Méditerranéens. Aucun pays de l’Est n’a de raison, à peine entré dans l’UE, de laisser filer ses avantages pécuniaires.
Bref, la bonne idée de M. Guaino n’a pas seulement agrémenté de beaux discours, elle a suscité beaucoup d’inquiètudes et levé bien des ennemis. Au demeurant, elle n’a pas calmé les Turcs pour qui « un tiens vaut mieux que deux tu l’auras ».
Vint enfin la besogneuse réaction des eurocrates. Pour eux, tout dossier concurrent de l’UE doit être condamné à la machine à broyer ; tandis que tout projet ajoutant de la complexité au système et produisant des postes à pourvoir et à répartir est le bienvenu. Surgissant de bureaux inconnus, situés dans des couloirs sans fin, des fonctionnaires de la Commission vinrent plaider pour les programmes en cours —pas toujours efficaces, mais sûrement coûteux et pétris de bonnes intentions— ; tandis que des fonctionnaires du Conseil réanimaient le moribond « Processus de Barcelone » et la comateuse « Politique de bon voisinage ». Une fourmilière d’experts, courant dans une jungle de comités, rédigèrent des myriades de notes de synthèse que l’on traduisit dans une kyrielle de langues exotiques avant de les classer dans des sous-sols sécurisés pour les générations futures.
Lorsque le bruit des imprimantes bruxelloises se tût, Henri Guaino mesura à Paris que la Méditerranée, loin d’être un espace abandonné depuis des siècles, est quadrillée de toutes parts.
Le pire était à venir.
Nicolas Sarkozy, habité par on ne sait lequel de ses démons, corsa un peu son plat en ajoutant cette épice de trop qui le rend inmangeable. L’Union de la Méditerranée allait permettre de dépasser les clivages anciens et de réconcilier les peuples. Bref, avec une appétissante carotte économique, on allait faire avaler aux pays arabes l’amére pilule israélienne qu’ils ne parviennent pas digérer depuis 60 ans.
À ce stade, l’incrédulité laisse place à la stupeur et à l’indignation. Le président tunisien, Ben Ali, qui ponctuait chaque déclaration sarkozyenne d’un communiqué approbateur, en devint muet. Son homologue algérien, Bouteflika, fut repris d’aigreurs estomac. Quand aux Turcs, également ulcérés, ils s’indignèrent qu’on les instrumente en cheval de Troie. À partir de ce moment, les puissances les plus diverses, dépassant leurs divergences, se liguèrent implicitement pour faire échouer le projet.
Comment éteindre l’incendie en dégonflant la baudruche
Dès les premiers jours, les Premiers ministres italien et espagnol, Romano Prodi et José-Luis Zapatero, se précipitèrent pour apporter leur « soutien » au président Sarkozy avec la vélocité des vigiles qui ont vu un éléphant entrer dans un magasin de porcelaine. Pour border le Français, l’Italien n’a cessé de répéter à la presse « Je vous prie de ne pas penser que cette proposition que nous sommes en train de formuler pour une grande politique de la Méditerranée est de quelque façon que ce soit une échappatoire pour résoudre le problème de nos relations avec la Turquie ». Tandis que l’Espagnol applaudissait à tout rompre en feignant de croire que Paris souhaitait relancer le « Processus de Barcelone » dont Madrid est en charge.
En définitive, le 20 décembre 2007, les trois hommes signèrent ensemble un Appel de Rome pour Union pour la Méditerranée et posèrent pour une photo historique. Nicolas Sarkozy était heureux car le cliché semble manifesté l’enthousiasme de ses partenaires pour sa bonne idée. Mais l’important est ailleurs : le président français n’est plus au centre, son initiative est enterrée sous les sourires. Le paragraphe final de l’Appel est sans ambiguïté : « Le Processus de Barcelone et la politique européenne de voisinage resteront, donc, centraux dans le partenariat entre l’Union européenne dans son ensemble et ses partenaires de la Méditerranée. L’Union pour la Méditerranée n’interfèrera ni dans le processus de stabilisation et d’association pour les pays concernés, ni dans le processus de négociation en cours entre l’Union européenne et la Croatie, d’une part, entre l’Union européenne et la Turquie, d’autre part. »
Emporté par son élan, Nicolas Sarkozy œuvre à la création d'une nouvelle organisation intergouvernementale : l'Union pour la Méditerranée (UPM). Une fausse bonne idée dont personne ne veut à l'exception du mouvement sioniste et de chefs d'entreprise en quête de protections politiques. Car derrière les beaux discours, le président français tente de réorganiser l'Union européenne autour d'un tandem franco-anglais et en ouvrant la porte à Israël bien que ce pays ne respecte pas le droit international.
par Thierry Meyssan*
Cérémonie de création de la Fondation pour le monde méditerranéen, Palais de l'Élysée, 11 octobre 2007. Nicolas Sarkozy et Jean-Louis Guigou. Le soir de son élection, le 6 mai 2007, Nicolas Sarkozy, s’adressant à ses concitoyens et au monde, déclara avec emphase : « Je veux lancer un appel à tous les peuples de la Méditerranée pour leur dire que c’est en Méditerranée que tout va se jouer. Qu’il nous faut surmonter toutes les haines pour laisser la place à un grand rêve de paix et un grand rêve de civilisation. Je veux leur dire que le temps est venu de bâtir au centre une Union méditerranéenne, qui sera un trait d’union entre l’Europe et l’Afrique. Ce qui a été fait pour l’Union de l’Europe il y a 60 ans, nous allons le faire aujourd’hui pour l’union de la Méditerranée ».
L’Union pour la Méditerranée a en réalité débutée comme une gageure. Ce n’était qu’une pirouette pour se sortir d’un mauvais pas. C’est devenu une théorie géopolitique grandiose avant de sombrer dans les méandres bureaucratiques bruxellois qui offrent toujours une douce mort aux erreurs que l’on souhaite enterrer. De cette agitation, il ne reste pas grand-chose, sinon des titres à prendre et d’inutiles réunions internationales qui permettront à quelques hauts fonctionnaires de prendre du bon temps avec leurs femmes ou leurs maîtresses. Cependant, tout n’est pas perdu pour tout le monde : donnant du contenu au vide de la pensée sarkozyenne, un puissant « lobby d’affaires » s’est constitué qui entend bien profiter de ses relations politiques, tandis que le mouvement sioniste espère profiter de l’aubaine pour resserrer les liens entre Israël et les États européens sans avoir à rendre de comptes sur ses violations continuelles du droit international.
Comment transformer une formule rhétorique en projet politique
Au début de cette histoire était le dilemme turc. Depuis les balbutiements de l’Union européenne, les États-Unis souhaitent en faire coïncider les adhésions avec celles de l’OTAN. Mais les membres de l’Union, quant à eux, ont toujours exigé comme condition préalable à l’entrée dans leur club, la fin des régimes militaires. Avec le temps, la CIA a renvoyé dans leurs casernes les généraux grecs, espagnols et portugais, mais a maintenu un système hybride en Turquie : au devant de la scène un gouvernement civil, en arrière-plan une junte militaire. Au début du XXIe siècle, la normalisation turque semblait acquise au point que l’entrée dans l’Union n’apparaissait plus que comme une question d’adaptation économique. Or, en 2003, les autorités civiles turques ont montré —pour la première fois— leur indépendance face aux États-Unis et de leur sens démocratique en refusant l’usage des bases OTAN pour attaquer illégalement l’Irak. Il s’en est suivi un revirement de la politique atlantiste, désormais favorable à un retour en force des militaires pro-US sur la scène turque. Jouant à fronts renversés, Jacques Chirac se fit le défenseur des civils turcs et de leur entrée dans l’Union, tandis que Nicolas Sarkozy leur faisait barrage. Pour se sortir de l’impasse, Sarkozy évoqua un projet de substitution : plutôt que de siéger à Bruxelles, la Turquie rejoindrait « l’Union pour la Méditerranée ».
La formule est élégante. Restait à savoir ce que pourrait bien être cette « Union pour la Méditerranée ».
Jamais à court d’idées, Henri Guiano, la plume agile du président, étoffa le concept en le reliant à des considérations historiques et géopolitiques. L’évolution de l’Union européenne avec son élargissement à l’Est devrait être compensée par une ouverture au Sud qui redonnerait à la France son rôle central. Une brillante idée, qui donna chair à de vibrants discours, mais qui pose beaucoup plus de problèmes qu’elle n’en résout.
En premier lieu, « équilibrer au Sud l’élargissement à l’Est » équivaut à dire que l’évolution de l’Union européenne avantage l’Allemagne et que la France doit en être dédommagée. Or, cette évolution a été pilotée conjointement par Paris et Berlin sans que ce grief ne soit jamais évoqué. L’Allemagne n’a donc aucune raison d’accepter la tardive facture qu’on lui présente.
Deuxièmement, dire que « la France retrouvera ainsi son rôle central », c’est affirmer qu’elle se pense désormais comme une puissance maritime, donc qu’elle se pose en rivale du Royaume-Uni qui exerce sa souveraineté sur Gilbratar, règne sur la Méditerranée et y a multiplié les bases navales. La Couronne britannique attend de voir quelle contrepartie pourrait compenser cette prétention.
Troisièmement, mettre en balance l’Est et le Sud, c’est annoncer aux Polonais et autres Tchèques que les fonds structurels qui leur sont destinés vont se tarir au profit des Méditerranéens. Aucun pays de l’Est n’a de raison, à peine entré dans l’UE, de laisser filer ses avantages pécuniaires.
Bref, la bonne idée de M. Guaino n’a pas seulement agrémenté de beaux discours, elle a suscité beaucoup d’inquiètudes et levé bien des ennemis. Au demeurant, elle n’a pas calmé les Turcs pour qui « un tiens vaut mieux que deux tu l’auras ».
Vint enfin la besogneuse réaction des eurocrates. Pour eux, tout dossier concurrent de l’UE doit être condamné à la machine à broyer ; tandis que tout projet ajoutant de la complexité au système et produisant des postes à pourvoir et à répartir est le bienvenu. Surgissant de bureaux inconnus, situés dans des couloirs sans fin, des fonctionnaires de la Commission vinrent plaider pour les programmes en cours —pas toujours efficaces, mais sûrement coûteux et pétris de bonnes intentions— ; tandis que des fonctionnaires du Conseil réanimaient le moribond « Processus de Barcelone » et la comateuse « Politique de bon voisinage ». Une fourmilière d’experts, courant dans une jungle de comités, rédigèrent des myriades de notes de synthèse que l’on traduisit dans une kyrielle de langues exotiques avant de les classer dans des sous-sols sécurisés pour les générations futures.
Lorsque le bruit des imprimantes bruxelloises se tût, Henri Guaino mesura à Paris que la Méditerranée, loin d’être un espace abandonné depuis des siècles, est quadrillée de toutes parts.
Le pire était à venir.
Nicolas Sarkozy, habité par on ne sait lequel de ses démons, corsa un peu son plat en ajoutant cette épice de trop qui le rend inmangeable. L’Union de la Méditerranée allait permettre de dépasser les clivages anciens et de réconcilier les peuples. Bref, avec une appétissante carotte économique, on allait faire avaler aux pays arabes l’amére pilule israélienne qu’ils ne parviennent pas digérer depuis 60 ans.
À ce stade, l’incrédulité laisse place à la stupeur et à l’indignation. Le président tunisien, Ben Ali, qui ponctuait chaque déclaration sarkozyenne d’un communiqué approbateur, en devint muet. Son homologue algérien, Bouteflika, fut repris d’aigreurs estomac. Quand aux Turcs, également ulcérés, ils s’indignèrent qu’on les instrumente en cheval de Troie. À partir de ce moment, les puissances les plus diverses, dépassant leurs divergences, se liguèrent implicitement pour faire échouer le projet.
Comment éteindre l’incendie en dégonflant la baudruche
Dès les premiers jours, les Premiers ministres italien et espagnol, Romano Prodi et José-Luis Zapatero, se précipitèrent pour apporter leur « soutien » au président Sarkozy avec la vélocité des vigiles qui ont vu un éléphant entrer dans un magasin de porcelaine. Pour border le Français, l’Italien n’a cessé de répéter à la presse « Je vous prie de ne pas penser que cette proposition que nous sommes en train de formuler pour une grande politique de la Méditerranée est de quelque façon que ce soit une échappatoire pour résoudre le problème de nos relations avec la Turquie ». Tandis que l’Espagnol applaudissait à tout rompre en feignant de croire que Paris souhaitait relancer le « Processus de Barcelone » dont Madrid est en charge.
En définitive, le 20 décembre 2007, les trois hommes signèrent ensemble un Appel de Rome pour Union pour la Méditerranée et posèrent pour une photo historique. Nicolas Sarkozy était heureux car le cliché semble manifesté l’enthousiasme de ses partenaires pour sa bonne idée. Mais l’important est ailleurs : le président français n’est plus au centre, son initiative est enterrée sous les sourires. Le paragraphe final de l’Appel est sans ambiguïté : « Le Processus de Barcelone et la politique européenne de voisinage resteront, donc, centraux dans le partenariat entre l’Union européenne dans son ensemble et ses partenaires de la Méditerranée. L’Union pour la Méditerranée n’interfèrera ni dans le processus de stabilisation et d’association pour les pays concernés, ni dans le processus de négociation en cours entre l’Union européenne et la Croatie, d’une part, entre l’Union européenne et la Turquie, d’autre part. »
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