Maroc. Cette « stratégie sexuelle » qui lamine les journalistes
Soulaimane Raissouni, rédacteur en chef du journal indépendant Akhbar Al-Yaoum, a été arrêté le 22 mai et sera jugé le 20 juillet. Comme à deux autres journalistes du quotidien il y a deux ans, on lui reproche des faits liés au « sexe ». Les dernières voix libres au Maroc accusent le pouvoir d’instrumentaliser la justice pour faire taire la presse. Pendant que les services secrets exercent une emprise de plus en plus forte dans la vie politique, en manipulant des médias spécialisés dans le mensonge et la diffamation.
Casablanca, vendredi 22 mai 2020. Des policiers en civil arrêtent le journaliste Soulaimane Raissouni, 48 ans, alors qu’il s’apprête à descendre de voiture en compagnie de sa belle-mère. Les autorités l’accusent du « viol avec violence et séquestration » d’un jeune homme homosexuel. Il risque dix ans de prison selon les dispositions de l’article 485 du Code pénal. Sa maison est fouillée trois jours plus tard. La police se base sur un post Facebook signé Adam Muhammed, un pseudonyme. Ce dernier déclare avoir été victime d’une « tentative de viol » en 2018, sans citer le nom du journaliste.
Post Adam Muhammed sur Facebook
La préfecture de police de Marrakech convoque la présumée victime le 21 mai avec mention « très urgent ».
Convocation d’Adam Muhammed
Cinq jours avant cette arrestation, un article du site Chouf TV, un média « srabs » (version arabisée de services secrets), a quasiment tout prédit. Titré « Petite Souleiminette, c’est l’avant-dernier avertissement avant de te détruire ! », ou accompagné d’une affiche inspirée des posters événementiels, l’article annonce même la date de l’Aïd al-Fitr (fête de fin du ramadan) pour « sacrifier » le journaliste. L’article, signé Abou Wael Al-Rifi — un pseudonyme à connotation « djihadiste » — promet au journaliste « un show », « un enfer », « une journée historique ». L’auteur ajoute sur le même ton menaçant : « Et nous verrons bien si tu vas pouvoir continuer tes acrobaties ». Effectivement, Soulaimane Raissouni passera l’Aïd (le 24 mai) derrière les barreaux. Chouf TV était d’ailleurs présente pour filmer son arrestation…
UNE CRITIQUE DES SERVICES SECRETS
Rédacteur en chef du quotidien arabophone Akhbar Al-Yaoum, Soulaimane Raissouni s’est fait connaître par ses éditoriaux virulents contre le Palais et les services de renseignement. Le 8 janvier 2020, il critique la place de plus en plus prépondérante du patron du renseignement, Abdellatif Hammouchi, et son rôle dans la prolifération des médias de diffamation. Il affirme que « La quête de démocratie et la mise en place de mécanismes judiciaires balayeront les journalistes spécialistes de la diffamation, avec leurs chefs secrets ou connus de tous qui sont dans les cercles du pouvoir ».
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Il n’est pas fréquent que des journalistes évoquent le nom d’Abdellatif Hammouchi, directeur général à la fois de la Direction générale de la sûreté nationale (DGSN) et de la Direction générale de la surveillance du territoire (DGST). Pourtant, le 15 juin 2020, plusieurs médias ont publié — dans ce qui s’apparente à une opération de communication bien organisée — un article biographique présentant l’homme comme un superhéros. « La fabuleuse histoire de Abdellatif Hammouchi, l’homme qui ne dort jamais », a titré Le 360, média appartenant à Mounir Majidi, le secrétaire particulier du roi. Le portrait en question est adapté selon la langue du média et son public : si les médias francophones mettent l’accent sur Hammouchi « l’infatigable réformateur », les médias arabophones insistent davantage sur le côté pieux d’un homme qui « offre mensuellement une partie de son salaire, lit le Coran à l’aube de chaque jour, ne rate aucune prière et ne se sépare jamais de son chapelet ».
DES MESSAGES CODÉS VIA DES SITES « INSPIRÉS »
La réponse des « Services » à l’éditorial de Soulaimane Raissouni n’a pas tardé. Le 12 janvier, le site Cawalisse publie « Oui Hammouchi est un brave homme et un responsable exemplaire ! », un article qui accuse Raissouni d’orchestrer des « complots » et d’avoir recours à des « manœuvres méprisables » contre Hammouchi. Le site ne rate pas l’occasion de traiter le journaliste de tous les noms en l’insultant, ainsi que sa famille. Depuis cette date, les campagnes de diffamation à l’encontre du journaliste se sont intensifiées. Certains des articles ressemblent plus à des messages codés envoyés directement à Raissouni qu’à des articles destinés au grand public.
Il y a eu des précédents. Le 13 septembre 2019, Barlamane, un autre média des Services, dirigé par l’ancien gouverneur chargé de la communication au ministère de l’intérieur, Mohamed Khabbachi1 faisait déjà allusion à une éventuelle affaire de mœurs homosexuelles contre Soulaimane Raissouni. Dans un langage qui se veut poétique, avec des phrases parfois inspirées des textes coraniques où Dieu parle du Jugement dernier, on peut lire dans un passage : « Soulaimane, nous avons honte de révéler tes actions à Marrakech. Il viendra un jour où nous ouvrirons le livre de ta vie dans toute sa noirceur. Même les animaux s’abstiennent de ce genre de pratiques honteuses ». L’article est titré « Les scandales de la famille Raissouni dont même Satan a honte ». En l’espace de deux ans, ce site a consacré, intégralement ou partiellement, une soixantaine d’articles contre Soulaimane Raissouni.
DES TENTATIVES D’ASPHYXIE FINANCIÈRE
Créé en mars 2009, Akhbar Al-Yaoum s’est voulu un journal politique pluraliste dans lequel se côtoient des opinions de gauche et islamiques modérées. Le journal a réussi à s’imposer dans le paysage médiatique offrant une ligne éditoriale plutôt progressiste et équilibrée, malgré certaines accusations sur une proximité avec le Parti de la justice et du développement (PJD, parti islamiste qui dirige le gouvernement depuis 2012). Dans les faits, c’est le ton critique du journal, ainsi que ses révélations, qui dérangent le pouvoir. Les procès contre Akhbar Al-Yaoum n’ont d’ailleurs pas tardé à débuter. Dès octobre 2009, le quotidien est poursuivi en justice à cause d’une caricature du prince Ismaïl, cousin de Mohamed VI. Le ministre de l’intérieur décide alors de le fermer avant qu’il ne réapparaisse deux mois plus tard, sous le même nom avec en plus la mention Al-Maghribia en tout petits caractères.
Exclu récemment du fonds d’aides publiques octroyé à la presse écrite2, Akhbar Al-Yaoum a également subi, en 2015, une tentative d’asphyxie financière due à un boycott publicitaire voulu par le milliardaire et ministre de l’agriculture, Aziz Akhannouch. Il faisait suite à des révélations sur la gestion du Fonds de développement rural (FDR), destiné à la lutte contre les disparités du monde rural, et doté d’un budget de 55 milliards de dirhams (5 milliards d’euros environ). Le journal avait dévoilé que l’influent Akhannouch aurait orchestré le transfert de tutelle du FDR en sa faveur, écartant ainsi le chef du gouvernement de la gestion de ce fonds.
En juin 2012, le quotidien révèle, documents à l’appui, que l’ex-ministre des finances et le trésorier général du royaume s’étaient mutuellement attribué des « primes exceptionnelles », issues d’une caisse noire de la Trésorerie générale du royaume, à hauteur de 80 000 dirhams/mois (7 300 euros environ) pour le premier et 97 772 dirhams/mois (8 900 euros environ) pour le second. Au lieu de poursuivre ces derniers en justice, c’est un haut fonctionnaire, Abdelmajid Elouiz, suspecté d’avoir donné les informations au journal, qui a été finalement condamné à deux mois de prison avec sursis pour divulgation d’un document officiel.
QUINZE ANS DE PRISON CONTRE L’ANCIEN DIRECTEUR DU JOURNAL
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Soulaimane Raissouni, rédacteur en chef du journal indépendant Akhbar Al-Yaoum, a été arrêté le 22 mai et sera jugé le 20 juillet. Comme à deux autres journalistes du quotidien il y a deux ans, on lui reproche des faits liés au « sexe ». Les dernières voix libres au Maroc accusent le pouvoir d’instrumentaliser la justice pour faire taire la presse. Pendant que les services secrets exercent une emprise de plus en plus forte dans la vie politique, en manipulant des médias spécialisés dans le mensonge et la diffamation.
- IAS > SOCIÉTÉS > POLITIQUES > HICHAM MANSOURI > 16 JUILLET 2020
- Rabat, 2 octobre 2019. — Manifestation pour la libération de Hajar Raissouni
Casablanca, vendredi 22 mai 2020. Des policiers en civil arrêtent le journaliste Soulaimane Raissouni, 48 ans, alors qu’il s’apprête à descendre de voiture en compagnie de sa belle-mère. Les autorités l’accusent du « viol avec violence et séquestration » d’un jeune homme homosexuel. Il risque dix ans de prison selon les dispositions de l’article 485 du Code pénal. Sa maison est fouillée trois jours plus tard. La police se base sur un post Facebook signé Adam Muhammed, un pseudonyme. Ce dernier déclare avoir été victime d’une « tentative de viol » en 2018, sans citer le nom du journaliste.

La préfecture de police de Marrakech convoque la présumée victime le 21 mai avec mention « très urgent ».

Cinq jours avant cette arrestation, un article du site Chouf TV, un média « srabs » (version arabisée de services secrets), a quasiment tout prédit. Titré « Petite Souleiminette, c’est l’avant-dernier avertissement avant de te détruire ! », ou accompagné d’une affiche inspirée des posters événementiels, l’article annonce même la date de l’Aïd al-Fitr (fête de fin du ramadan) pour « sacrifier » le journaliste. L’article, signé Abou Wael Al-Rifi — un pseudonyme à connotation « djihadiste » — promet au journaliste « un show », « un enfer », « une journée historique ». L’auteur ajoute sur le même ton menaçant : « Et nous verrons bien si tu vas pouvoir continuer tes acrobaties ». Effectivement, Soulaimane Raissouni passera l’Aïd (le 24 mai) derrière les barreaux. Chouf TV était d’ailleurs présente pour filmer son arrestation…
UNE CRITIQUE DES SERVICES SECRETS
Rédacteur en chef du quotidien arabophone Akhbar Al-Yaoum, Soulaimane Raissouni s’est fait connaître par ses éditoriaux virulents contre le Palais et les services de renseignement. Le 8 janvier 2020, il critique la place de plus en plus prépondérante du patron du renseignement, Abdellatif Hammouchi, et son rôle dans la prolifération des médias de diffamation. Il affirme que « La quête de démocratie et la mise en place de mécanismes judiciaires balayeront les journalistes spécialistes de la diffamation, avec leurs chefs secrets ou connus de tous qui sont dans les cercles du pouvoir ».
ABONNEZ-VOUS GRATUITEMENT À LA LETTRE D’INFORMATION HEBDOMADAIRE D’ORIENT XXI
Il n’est pas fréquent que des journalistes évoquent le nom d’Abdellatif Hammouchi, directeur général à la fois de la Direction générale de la sûreté nationale (DGSN) et de la Direction générale de la surveillance du territoire (DGST). Pourtant, le 15 juin 2020, plusieurs médias ont publié — dans ce qui s’apparente à une opération de communication bien organisée — un article biographique présentant l’homme comme un superhéros. « La fabuleuse histoire de Abdellatif Hammouchi, l’homme qui ne dort jamais », a titré Le 360, média appartenant à Mounir Majidi, le secrétaire particulier du roi. Le portrait en question est adapté selon la langue du média et son public : si les médias francophones mettent l’accent sur Hammouchi « l’infatigable réformateur », les médias arabophones insistent davantage sur le côté pieux d’un homme qui « offre mensuellement une partie de son salaire, lit le Coran à l’aube de chaque jour, ne rate aucune prière et ne se sépare jamais de son chapelet ».
DES MESSAGES CODÉS VIA DES SITES « INSPIRÉS »
La réponse des « Services » à l’éditorial de Soulaimane Raissouni n’a pas tardé. Le 12 janvier, le site Cawalisse publie « Oui Hammouchi est un brave homme et un responsable exemplaire ! », un article qui accuse Raissouni d’orchestrer des « complots » et d’avoir recours à des « manœuvres méprisables » contre Hammouchi. Le site ne rate pas l’occasion de traiter le journaliste de tous les noms en l’insultant, ainsi que sa famille. Depuis cette date, les campagnes de diffamation à l’encontre du journaliste se sont intensifiées. Certains des articles ressemblent plus à des messages codés envoyés directement à Raissouni qu’à des articles destinés au grand public.
Il y a eu des précédents. Le 13 septembre 2019, Barlamane, un autre média des Services, dirigé par l’ancien gouverneur chargé de la communication au ministère de l’intérieur, Mohamed Khabbachi1 faisait déjà allusion à une éventuelle affaire de mœurs homosexuelles contre Soulaimane Raissouni. Dans un langage qui se veut poétique, avec des phrases parfois inspirées des textes coraniques où Dieu parle du Jugement dernier, on peut lire dans un passage : « Soulaimane, nous avons honte de révéler tes actions à Marrakech. Il viendra un jour où nous ouvrirons le livre de ta vie dans toute sa noirceur. Même les animaux s’abstiennent de ce genre de pratiques honteuses ». L’article est titré « Les scandales de la famille Raissouni dont même Satan a honte ». En l’espace de deux ans, ce site a consacré, intégralement ou partiellement, une soixantaine d’articles contre Soulaimane Raissouni.
DES TENTATIVES D’ASPHYXIE FINANCIÈRE
Créé en mars 2009, Akhbar Al-Yaoum s’est voulu un journal politique pluraliste dans lequel se côtoient des opinions de gauche et islamiques modérées. Le journal a réussi à s’imposer dans le paysage médiatique offrant une ligne éditoriale plutôt progressiste et équilibrée, malgré certaines accusations sur une proximité avec le Parti de la justice et du développement (PJD, parti islamiste qui dirige le gouvernement depuis 2012). Dans les faits, c’est le ton critique du journal, ainsi que ses révélations, qui dérangent le pouvoir. Les procès contre Akhbar Al-Yaoum n’ont d’ailleurs pas tardé à débuter. Dès octobre 2009, le quotidien est poursuivi en justice à cause d’une caricature du prince Ismaïl, cousin de Mohamed VI. Le ministre de l’intérieur décide alors de le fermer avant qu’il ne réapparaisse deux mois plus tard, sous le même nom avec en plus la mention Al-Maghribia en tout petits caractères.
Exclu récemment du fonds d’aides publiques octroyé à la presse écrite2, Akhbar Al-Yaoum a également subi, en 2015, une tentative d’asphyxie financière due à un boycott publicitaire voulu par le milliardaire et ministre de l’agriculture, Aziz Akhannouch. Il faisait suite à des révélations sur la gestion du Fonds de développement rural (FDR), destiné à la lutte contre les disparités du monde rural, et doté d’un budget de 55 milliards de dirhams (5 milliards d’euros environ). Le journal avait dévoilé que l’influent Akhannouch aurait orchestré le transfert de tutelle du FDR en sa faveur, écartant ainsi le chef du gouvernement de la gestion de ce fonds.
En juin 2012, le quotidien révèle, documents à l’appui, que l’ex-ministre des finances et le trésorier général du royaume s’étaient mutuellement attribué des « primes exceptionnelles », issues d’une caisse noire de la Trésorerie générale du royaume, à hauteur de 80 000 dirhams/mois (7 300 euros environ) pour le premier et 97 772 dirhams/mois (8 900 euros environ) pour le second. Au lieu de poursuivre ces derniers en justice, c’est un haut fonctionnaire, Abdelmajid Elouiz, suspecté d’avoir donné les informations au journal, qui a été finalement condamné à deux mois de prison avec sursis pour divulgation d’un document officiel.

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