Après s’être marginalisée en Libye par son soutien jusqu’au bout à Mouammar Kadhafi, l’Algérie a fini par perdre son influence, même au Fezzan et dans le pays touareg qui faisaient traditionnellement partie de son aire d’influence.
Abdel Hamid Dbeibah, le nouveau chef du gouvernement libyen depuis le 15 mars 2021 a dès son investiture entamé une tournée diplomatique dans de nombreuses capitales. Il a également reçu les chefs de gouvernement de pays proches comme la Tunisie, l’Égypte et l’Italie, ou plus éloignés comme la Grèce. Mais il a attendu deux mois et demi avant de se rendre le 29 mai à Alger, simple étape d’un périple sur le chemin de l’Europe.
Depuis au moins un an, la marginalisation de l’Algérie sur le dossier libyen ne fait plus de doute, avec les négociations entre belligérants débutées en octobre 2020 qui ont abouti à l’accord actuel de gouvernement. Ces négociations menées pour l’essentiel à Tunis et à Skhirat (non loin de Rabat) ont vu se multiplier les allées et venues des acteurs libyens entre ces deux capitales maghrébines, enjambant à chaque fois Alger.
Depuis longtemps, ces acteurs libyens — favorables ou hostiles à l’Algérie — ne se font plus d’illusions sur ses capacités à exercer une influence sur la scène libyenne. Elle s’est d’abord marginalisée depuis son soutien jusqu’au-boutiste à Mouammar Kadhafi par peur d’une contagion des « printemps arabes », puis en allant jusqu’à accueillir toute sa famille en exil. Elle a fini par perdre son influence même au Fezzan et dans le pays touareg qui faisaient traditionnellement partie de son aire d’influence. Ainsi le maréchal Khalifa Haftar ne s’est pas limité à menacer publiquement l’Algérie, ce qui avait alors été pris pour une rodomontade. Il est ensuite passé à des provocations.
RÉTICENCES DES TOUAREGS
Lorsqu’en prélude à son attaque de Tripoli, Haftar tente deux mois plus tôt, en février 2019, de prendre le contrôle de la région du Fezzan, la présence effective de ses troupes se limite à Sebha, la capitale. Dans cette région qui a une longue frontière avec l’Algérie, il marque par procuration le passage des territoires sous son contrôle. Les Touaregs, comme la plupart des autres communautés, ont accordé leur allégeance à Khalifa Haftar, plaçant sous son autorité le champ pétrolifère d’El-Fil qu’ils contrôlaient. Mais le maréchal tint exceptionnellement à faire défiler et bivouaquer ses troupes à Ghât, une oasis proche de la frontière algérienne. Avant de les retirer 48 h plus tard.
Les Touaregs, soucieux de leurs bonnes relations avec l’Algérie frontalière, auraient voulu éviter cette démonstration de force. Ghât, à moins d’une dizaine de kilomètres de la frontière, fonctionne en interaction avec sa jumelle algérienne Djanet, à moins d’une cinquantaine de kilomètres. D’une façon générale, l’influence de l’Algérie est forte dans la région. On est dans le pays de la confédération targuie des Kell Ajjer répartie des deux côtés de la frontière, avec des parentés croisées qui tissent un continuum humain et qui avaient fait de Ghât une base arrière de la lutte contre la colonisation française puis de la lutte de libération de l’Algérie. La zaouia Tidjani, espace où se concluent depuis toujours les rencontres et accords entre les tribus targuies, située quasiment sur la frontière, a été une des bases du Front de libération nationale (FLN) durant la guerre d’indépendance, abritant armes, combattants et réunions. Le prestige de l’Algérie en est resté fort.
Ses réseaux sont servis par des parentés transfrontalières, comme l’illustrait le lien entre Mabrouka Sherif, la cheffe de la garde amazone de Kadhafi, native de Ghât, avec son oncle le sénateur Gouma de Djanet. Ce sénateur avait été nommé dans le tiers présidentiel1, ce qui, dans ces régions frontalières, signifie un apparentement au puissant Département du renseignement et de la sécurité (DRS), les services secrets algériens. Pourtant lorsque le conflit entre les Touaregs et les Toubous prend en 2016 le chemin de la réconciliation, c’est le Qatar qui parraine et structure les négociations côté Touaregs. Il le fait par le biais d’un sous-traitant, un intermittent du renseignement, le Mauritanien Mustapha Limane Chaffei. Les services algériens sont associés aux négociations pour les neutraliser. Lorsque le Tchadien Idriss Deby décide de s’y impliquer pour reprendre pied dans la Libye post-Kadhafi et surtout dans la communauté touboue qui fournit et abrite une partie de ses opposants, il pousse dans les négociations l’ancien président tchadien Goukouni Oueddei, Toubou lui-même et considéré comme un « homme de l’Algérie » où il a séjourné en exil. Deby continue à penser que l’Algérie est un acteur-clé qu’il ne faut pas se mettre à dos. Mais les Qataris, voyant d’abord dans le Tchad un allié de Haftar et des Émirats arabes unis, poussent Oueddei vers la sortie par Touaregs interposés, passant outre les intérêts de l’Algérie qu’ils privent d’une carte maîtresse.
Un an plus tard, en 2017, l’Algérie annonce en grande pompe la visite de son ministre des affaires étrangères dans le sud de la Libye. Les liens y sont forts avec l’Algérie, tissés depuis la fin du XIXe siècle et la colonisation française. Mais la visite du ministre tourne vite court. Après une brève escale à Ghât, il s’envole pour Tripoli en ignorant les autres villes du Fezzan et notamment sa capitale, Sebha, où il était attendu. La déception est alors grande, mais c’est aussi la certitude d’un affaiblissement de la puissance de l’Algérie, illustrée par ce qui a été interprété comme une fuite.
Cependant, les Algériens avaient utilisé auparavant le peu de puissance qui leur restait dans le périmètre de Ghât pour mettre à l’écart autoritairement — avec l’aide des Qataris — le Haut Conseil des Touaregs, constitué de jeunes qui s’étaient associés à la révolution, et le réduire à un cadre formel. Ils lui substituent un Conseil social des Touaregs et remettent en selle les deux caciques touaregs du régime de Kadhafi : Hocine El-Kaouni, l’ancien responsable des « comités populaires » de Ghât, et Ali Kena, le responsable de la milice targuie El-Mawaghir.
LA JONCTION AVEC LES IMAZIGHEN
Face aux tentatives de Haftar de s’implanter au Fezzan, l’unanimité se fait dans les communautés du Fezzan pour désigner Ali Kena comme chef de la région militaire du Fezzan. Paradoxalement, l’Algérie s’y oppose, ajoutant son refus à celui des puissances comme la France et les Émirats arabes unis qui le voyaient plutôt comme un homme des Algériens. Ces pressions paralyseront longtemps Fayez Al-Sarraj, premier ministre depuis décembre 2015, et l’empêchent de nommer un gouverneur militaire au Fezzan, laissant un vide qui favorise Haftar.
En lâchant Ali Kena, les Algériens perdent la dernière branche par laquelle ils pouvaient se raccrocher à la Libye. Leur attitude se fonde sur une double méfiance, à l’égard d’une minorité ethnique ayant son prolongement en Algérie, mais surtout face aux prémices d’une alliance entre Touaregs et Imazighen du djebel Nefoussa. Les Touaregs avaient majoritairement soutenu Kadhafi. Cependant une de leurs deux branches2, celle minoritaire de Terga, avait dès son début rejoint la révolution en emboitant le pas aux Zintan du Djebel auxquels les liait une très ancienne alliance tribale.
Dans les combats en juillet-août 2011 autour du djebel puis de la prise de Tripoli se fit la jonction avec les Imazighen qui tentèrent de structurer une alliance incluant les Touaregs sahéliens inquiets pour leur devenir en Libye, où, contrairement aux promesses de Kadhafi, la plupart d’entre eux n’ont pas étés naturalisés. À la chute de Kadhafi, les troupes amazighes sont les seules à entrer dans le pays targui pour prévenir d’éventuelles représailles contre ces derniers et leur tendre la main. Lorsque le leader amazigh Fethi Ben Khalifa lance son parti Lebou (en référence à la tribu amazighe qui occupait la région et donnera son nom au pays), il ne le fait pas au djebel Nefoussa, môle de peuplement des Imazighen libyens, mais à Oubari en pays targui où se trouvent les membres de la branche Terga et les Touaregs du Sahel.
Pour le régime algérien, préoccupé de se prémunir d’une contestation interne dont la Kabylie est un des épicentres, mais dont l’influence s’étend au Sahara, au Mzab particulièrement, la constitution d’un tel axe autour de l’amazighité est vue comme une menace qu’il faut endiguer. Aussi l’Algérie s’emploie-t-elle à brider l’action des Touaregs. Elle se tourne vers les Frères musulmans par l’intermédiaire du Qatar, d’autant qu’un de leurs leaders libyens, Abdelkader Touhami, est responsable des services du gouvernement Sarraj jusqu’à sa mort à la fin de l’année 2020. De surcroit, il est originaire du Fezzan. Mais les Frères connaissent eux-mêmes une crise profonde, avec une hémorragie de cadres et une érosion continue de leur influence, et ont moins à offrir à l’Algérie qu’à en attendre. Vivant sous la menace existentielle que fait peser sur eux le puissant voisin égyptien, ils tournent casaque et s’engagent dans une opération de séduction de son allié le maréchal Haftar en prenant leurs distances avec l’Algérie dont ils comprennent l’impuissance, la laissant sans relais en Libye.
L’Algérie se retrouve acculée dans une position passive. Pour se protéger des retombées du conflit, elle se lance à grands frais dans la construction d’un mur allègrement franchi au quotidien par les Touaregs, y compris pour se rendre au Niger dont l’accès direct leur est barré par leurs rivaux toubous.
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